LA LUMIÈRE, SYMBOLE RELIGIEUX ENTRE IMMANENCE ET TRANSCENDANCE – GIANFRANCO RAVASI
22 septembre, 2015http://www.cultura.va/content/cultura/fr/organico/cardinale-presidente/texts/lux.html
LA LUMIÈRE, SYMBOLE RELIGIEUX ENTRE IMMANENCE ET TRANSCENDANCE
Card. GIANFRANCO RAVASI
La lumière, archétype symbolique universel
Dans toutes les civilisations, la lumière est perçue non seulement comme un phénomène physique mais aussi comme un archétype symbolique doté d’un spectre infini de radiations métaphoriques, par dessus tout à caractère religieux. La première est de nature cosmologique : l’entrée de la lumière marque l’incipit absolu de l’être et de l’existence de tout le créé. Le commencement de la Bible, qui demeure encore le « grand code » de la culture occidentale, est en ce sens emblématique : Wayy’omer ʼelohȋm: Yehȋ ʼôr. Wayyehȋ ʼôr, « Dieu dit : “Que la lumière soit !” et la lumière fut ! » (Genèse 1,3). Un événement divin retentissant, une sorte de Big Bang transcendant génère une épiphanie lumineuse : le silence et les ténèbres du néant se déchirent pour permettre le fleurissement de la création.
Dans l’antique culture égyptienne elle-même, l’irisation de la lumière accompagne l’aube cosmique originelle. Elle est marquée par un grand nymphéa qui sort des eaux primordiales et enfante le soleil. Et cet astre deviendra le cœur même de la théologie pharaonique, en particulier à travers les divinités solaires d’Amon et Aton, lequel deviendra, avec Aménophis IV – Akhenaton (XIVème sc. av. Jésus-Christ), le centre d’une espèce de réforme monothéiste exaltée par le pharaon lui-même dans son splendide Hymne à Aton, le disque solaire.
D’une manière similaire, la théologie indienne archaïque du Rig-Veda considérait la divinité créatrice Prajapati comme un son primordial explosant en une myriade de lumières, de créatures, d’harmonies. Ce n’est pas un hasard si, dans un autre mouvement religieux provenant de la même région, son fondateur assumera le titre sacré de Bouddha, qui signifie précisément « l’illuminé ». Et pour en arriver à une époque historique plus proche de la nôtre, l’Islam lui-même choisira la lumière comme symbole théologique. Cela est d’autant plus vrai qu’une entière « sourate » du Coran, la XXIVème, a pour titre An-nûr, « la Lumière ». Un de ses versets connaîtra un énorme succès et une exégèse allégorique de grande profondeur dans la tradition « soufie » (en particulier chez le penseur mystique al-Ghazali du XI-XIIème)
Il s’agit du verset 35 qui clame ainsi : « Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une lampe posée sur une niche. La lampe est dans un cristal, semblable à un astre de grand éclat et son combustible vient d’un olivier béni… Dieu est lumière sur lumière. Dieu guide celui qu’il aime vers Sa lumière. » Nous pourrions continuer longtemps cette liste d’exemples en nous référant aux multiples expressions culturelles et religieuses de l’Orient et de l’Occident qui adoptent, comme charnière théologique, un donné qui est à la racine commune de toute expérience humaine existentielle. La vie, en effet, est une « entrée dans la lumière » (c’est ainsi que de nombreuses langues définissent la naissance) ; elle consiste à vivre à la lumière du soleil, ou à être guidé dans la nuit par la lumière de la lune et des étoiles.
La lumière comme symbole “théo-logique”
Etant données les limites de notre analyse, nous nous contenterons maintenant de deux observations essentielles dans le but d’aider à percevoir la complexité de l’élaboration symbolique qui s’est construite sur cette réalité cosmique. D’un côté, nous approfondirons la dimension « théo-logique » de la lumière qui en fait une analogie pour parler de Dieu ; d’un autre coté, nous examinerons la dialectique « lumière-ténèbres » avec sa valeur morale et spirituelle. Nous illustrerons nos propos à partir de la Bible qui a produit, pour la culture occidentale, un « lexique » conceptuel et iconographique fondamental. Elle nous offre un paradigme systématique et général tout à fait exemplaire, doué d’une cohérence interne particulièrement significative. Les Ecritures judéo-chrétiennes ont été, entre autres, une référence culturelle capitale durant des siècles entiers, ce que reconnaissait un témoin irrécusable, le philosophe Friederich Nietzsche : « Entre ce que nous ressentons à la lecture des Psaumes et ce que nous éprouvons à la lecture de Pindare et Pétrarque, disait-il, il y a la même différence qu’entre la patrie et la terre étrangère… » (“Matériel préparatoire” pour Aurore).
