Archive pour le 22 juin, 2015

Transfiguration of Christ. Sinai. 12th century.

22 juin, 2015

Transfiguration of Christ. Sinai. 12th century. dans images sacrée Transfiguration_of_Christ_Icon_Sinai_12th_century

http://www.orthodoxartsjournal.org/the-background-color-of-an-icon-2/

SUR LE SIXIÈME PSAUME – ÉCRIT PAR SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE

22 juin, 2015

http://www.coptipedia.com/ancien-testament/sur-le-sixieme-psaume.html

SUR LE SIXIÈME PSAUME

ÉCRIT PAR SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE

Ceux qui s’avancent « de puissance en puissance » selon la bénédiction du prophète et disposent en leur cœur « ces glorieuses ascensions », lorsqu’ils saisissent une pensée bonne, sont conduits par elle à une pensée plus élevée grâce à laquelle se fait l’ascension de l’âme vers les hauteurs. Et ainsi toujours « tendu en avant », il n’arrêtera jamais la bonne ascension, celui qui est toujours guidé par de sublimes pensées vers la compréhension des puissances d’en haut.
Je vous ai dit cela, frères, en réfléchissant sur le sixième psaume, et en observant l’ordre logique et nécessaire d’après lequel après « celle qui hérite » a été ajoutée la Parole concernant l’octave. Or vous n’ignorez absolument pas le mystère de l’octave. Il ne convient pas, en effet, que la pensée de quelques-uns soit entraînée vers les opinions des juifs, qui ramènent la grandeur du mystère de l’octave à ce qui concerne les parties honteuses de notre corps et disent que par le nombre de l’octave sont indiquées la loi de la circoncision et la purification après l’accouchement (Lev 12).
Mais nous, qui avons appris du grand Paul, que « la Loi est spirituelle », même si ce nombre est contenu dans les lois indiquées, instituant pour l’homme la circoncision et pour la femme le sacrifice pour la purification, ni nous ne rejetons ni n’admettons humblement la Loi, puisque nous savons qu’en vérité le huitième jour a lieu la véritable circoncision, pratiquée avec un couteau de pierre. Tu comprends, sans doute possible, que par la pierre qui tranche l’impureté, est désignée « la pierre même qu’est le Christ » parole de vérité, et que cesse le flux sordide des embarras de la vie, une fois l’existence humaine transformée dans le sens du plus divin. Pour rendre manifeste à tous le sens de tels propos, je vais tenter, autant que je le pourrai, de donner plus de clarté à mon discours.
Le temps de cette vie, dans la première réalisation de la création, a été accompli en une seule semaine : la création des réalités commença avec le premier jour et la fin de la création s’acheva avec le septième. En effet, « il y eut » dit le prophète, « un jour » où furent créées les premières réalités ; puis, de la même façon, un second, les deuxièmes, et ainsi de suite jusqu’au sixième jour où tout fut créé. Le septième, qui est la fin de la création, a clos en lui le temps coextensif à la création du monde. Comme donc, ni aucun autre ciel n’a été fait depuis ce moment, ni aucune des parties du monde n’a été ajoutée à celles qui existent depuis le commencement mais que la création a été constituée en elle-même, demeurant dans ses dimensions sans augmentation ni diminution, ainsi aucun autre temps n’a existé en dehors de celui qui a été déterminé avec la création, mais la réalité du temps a été circonscrite dans la semaine de jours. C’est pourquoi, lorsque nous mesurons le temps avec les jours, partant d’un jour et fermant le nombre avec le septième, nous revenons à un jour, mesurant toute l’étendue du temps par le cycle des semaines jusqu’à ce que, une fois les réalités mobiles passées et le flux du devenir du monde arrêté, viennent, comme dit l’Apôtre, les choses qui ne sont plus agitées, que n’atteignent plus ni altération, ni changement, puisque cette création-là demeure toujours semblable à