LES MÈRES DU DÉSERT – UN APERÇU DE LA TRADITION ANACHORÉTIQUE FÉMININE
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LES MÈRES DU DÉSERT
UN APERÇU DE LA TRADITION ANACHORÉTIQUE FÉMININE
depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen-Âge occidental
par Margot H. King
Résurrection d’une femme sainte
Ce texte constitue une première approche d’une étude de la tradition anachorétique féminine, depuis ses origines en Orient chrétien et aussi à Rome, jusqu’au Moyen-Âge en Europe occidentale. Publié pour la première fois en 1983 dans la revue Fourteenth Century Mystics Newsletter 9, puis repris en 1984 dans Peregrina Papers, son auteur le concevait comme une esquisse d’un vaste projet de recherche. Nous produisons ici, avec l’aimable autorisation de l’auteur, une traduction française du texte, à laquelle nous avons ajouté, dans la mesure du possible, les dates des fêtes des saintes mentionnées dans Le Synaxaire, Vies de saints de l’Église orthodoxe. Pour des raisons techniques, les renvois aux notes de bas de page ne sont des hyperliens valides. Les notes n’ont pas été traduites.
Presque toutes les études de la tradition érémitique de l’Europe médiévale mentionnent en passant le très grand nombre de recluses. Ainsi, lorsque j’ai entrepris cette étude en 1980, j’étais étonnée de constater que très peu d’études avait été publiées sur ce phénomène : celle de Francesca Steele sur les anachorètes du Moyen-Âge, éditée il y a 70 ans, et l’étude fondamentale de Rotha May Clay sur les ermites anglais médiévaux, dont la première publication remonte à 1914.1
Et pourtant il y avait des milliers de recluses – j’oserais même dire des dizaines de milliers. Vandenbrouck, par exemple, signalait qu’en 1320 il y avait 320 recluses seulement à Rome2, et Sainsaulieu a dénombré 455 reclus des deux sexes en France avant le Xe siècle et 3,000 dans les siècles postérieurs.3 Encore plus extraordinaire et étonnant est le fait rapporté par le père Delehave déjà en 1908 au sujet d’un monastère syriaque du IXe siècle où vivaient une centaine de femmes stylites.4 Lorsque j’ai initié mes recherches en ce domaine – en dépit de mon accès restreint aux sources primaires – j’ai localisé en moins de 18 mois environ 1,100 Mères du désert connues de nom et 900 recluses anonymes, entre les VIe et XVe siècles. Il était évident que je ne faisais qu’effleurer le sujet. Ainsi, une étude de la tradition anachorétique féminine est un projet de vaste envergure et cet essai n’a d’autre prétention que d’être une introduction superficielle au sujet, dont l’importance ne peut être niée.
Bien que ces femmes menaient des vies de solitude, dans la prière et la contemplation, elles exerçaient une influence politique et spirituelle profonde sur la société.5 Elles conseillaient les puissants du monde et, en dépit d’une censure, elles agissaient en tant que conseillères spirituelles et même confesseurs auprès des laïcs.6 Je souhaite donc que cette présentation sommaire des Mères du désert éveille la curiosité d’autres chercheurs et qu’en unissant nos forces, nous puissions mieux décrire et comprendre ce phénomène remarquable.
LES MÈRES DU DÉSERT DE L’ORIENT CHRÉTIEN
Le choix de l’expression « Mères du désert » doit son origine à une tentative, quelque peu légère, de contrebalancer la vision courte, sans doute involontaire, d’historiens du monachisme, qui, semble-t-il, voyaient les déserts d’Égypte habités exclusivement par des hommes et donc, l’histoire du monachisme comme un phénomène presque exclusivement masculin. Si Paul de Thèbes (IVe siècle, 15 janvier) et Antoine le Grand (IVe siècle, 17 janvier) et leur successeurs égyptiens sont appelés patres, pourquoi ne pas appliquer le féminin équivalent matres à Sarra(Ve siècle, 13 juillet), Synclétique (IVe siècle, 13 janvier) et leurs successeurs ? J’ai découvert par la suite qu’ainsi que comme on appelait Antoine abba (père), ainsi on nommait Sarra amma (mère), qui, avec Synclétique,7 est une des seules femmes dont les sentences sont conservées parmi les apophtegmes des Pères.8 Quand j’ai réalisé que Sarra et Synclétique étaient considérées comme les précurseurs de la vie solitaire dans le Ancrene Riwle, 9 une règle anglaise pour les anachorètes écrite au XIIe ou au XIIIe siècle, il était clair que l’expression » Mères du désert » reflétait une réalité effective.