A la différence des autres civilisations qui, dit d’une manière simplifiée, identifient la lumière (surtout solaire) avec la divinité elle-même, la Bible introduit une distinction significative : la lumière n’est pas Dieu, mais Dieu est lumière. Elle exclut ainsi une interprétation panthéiste réaliste, et elle introduit une perspective symbolique qui conserve la transcendance tout en affirmant une présence de la divinité dans la lumière, tout en demeurant cependant « œuvre de ses mains ». C’est ainsi que doivent être comprises les affirmations parsemées dans les écrits néotestamentaires attribuées à l’évangéliste Jean. Il y est dit : ho Theòs phôs estín, « Dieu est lumière » (1 Jn 1,8). C’est ainsi du reste que Christ lui-même s’autoproclame : egô eímì to phôs tou kósmou, « Je suis la lumière du monde » (Jn 8,12). Le chef d’œuvre littéraire et théologique qu’est le prologue de l’Evangile de Jean, va dans le même sens quand il présente le Lógos, le Verbe-Christ, comme « la véritable lumière qui illumine tout homme » (1,9).
Cette dernière expression est significative. La lumière est prise comme symbole de la révélation de Dieu et de sa présence dans l’histoire. D’un côté, Dieu est transcendant, ce qui est exprimé par le fait que la lumière est externe à nous, qu’elle nous précède, nous excède et nous dépasse. Dieu, cependant, est aussi présent et actif dans la création et dans l’histoire humaine, il s’y montre immanent, et ceci est illustré dans le fait que la lumière nous enveloppe, nous distingue, nous réchauffe et nous envahit. Voici pourquoi le fidèle lui-même devient lumineux : que l’on pense à Moïse irradié de lumière après avoir dialogué avec Dieu sur le sommet du Sinaï (Ex 34, 33-35). Le juste lui-même devient source de lumière une fois qu’il s’est laissé envelopper par la lumière divine, ainsi que Jésus l’affirme dans son célèbre « discours sur la montagne » : « Vous êtes la lumière du monde… Que votre lumière brille aux yeux des hommes » (Mt 5, 14.16).
Toujours dans cette même ligne, si la tradition pythagoricienne imaginait que les âmes des justes défunts se transformaient dans les étoiles de la Voie lactée, le livre biblique de Daniel assume peut-être cette intuition mais la libère de son réalisme immanentiste en la transformant en une métaphore éthico-eschatologique : « Les sages resplendiront comme la splendeur du firmament, eux qui ont rendu la multitude juste, comme les étoiles à tout jamais » (12,3). Dans le christianisme romain des premiers siècles – après que la date du 25 décembre ait été choisie pour fêter la naissance du Christ (cette date était celle de la fête païenne du dieu Soleil qui avait lieu au solstice d’hiver, au commencement de la croissance de la lumière, après son humiliation par l’obscurité hivernale) – on commencera à définir le chrétien, sur les inscription funéraires, comme un eliópais, un « fils du Soleil ». La lumière irradiée par le Christ-Soleil était, ainsi, destinée à envelopper aussi le chrétien.
Dans la tradition chrétienne successive, au contraire, une sorte de système solaire théologique va être élaboré : le Christ est le soleil ; l’Eglise est la lune qui brille d’une lumière réfléchie ; les chrétiens sont les astres, non dotés cependant d’une lumière propre mais illuminés par la lumière céleste suprême. Qu’il s’agisse d’une vision essentiellement symbolique et destinée à exalter la révélation et la communion entre la transcendance divine et la réalité humaine historique, apparaît évident dans un passage surprenant mais cohérent du dernier des livres de la Bible, l’Apocalypse. Une description de la cité idéale d’un futur eschatologique parfait y est faite à travers l’image de la Jérusalem nouvelle et céleste, et il y est proclamé : « Il n’y aura plus de nuit, nul n’aura besoin de la lumière du flambeau ni de la lumière du soleil, car le Seigneur répandra sur eux sa lumière » (22, 5). La communion de l’humanité avec Dieu sera alors totale et les symboles disparaîtront pour laisser place à la vérité de la rencontre dans le face à face éternel.