elle-même dans les siècles successifs. On y verra la vraie circoncision de la nature humaine dans le dépouillement de la vie corporelle et la vraie purification de la vraie souillure. Or la souillure de l’homme, c’est le péché engendré avec la nature humaine (car « ma mère m’a conçu dans le péché ») dont Celui qui a opéré la purification de nos péchés nous purifie alors entièrement, faisant disparaître de la nature des êtres tout ce qui est sanglant, sordide et incirconcis. C’est en ce sens que nous prenons la loi de l’octave qui purifie et circoncit : à la fin de ce temps septénaire, le huitième jour apparaîtra après le septième, appelé huitième parce qu’il vient après le septième, mais n’ayant plus après lui de successeur. Il demeure en effet à jamais unique sans être jamais interrompu par l’obscurité nocturne ; c’est un autre soleil qui le fait, celui qui rayonne de la véritable lumière, qui, une fois qu’il nous est apparu, comme l’Apôtre n’est plus caché par les couchants, mais embrassant tout dans sa vertu illuminatrice, éclaire de la lumière perpétuelle et sans alternance ceux qui en sont dignes, faisant même de ceux qui participent à cette lumière d’autres soleils, selon la parole de l’Évangile : « Alors les justes brilleront comme le soleil ».
Puisque donc, dans le psaume précédent, le prophète parle « pour celle qui reçoit l’héritage » et que l’héritage est préparé aux justes dans l’octave et, là aussi, le juste jugement de Dieu qui distribue selon le mérite de chacun, le prophète a eu raison d’associer au rappel de l’octave sa parole sur le repentir. Qui, en effet, en se rappelant le redoutable jugement du Christ, n’est pas aussitôt déchiré dans sa conscience et saisi par la crainte et l’angoisse ? Et même s’il se trouve conscient d’avoir passé sa vie à se rendre meilleur, cependant, ayant les yeux fixés sur la rigueur du jugement où même la moindre des fautes est examinée, il est saisi d’un effroi extrême dans la crainte de maux redoutables, puisqu’il ne sait quels seront pour lui l’issue et le terme du jugement. Voilà pourquoi, comme il a pour ainsi dire sous les yeux ces châtiments redoutables – la Géhenne, le feu ténébreux et le ver de la conscience qui ne meurt pas , qui suce interminablement l’âme par la honte et, en lui rappelant ses actes mauvais, ravive ses souffrances – il supplie désormais Dieu, priant pour n’être pas livré dans sa fureur à la rigueur du jugement, pour n’être pas soumis par sa colère à la correction de ses fautes. Car pour ceux qui ont été condamnés à la cruelle correction de ce châtiment redoutable, le jugement est selon la tradition oeuvre de fureur et de colère. Et c’est pourquoi, comme s’il se trouvait déjà dans la douleur, il reprend les paroles de ceux qui souffrent, pour qui ce qui est exercé pour le châtiment des impies est fureur et colère. Il dit alors : je n’attends pas que vienne sur moi avec les châtiments redoutables dus à cette fureur le jugement qui me convaincra de mes fautes cachées mais je devance en les confessant la nécessité de cette colère. Car ce que produit la douleur chez ceux qui sont châtiés, en rendant manifeste malgré eux les secrets de leur iniquité, c’est ce qu’obtient par elle-même la libre décision de se punir et de se châtier par repentir, de rendre publique le péché dissimulé dans le secret du cœur.