En fait une nouvelle approche de l’histoire du monachisme antique s’ouvre quand on considère le désert égyptien comme ayant été peuplé autant par des femmes que par des hommes. Pallade mentionne 2,975 femmes dans son Histoire lausiaque10, et, selon Wallis Budge dans la Préface du The Paradise of the Fathers, » des soixante-huit histoires du premier livre du Paradis syriaque, dix-neuf sont consacrées aux vies de femmes, » qui, dit-il, » étaient aussi bien en mesure de vivre la vie difficile du solitaire que tout homme. « 11 Vingt-sept pourcent est une proportion considérable, puisqu’il s’agit de femmes ou de groupes de femmes identifiées individuellement et qu’on ne tient pas compte d’innombrables vierges anonymes qui vivaient au désert comme cénobites ou recluses.
Il est également important sans doute, et on l’oublie souvent, qu’avant son départ pour le désert, Antoine plaça sa sœur dans une communauté » de vierges respectées et faibles « .12 Il est évident que de telles communautés – qui doivent sûrement être appelés » monastiques » –, existaient déjà depuis quelque temps avant que le » père du monachisme » eut entrepris son séjour au désert. Et il est possible de retracer plus anciennement encore cette tradition de vierges consacrées. Zénaïde et Philonille sont vénérées dans le Ménologe grec (Ier siècle, 11 octobre) comme parents de saint Paul, la première une recluse et la seconde, » en rien inférieure à Zénaïde » vivant dans le monde.13 Et dans l’Ancien Testament, nous trouvons non seulement Élie et Élisée comme précurseurs de la vie érémitique, mais aussi la prophétesse Anne et Judith, vénérées comme les patronnes des recluses par Burhard14 et par l’auteur de l’Ancrene Riwle.15
Pourquoi donc peu de ces femmes sont-elles connues en dehors du cercle des spécialistes ? La popularité étonnante de certaines personnalités telles que l’ermite Marie l’Égyptienne16 au Haut Moyen-Âge suggère qu’il avait sûrement une longue tradition à travers les siècles, remontant certainement jusqu’au désert.17 La réponse est sans doute que la plupart des vies des saints étaient écrites par des hommes pour des communautés monastiques masculines et en tant que telles, elles manifestent un biais masculin. Bien qu’on ait rejeté les vies des Mères du désert comme autant de » légendes romantiques « , une telle accusation n’a pas de sens, puisque pour l’hagiographe, les faits doivent toujours servir à édifier.18
Au contraire, ces vies 19 des Mères du désert sont importantes parce qu’elles révèlent les manifestations de l’esprit jugées être suffisamment significatives pour être retenues. Il n’est pas à propos de se poser la question si Marie l’Égyptienne a vraiment fait ce que Sophrone a écrit qu’elle a fait, ou si Marie Madeleine a vraiment passé les trente dernières années de sa vie comme recluse dans une grotte au désert sans eau et sans arbres près de Marseille.20 Dans le contexte de la vie d’un saint, de telles actions sont importantes et le succès évident des vies des saints à travers les âges – même au XXe siècle » rationaliste » – démontre clairement que ces vies touchent une corde sensible chez les lecteurs.