La dialectique lumière-ténèbres
Il est intéressant de noter que, dans le texte cité, il est fait mention de la fin de la nuit, et donc du rythme circadien. Il s’agit d’un tópos caractéristique de l’eschatologie (c’est-à-dire de la fin des temps), comme on le lit dans le livre du prophète Zacharie qui, quand il décrit l’achèvement de l’histoire, la représente comme « un jour unique : il n’y aura plus de jour et de nuit, mais à l’heure du soir brillera la lumière ». Actuellement, dans le cours de l’histoire, le rythme quotidien entre lumière et obscurité demeure, et il devient lui aussi un signe de nature éthico-métaphysique. Nous entendons parler de la dialectique de la lumière et des ténèbres qui apparaît déjà dans le texte déjà cité du livre de la Genèse. L’acte divin créateur, exprimé à travers l’image de la « séparation », met de l’ordre dans le « désordre » du néant : « Dieu vit que la lumière était chose bonne/belle, et Dieu sépara la lumière de la ténèbre. Dieu appela la lumière jour, et la ténèbre il l’appela nuit. »
La définition de la lumière comme réalité tôb est significative. Tôb est un adjectif hébraïque qui est tout à la fois éthique, esthétique et pratique, et il désigne pour cela quelque chose de bon, de beau et d’utile. Par contraste, dès lors, la ténèbre apparaît comme la négation de l’être, de la vie, du bien et de la vérité. Pour cette raison, alors que le zénith paradisiaque est immergé dans la splendeur de la lumière, le nadir infernal est enveloppé d’obscurité. C’est ce que l’on peut lire dans le livre biblique de Job où les enfers sont décris comme « le pays de ténèbre et d’ombre de mort, le pays où l’aurore est nuit noire, où l’ombre de mort couvre le désordre et la clarté y est nuit noire » (10, 21-22).
Pour la même raison, l’antithèse lumière-ténèbres se transforme en un paradigme moral et spirituel. C’est ce qui apparaît dans de nombreuses cultures et atteint son sommet dans l’hymne-prologue de l’Evangile de Jean déjà cité, où la lumière du Verbe divin « brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas vaincue » (1,5). Un peu plus loin, dans ce quatrième Evangile, il est écrit : « La lumière est venue dans le monde, mais les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière… Quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière… Quiconque fait la vérité vient à la lumière » (Jn 3, 19-21). Et provenant de la communauté juive du Ier sc. av. J.C., un texte que l’on a découvert à Qumran le long des rives occidentales de la Mer morte, décrit « la guerre des fils de la lumière contre les fils des ténèbres », suivant un modèle symbolique constant pour définir le contraste entre le bien et le mal, entre les élus et les réprouvés.
Ce dualisme se reflète aussi dans l’opposition anges et démons, ou dans les principes opposés du yang et du yin, dans les divinités qui luttent entre elles comme le Marduk créateur et la Tiamat destructrice de la cosmologie babylonienne, come Ormuzd (ou Ahura Mazda) et Ahriman du culte mazdéen chez les Perses, ou encore comme Deva et Asura de l’hindouisme. Cette même dialectique acquiert une nouvelle forme dans l’horizon mystique, si l’on songe au thème de la « nuit obscure » introduit par le grand auteur mystique et poète espagnol du XVIème, saint Jean de la Croix. Dans ce cas, le tourment, l’épreuve et l’attente de la nuit de l’esprit sont comme le sein fécond qui précède la génération de la lumière de la révélation et de la rencontre avec Dieu.
En synthèse, nous pouvons partager l’affirmation d’Ariel, dans le Faust de Goethe : Welch Getöse bringt das Licht!, « Quel vacarme apporte la lumière ! » (II, acte I, v. 4671). Celle-ci, en effet, est un signe glorieux et vital, il est une métaphore sacrée et transcendante, mais il n’est pas inoffensif parce qu’il génère des tensions avec son contraire, la ténèbre, en se transformant en un symbole de la lutte morale et existentielle. Son irradiation, donc, du cosmos perce dans l’histoire, de l’infini descend dans le fini ; et c’est pour cela que l’humanité aspire à la lumière, comme dans le cri final que l’on attribue à ce même Goethe, Mehr Licht!, « plus de lumière » : en un sens physique à cause du fait de se voiler les yeux dans l’agonie, mais aussi dans un sens existentiel et spirituel d’aspiration à une épiphanie suprême de lumière. C’est ce qu’invoque l’antique poète juif des Psaumes : « Car chez toi est la fontaine de la vie, à ta lumière nous voyons la lumière ! » (Ps 36, 10).