Donc, en disant : « Ne me châtie pas dans ta fureur, ne me corrige pas dans ta colère », il cherche logiquement recours en la miséricorde, en rapportant la raison du mal non pas tant à une libre décision qu’à la faiblesse de notre nature : Moi qui suis né dans le mal, soigne-moi par ta miséricorde de faible que j’étais, je suis devenu la proie des passions. Mais quelle faiblesse ? Mes os se sont disloqués, ont perdu leurs articulations. Or, les os, c’est la sage raison qui affermit l’âme : « Guéris-moi, Seigneur, car mes os sont bouleversés ». Et il interprète le sens figuré de l’expression en ajoutant : « Mon âme est toute bouleversée ». Pourquoi donc, dit-il, remets-tu à plus tard la guérison, « Toi, Seigneur ? Jusqu’à quand » vas-tu refuser d’accorder ta miséricorde ? Ne vois-tu pas la brièveté de la vie humaine ? Préviens, en convertissant mon âme, cette nécessité de notre vie, de peur que, quand la mort viendra, toute intention de me soigner soit inutile. Car il ne sera plus dans la mort, celui qui peut par le souvenir de Dieu soigner la maladie que provoque en lui le mal, puisque l’aveu a de la force sur terre mais que ce n’est pas le cas dans l’Hadès. Ensuite, comme si quelqu’un demandait : comment implores-tu la miséricorde pour la guérison des fautes ? De quelle manière fléchir la divinité ? Il répond : « Je me suis épuisé en gémissements », et je baignerai du flot de mes larmes « mon lit » où s’entasse le péché. Pourquoi ? Parce que, dit-il, « dans ma fureur mon oeil a été bouleversé », et pour cela je suis devenu quelqu’un de vieux et de moisi, parce que la fureur que mettent en moi mes adversaires a gangrené mon âme. Or, si la fureur, à elle seule, met tant de crainte en celui qui a commis une faute à cause d’elle, combien, à plus forte raison, désespéreront du salut ceux qui sont conscients en leur vie particulière non seulement des passions qui viennent de la fureur, mais aussi de tout ce que provoquent désir, cupidité, orgueil, amour de la gloire, envie et tout l’essaim restant des vices humains. C’est pourquoi s’adressant à tous ses adversaires, il dit « Écartez-vous de moi, vous tous, artisans d’iniquité » (Ps 6, 9).
Mais il indique, dans le verset suivant, le bon espoir d’un heureux résultat qui nous vient du repentir. Aussitôt, en effet, en même temps qu’il a présenté à Dieu ses paroles de repentir, venant à sentir la bienveillance de Dieu à son égard, il révèle la grâce et se réjouit du don qui lui est fait, en disant : « Le Seigneur a entendu ma supplication : le Seigneur a accueilli ma prière ». Afin donc que le bien qui lui est venu de son repentir puisse subsister à jamais pour lui et que, dans sa vie il n’ait pas besoin d’un second repentir, il demande que ses adversaires se détournent sous le fouet de la honte. Car celui qui a honte d’avoir commis le mal, en se laissant guider par la honte pour ne plus se porter aux mêmes actes, s’écartera à l’avenir d’expériences semblables. Telle est donc la logique d’une bonne ascension : le quatrième psaume a distingué le bien immatériel de la réalité corporelle et charnelle ; le cinquième a appelé par ses prières l’héritage d’un tel bien ; le sixième, par la mention de l’octave, a indiqué le moment de l’héritage ; l’octave a manifesté la peur du jugement : le jugement a averti les pécheurs que nous sommes de prévenir par le repentir le châtiment redoutable. Puis le repentir offert à Dieu avec raison a annoncé le gain qu’il nous procure en inspirant ces mots : « Le Seigneur a entendu la voix de celui qui se tournait en larmes vers lui. Après quoi pour que le bien puisse subsister sans changement pour nous à l’avenir, le Prophète appelle la disparition, sous l’effet de la honte, des pensées adverses. Car une pensée adverse et injuste ne peut s’éteindre que si la honte la fait disparaître : c’est un profond abîme que la honte éprouvée pour le mal qu’on a commis, puisqu’elle sépare, comme par un mur, le péché de l’homme. Disons donc : « Qu’ils soient honteux » et changent entièrement, tous mes adversaires. Les adversaires, ce sont visiblement « les gens de la maison » qui sortent de notre cœur et souillent l’homme. Quand ils se seront rapidement détournés sous l’effet de la honte, nous attend l’espérance de la gloire qui n’aboutit pas à la honte par grâce du Seigneur, à qui appartient la gloire pour l’éternité. Amen.