Une autre raison expliquant le rejet des Mères du désert est liée sans doute à la crainte et l’hostilité envers les femmes qu’on trouve souvent dans les écrits des Pères de l’Église et qui se reflète parfois dans les vies des Pères du désert. La femme, fille d’Ève, était considérée comme signe des pouvoirs inférieurs, de la luxure et du charnel. C’est elle, disaient les Pères, qui tente l’homme, incarnation des pouvoirs supérieurs de l’intellect et de la volonté, à pécher en se soumettant à ses désirs vulgaires et charnels.21
Ainsi Antoine fut assailli par des démons sous forme de femmes22 et abba Sisoès (IVe siècle, 6 juillet), au cri désespéré de son disciple » Où y a-t-il de lieu sans femme sauf au désert ? « , répondit sans hésitation : » Alors, emmène-moi au désert ! « 23 Sisoès n’a certainement pas pensé que même le désert était peuplé de femmes, et non la moindre amma Matrone, qui, dit-on, a fait la réflexion admirable sur cette conversation, qu’on s’emmène soi-même là où on va et qu’on ne peut échapper à la tentation simplement par la fuite.24
Cette crainte des femmes est bien exprimée dans le récit extraordinaire du reclus Martinien (fin IIIe siècle, 13 février), qui croyait avoir échappé aux femmes tant craintes en s’installant sur un rocher au milieu de la mer. Par les ruses du démon qui cherchait à le tenter, une femme nommée Photine a survécu à un naufrage et a été sauvé d’une mort certaine par le reclus hésitant. Il fut, cependant, tellement épouvanté à la perspective de devoir partager son rocher avec une femme qu’il s’est immédiatement jeté à la mer. Sauvé par deux dauphins, il continua sa fuite des femmes et traversa plus de cent soixante villes avant d’être libéré des femmes par la mort.25
Le biais anti-féminin se manifeste également dans l’appréciation que les femmes se font d’elles-mêmes. Ainsi amma Sarra disaient à ses sœurs : » De sexe, je suis une femme mais pas en esprit « .26 Huit siècles plus tard, on disait de la Mère du désert médiévale Christina de Markyate qu’ayant repoussé les avances d’un clerc lascif, » elle était plus semblable à un homme qu’à une femme, » alors que le clerc » méritait d’être appelé une femme.27 «
Nombreuses furent ces femmes. Au IVe siècle, il y a Alexandra, qui s’est renfermée dans un tombeau et qui a reçu la visite de Mélanie;28 Marie l’Égyptienne;29 Thaïs (Taïs la Pénitente, 8 octobre);30 les sœurs Nymphodore, Menodore and Metrodonne(10 septembre), recluses dans un tumulus à Pythia;31 Photine qui prit possession du rocher de Martinien pendant six ans après son départ et, bien sûr, Sarra et Synclétique, pour ne mentionner que quelques-unes. Du milieu du Ve siècle au milieu du VIe siècle, nous trouvons parmi d’autres, Anastasie,32 Apollonaria,33 Athanasie (9 octobre),34 Euphrosyne (25 septembre),35 Hilaria,36 Théodora (11 septembre),37 Matrone (9 novembre),38 Eugenie (IIIe siècle, 24 décembre),39 Marina,40 Eusebie Hospitie,41 Pélagie (Pélagie la Pénitente, 8 octobre),42 ainsi que Marana et Cyra (28 février), qui habitèrent enchaînées dans une petite enceinte à moitie à découvert, pendant quarante-deux ans et qui ont été visitées par Théodoret, évêque de Chypre.43
Comme John Anson l’a souligné44, trois étapes marquent ces vies : 1) la fuite du monde, motivée soit par un mariage immanent ou par une vie de péché ; 2) la prise de vêtements d’hommes et la réclusion ; et 3) la découverte et la reconnaissance, habituellement après la mort de la sainte. Nous trouvons le même schéma répété maintes fois à des époques ultérieures. Un aspect à souligner dans la vie d’une Mère du désert était sa prise de vêtements d’hommes. Cela semble être non seulement un reflet de l’orientation masculine de l’Église primitive, mais aussi un comportement prudent dans le désert où une femme seule pouvait facilement être considérée comme un démon et sommairement battue ou tuée. Cependant, le déguisement avait ses propres risques, car il y avait plusieurs cas où la » femme « homme-de-Dieu » « 45 fut accusée de séduction par une autre femme, qui produisait un enfant comme preuve du péché du saint46 !