LE LIEU DU CŒUR – P. MICHEL GITTON

22 juin, 2015

http://www.revue-resurrection.org/Le-lieu-du-coeur

LE LIEU DU CŒUR

P. MICHEL GITTON

L’homme intérieur, que le Seigneur appelle le « cœur », lorsqu’il aura enlevé les taches de rouille qui altéraient et détérioraient sa beauté, retrouvera la ressemblance de son modèle et il sera bon. (Grégoire de Nysse)
Au grand dam de ceux qui voudraient séparer par principe le plan naturel et le plan surnaturel, il faut dire et redire que l’homme ne se comprend pleinement que sous l’éclairage de la grâce. Il faudrait ajouter que l’expérience de la confession en dit plus sur la nature profonde de l’être humain que bien des analyses des sciences dites humaines. Ce n’est qu’au regard de Dieu, dans le dynamisme retrouvé d’une relation avec lui, que le su¬jet humain déploie les dimensions proprement personnelles de son être.
Pour étayer cette thèse, nous partirons de deux expériences caractéristiques des limites de notre liberté spirituelle, qui sont le poids des inhibitions dans l’agir moral et l’existence des distractions dans la vie d’oraison. Dans les deux cas, on constate que la liberté de l’homme, dans sa relation à Dieu, est entravée par quelque chose qui est de lui et qui pourtant n’est pas lui, qui n’est pas directement le péché, même si le péché a quelque chose à voir avec l’existence et le maintien de ces entraves.
L’expérience la plus courante de l’homme pécheur est celle de l’impuissance à vouloir : « Le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais. » (Romains 7,19) Et l’on connaît l’analyse décisive de saint Augustin sur cette liberté qui n’arrive pas à vouloir :
D’où vient ce prodige ? Quelle en est la cause ? L’âme donne des ordres au corps, et elle est obéie sur le champ. L’âme se donne à elle-même des ordres, et elle se heurte à des résistances. L’âme donne l’ordre à la main de se mouvoir, et c’est une opération si facile qu’à peine distingue-t-on l’ordre de son exécution. Et cependant, l’âme est âme et la main est corps. L’âme donne à l’âme l’ordre de vouloir ; l’une ne se distingue point de l’autre, et pourtant elle n’agit pas. D’où vient ce prodige ? Quelle en est la cause ? Elle lui donne l’ordre, dis-je, de vouloir ; elle ne le donnerait pas si elle ne voulait pas, et ce qu’elle ordonne ne se fait pas.
C’est qu’elle ne veut pas d’un vouloir total, et ainsi elle ne commande pas totalement. Elle ne commande que pour autant qu’elle veut, et, pour autant qu’elle ne veut pas, ses ordres ne reçoivent point l’exécution, car c’est la volonté qui donne l’ordre d’être à une volonté qui n’est rien d’autre qu’elle-même. C’est pourquoi elle ne commande pas pleinement, et de là vient que ses ordres sont sans effet. Car si elle était dans sa plénitude, elle ne se commanderait pas d’être, elle serait déjà. Ce n’est donc pas un prodige de vouloir partiellement et, partiellement, de ne pas vouloir : c’est une maladie de l’âme. [1]
À l’origine de cette entrave au vouloir, on ne trouve pas directement le péché, ni même la concupiscence, mais, plus simplement, ce que nous appellerons des habitus, des attitudes stables qui ne ressortissent pas directement à la volonté mais conditionnent les choix : dispositions héréditaires, traits de caractère, structures affectives issues de la petite enfance, effets de l’éducation, habitudes proprement dites engendrées par la répétition d’un même acte, pression du monde ambiant. L’homme qui s’excuse du mal commis en disant : « Je suis comme cela » n’a pas totalement tort et les sciences actuelles lui fournissent ample confirmation en lui révélant l’archéologie de son état.
Ces habitus ne sont pas tous mauvais, mais ont tous en commun le fait de n’être que très partiellement voulus, ou, quand ils résultent d’un choix, de ne plus l’être au moment où se présente la décision morale. Ils sont subis mais ne sont pas toujours également contraignants. Ils entraînent pourtant peu à peu la complicité de la volonté qui, plutôt que de « vouloir vouloir », préfère s’habituer pour mille raisons (paresse, vanité blessée, découragement devant l’effort mille fois repris et toujours infructueux) à consentir et à se laisser par là même engluer. [2] Chaque fois que l’effort a cessé et que la volonté s’est laissé réduire à l’automatisme des habitus, l’homme a perdu quelque chose de son humanité. On pourrait comparer cette évolution au vieillissement d’une plante dont la tige devient peu à peu ligneuse, et qui, perdant de sa souplesse, laisse circuler de plus en plus difficilement la sève. En réalité, le passage du mal subi au mal commis est toujours imperceptible et tout l’art du démon consiste à faire passer le second comme l’inévitable conséquence du premier, d’où la difficulté de définir le péché « originé » qui est la transition presque indiscernable entre notre faiblesse, conséquence du péché d’Adam, et notre péché actuel.