LES MÈRES DU DÉSERT DE L’EUROPE OCCIDENTALE
Puisque le temps ne permet pas d’examiner ici ces vies en détail, déplaçons notre attention vers le nord, afin de voir comment ce phénomène nouveau s’installa dans les contrées émergent de l’Europe. Au IVe siècle, toutes les recluses que j’ai découvert à ce jour se trouvaient en Italie et en Gaule. Parmi les protégées de saint Jérôme figuraient Mélanie la Jeune (31 décembre), qui était à un moment recluse au Mont des Oliviers47, Marcelle (31 janvier)48 et Asella (6 décembre)49. Cette dernière, bien qu’elle n’avait que douze ans, s’était » renfermée dans une cellule étroite et ainsi se promenait au Paradis « , recherchant » toutes ses délices dans la solitude et ainsi elle établit pour elle-même un ermitage monastique en plein centre de Rome « .50 Une autre recluse romaine, mentionnée par Pallade, fut visitée par Serapion. » Pourquoi demeures-tu solitaire ? » demanda-t-il. » Je ne suis pas solitaire, je suis en voyage. » » Où voyages-tu ? » » Vers Dieu, » répondit-elle. Serapion la réprima, en dépit de sa sainteté, pour son orgueil, car elle refusa d’obéir à son ordre de se dévêtir en public ; pour Serapion, cela fut une preuve qu’elle n’était pas entièrement morte au monde.51 D’autres étaient Romana, qui vécut dans une grotte au Mont Soracte jusqu’à son décès en 324 à l’âge de onze ou de douze ans52 et en Gaule, Vitalina, une solitaire en Auvergne qui reçut la visite de Martin de Tours53, et aussi Florence,54 Menna et Triaise.55
Au Ve siècle, par contre, je n’ai trouvé qu’une recluse gauloise56, mais au moins quinze recluses celtes J’ai identifié trois recluses qui habitaient près de Reims à la fin du Ve siècle, mais elles étaient d’origine irlandaise.57 On trouve au VIe siècle six recluses en Gaule, dont trois sont mentionnées par Grégoire de Tours,58 une en Belgique et trois en Italie. On peut difficilement considérer Tygrie comme une recluse, puisque elle ne s’est pas cachée pour mener une vie solitaire, mais afin de dissimuler le pouce et deux doigts de Jean le Précurseur qu’elle avait volé de son sanctuaire à Alexandrie.59 Par rapport à ces dix recluses de l’Europe continentale, il y avait dix-huit recluses celtes.
Au VIIe siècle, nous trouvons quatre femmes solitaires aux Pays-Bas, dont deux étaient d’origine irlandaise, trois irlandaises en Gaule, deux anglaises en Italie, et dix recluses en Angleterre. Au VIIIe siècle : deux recluses en Belgique (dont une irlandaise), trois en Gaule, deux en Italie, deux en Irlande et sept en Angleterre. Notable parmi les recluses anglaises était Lioba, qui, à la mort de Boniface, s’est retirée comme abbesse de Tauberbischofsheim pour mener une vie de solitaire avec quelques compagnes.60 Au IXe siècle il semble avoir plus de recluses en Allemagne, mais la proportion peut changer avec des informations supplémentaires sur la France et la Belgique.
On peut tenter quelques conclusions découlant de cet échantillon assez restreint, même si on tient compte des difficultés associées à l’identification et à la chronologie des saints celtes des Îles britanniques.61 En dépit de l’exemple de saint Martin de Tours et du grand estime dont jouissaient les ermites de Lérins et de l’île avoisinante de Léro, la vie érémitique pendant ces premiers siècles n’a jamais jouit de la même popularité en Gaule qu’en Irlande.62 Dès le début du VIe siècle, les pratiques irlandaises de solitude et de pérégrination étaient devenues si répandues qu’elles causaient des problèmes pour l’Église.63 Comme Nora Chadwick a souligné: » Les formes évoluées d’anachorétisme de l’Église celte ne semblent pas trouver leurs origines chez les anachorètes des montagnes et des forêts de la Gaule orientale… Ses affinités sont sûrement plutôt avec les solitaires et les petites communautés liées aux laures de l’Égypte, de la Syrie, de la Palestine et de Mésopotamie « 64.
La théorie de Chadwick selon laquelle les racines de la spiritualité celte se trouvent dans le modèle du désert, avec peu ou pas d’influence de l’Europe continentale, aide à expliquer le nombre disproportionné de recluses irlandaises par rapport à celles du Continent. Puisque la spiritualité monastique irlandaise a eu une profonde influence sur les Anglo-saxons, il n’est pas étonnant que la tradition érémitique en Angleterre au Moyen-Âge tardif était très forte. Bien que l’impression que nous donne la lecture du vénérable Bède soit que la vie monastique en Angleterre anglo-saxonne était presque entièrement cénobitique, il fut lui-même fortement influencé par l’idéal érémitique, ce qui est évident par sa vénération de personnalités telles qu’Aidan et Cuthbert.65 En fait, l’étude de la poésie vernaculaire de l’époque confirme l’influence de cette forme d’ascèse irlandaise sur les anglo-saxons.66 On appelle même Hilda de Whitby, cette abbesse bien organisée, » une patronne des recluses « ,67 et il semble probable, compte tenu de son amitié avec Aidan, qu’elle a vécu comme ermite pendant son séjour au nord de Wear avant de devenir abbesse de Hartlepool. En fait, son prédécesseur à Hartlepool, Heiu, s’est retirée à Calcaria comme recluse.68
Aldhelm considère non seulement Paul de Thèbes et Antoine le Grand comme modèles de la vie érémitique, mais aussi Eugénie et Judith de l’Ancien Testament.69 Parmi les saintes femmes mentionnées par Aldhelm, nous trouvons Ethelthrith, qui a vécu quarante années comme recluse à Croyland,70 Milburga, qui s’est enfuie d’un mariage fâcheux et qui a vécu quelque temps comme recluse avant de devenir abbesse,71 et Frideswide, qui elle aussi, fuyant un prétendant inopportun, vécut comme solitaire pendant trois ans à environ dix milles d’Oxford72. Je signale ces trois femmes parce qu’avec Hilda, elles sont nommées dans un psautier du XIIe siècle, qui, d’après l’explication convaincante de Talbot, fut écrit spécifiquement pour la recluse Christina de Markyate » selon ses intérêts « 73. Anticipant ainsi le XIIe siècle, nous voyons que la tradition érémitique ne s’est jamais affaiblie en Angleterre, et cela même face à l’hiérarchie de l’Église, normande et étrangère, qui semblait être » plus intéressée par les formes structurées et disciplinées d’ascétisme religieux « 74 que par les formes qui trouvaient leur expression dans la vie de recluse.
Aux IXe et Xe siècles, il semble avoir eu un recul d’intérêt pour la vie solitaire. Sainsaulieu n’a repéré que sept recluses en France pendant cette époque75 et je n’ai identifié que 23 en Angleterre et en Europe continentale. Saint-Gall semble être une exception – là, nous trouvons la redoutable Wiborada et un grand nombre de femmes solitaires qui suivirent son exemple.76 Une raison possible de cette diminution du nombre de recluses serait que l’Église exerçait un contrôle plus strict sur ses enfants – surtout ceux de sexe féminin –, car c’est justement au IXe siècle que nous trouvons la première règle complète pour les recluses. La règle de Grimlaicus régit tous les aspects de la vie solitaire, la plaçant fermement sous la juridiction de l’hiérarchie.77 Il n’est peut-être pas étonnant qu’à partir de cette époque nous trouvons peu d’ascètes » excentriques » sauf en Égypte ou en Irlande. Celles-ci apparaissent de temps en temps, comme dans la cas bizarre de Christina Mirabilis (+1224), qui, fuyant la puanteur de l’humanité pécheresse après sa vision de Dieu, vécut dans les arbres et les clochers des églises et se jeta dans les fournaises afin de prévenir les gens du sort qui attend les pécheurs.78
Au XIe siècle, la vie érémitique assuma de nouveau l’importance qu’elle avait aux premiers siècles de l’Église. Sainsaulieu identifia environ 3,000 reclus et recluses en France entre le XIe et le XVe siècles.79 Doerr recensa 433 recluses et le lieu de leur réclusion en Allemagne du sud80 et Clay inventoria 750 cellules en Angleterre et les noms de plus de 650 reclus, dont 180 femmes.81 Ces augmentations sont dues non seulement à l’accroissement de la population mais aussi à l’intensification de la piété des laïques. Les idéaux incarnés dans un Pierre Damien et un saint Bernard influencèrent profondément la vie ascétique et furent reflétés dans un nombre croissant de personnes qui trouvèrent leur vocation dans la vie de reclus. Les prédications basées sur la vie des saints eurent aussi une influence significative sur la sensibilité spirituelle des laïques.82 Ainsi nous trouvons, par exemple, la reine Margaret d’Écosse se retirant fréquemment pour la prière et la méditation dans une grotte près de Dunfermline ;83 Diemut de Wessobrun, copiste de manuscrits;84 Chelidonia, recluse pendant soixante ans dans les montagnes près de Subiaco;85 Damgerosa, qui vécut comme recluse pendant cinquante ans sur une colline près du Mans;86 et en Angleterre, Christina de Markyate, dont la vie a été préparée et traduit par C.H. Talbot.87
Je signale Christina de Markyate car elle est un exemple parfait des différents thèmes que nous avons abordés dans notre rapide périple à travers les siècles à la recherche des Mères du désert. Christina naquit vers 1096 à Huntingdon en Angleterre, où, nous l’avons vu, la tradition érémitique était fortement enracinée. À Saint-Albans, elle fait tôt dans sa vie un vœu de virginité, mais elle est promise en mariage contre son gré à un certain Burhred. En dépit de l’opposition de ses parents et de l’évêque qui tente de la séduire, elle suit l’exemple des Mères du désert et s’enfuit, déguisée comme un homme. Elle se réfugie auprès de la recluse Alfwen à Flamstead, où elle demeure deux ans avant de s’installer dans une petite cellule à l’ermitage de l’homme de Dieu Roger. Après quatre ans de réclusion, elle retourne à Markyate. Invitée à devenir la supérieure d’une communauté de moniales, elle décide de rester recluse et prononce ses vœux monastiques vers 1130. Bien que solitaire, elle était très impliquée dans les affaires du monde et elle était conseillère de Geoffroy, abbé de Saint-Albans. En dépit des souffrances et des maladies qu’elle endurait, elle se montra une personne bien équilibrée qui » a trouvé la stabilité dans la vie de prière et de solitude « .88
Puisque cet essai n’est qu’un survol d’introduction à la tradition anachorète féminine, on peut signaler en passant deux règles pour recluses bien connues au XIIe siècle, celles d’Aelred de Rievaulx89 et l’Ancrene Riwle. Toutes deux sont baignées de l’esprit cistercien et sont des adaptations de la règle bénédictine, avec de généreux ajouts du mysticisme d’Antoine et de Cassien. De la même époque nous avons deux lettres d’Abélard à Héloïse90 dans les quelles il trace les origines des ordres religieux féminins et il loue les vertus de la vie solitaire, telle que vécue par Marie l’Égyptienne entre autres :
» Erigions donc des refuges pour nous-mêmes au désert afin de mieux pouvoir nous tenir devant le Seigneur et, ainsi préparés, participer à son service, afin que la société des hommes ne dérange pas notre repos, n’incite pas de tentations et ne distrait pas nos esprits de notre sainte vocation. « 91
Bien que beaucoup connaissent mal les premières Mères du désert, nul ne peut ignorer la floraison importante de traités mystiques du XIVe siècle. La tradition sur laquelle se fondait leurs auteurs était déjà ancienne et nous pouvons nous réjouir qu’au XXe siècle nous puissions bénéficier des expériences et des connaissances spirituelles des recluses du Moyen-Âge. L’une d’elles est Julian de Norwich, dont nous ne connaissons que peu de choses de sa vie ; nous n’avons que ses écrits.92 Une telle anonymat est en fait une conclusion appropriée à cet essai, car cela était sûrement le but de ces saintes femmes. Elles se sont retirées du monde et ont recherché la réclusion et la dissimulation afin de se dévouer entièrement à la contemplation. Les écrits de Julian la révèlent comme ne le pourrait aucun récit historique. Son harmonie spirituelle, son équilibre et son intégration témoignent de la validité de la vie solitaire. Bien que certaines des vies anciennes contiennent des éléments absurdes et même amusants, la motivation spirituelle est néanmoins réelle et la quête de solitude est un véritable phénomène contemporain.93 En fait, c’est par l’exemple de deux de ces recluses que j’ai entrepris ce voyage par des chemins peu fréquentés et que j’ai commencé cette étude qui pourrait bien occuper le reste de mes jours. C’est à elles, donc, que je dédie cet essai.
Traduit par Paul Ladouceur.
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
(NOTES EN ANGLAIS)
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