Néanmoins, sur cette terre au moins, l’immobilisation de la volonté ne peut pas être totale. La volonté, si serve qu’elle soit par rapport aux habitus, subsiste au plus profond de l’homme : il y a encore un filet de sève qui passe. C’est cette volonté, parfois terriblement amoindrie, que la grâce du Christ vient rejoindre, non pas en supprimant magiquement les habitus, ce qui ne résoudrait le problème qu’en apparence, mais en permettant à la volonté de vouloir s’en dissocier. Là où le démon souffle à l’homme que c’est peine perdue, qu’il est enfermé dans son impuissance et sa culpabilité, et qu’il est bien comme cela, le Christ réapprend à cet homme la liberté, même si c’est au prix d’une rééducation douloureuse. Dosant l’effort demandé à la mesure de ses forces [3], il lui montre que la marche est possible et que toute dissociation d’avec le mal est déjà une victoire, le rétablissement de la vie dans un organisme en proie à l’ankylose et à la mort. Au lieu de se battre avec l’inéluctable existence de nos habitus, il s’agit de repérer le point de sensibilité : là où le nœud n’est pas encore complètement serré, où la corde coulisse encore… Selon les cas et les individus, le point peut varier, mais il existe toujours cette décision — qui risque de passer inaperçue (dont le démon a intérêt à ce qu’elle reste inaperçue) — d’où dépend le maintien de notre esclavage ou le début de notre liberté.
C’est le rôle irremplaçable du sacrement de pénitence que de redonner à l’homme la possibilité de vouloir et d’avancer. Loin de le culpabiliser en le confrontant à un idéal de moralité irréalisable, il lui rend sa dignité en lui offrant la possibilité concrète de se désolidariser de ses fautes et d’accepter la lutte [4], puis de voir cet écart agrandi par l’effet de la grâce sacramentelle. Il y a là-dessus une anecdote célèbre qui en dit plus long qu’un discours : c’est l’histoire du vieux marin qui, à l’heure de mourir, n’arrivait pas à regretter certaines aventures galantes vécues au temps de sa jeunesse ; il se les rappelait encore avec tellement de plaisir que son confesseur désespérait de l’amener à la contrition. Après avoir essayé de lui représenter l’horreur du péché, il dut constater que le mourant était bien d’accord avec le principe, mais n’arrivait pas à sentir du regret. « Mais, au moins, regrettez-vous de ne pas regretter ? », finit-il par lui dire. « Oui, bien sûr », lui répondit l’autre : la condition était cette fois-ci suffisante pour lui donner l’absolution et celle-ci à son tour lui permit de regretter plus complètement ses fautes passées.
Là où le péché aboutit, selon la loi de l’entropie, à l’immobilisme, la grâce restaure le mouvement et permet à la liberté d’émerger ; le moi profond qui sommeille au fond de tout homme, enfin appelé par son nom, réveillé de son sommeil de mort, peut prendre progressivement (même si ce n’est pas sans rechutes) ses distances par rapport à la pression des déterminismes. Sans les méconnaître et sans jamais s’en affranchir totalement, il fraie sa voie personnelle sous le regard de Dieu.
On constate dans la vie des saints une souplesse retrouvée et surtout une lucidité plus grande, qui les amène à identifier le mal à sa racine dans les premières complaisances avec l’Ennemi. C’est pourquoi, à les entendre, la perfection est chose si simple, il n’y a qu’à vouloir (être pauvre, renoncé, obéissant…). Tout devient moyen d’aller à Dieu, parce que tout est immédiatement polarisé par lui. Les habitus n’ont pas disparu, mais on a appris à les connaître et à ruser avec eux ; on s’épargne moins et l’on ne cherche plus à se pelotonner frileusement dans d’équivoques compromis [5].
Ce que nous disons ici du combat moral rappelle à s’y méprendre la ré¬flexion des Pères du désert et des spirituels orientaux à propos de la prière. Partis d’une position assez platonicienne, qui attribue au corps l’existence des distractions, tandis que l’âme aspirerait naturellement à s’élever vers la contemplation, ils en vinrent à privilégier de plus en plus le cœur comme le lieu d’un éveil spirituel au terme duquel l’homme parvient à la prière ininterrompue [6]. Le changement est significatif : il ne s’agit pas de quitter son corps, comme si l’âme était plus immédiatement accordée à Dieu. En réalité, le psychisme porte lui aussi les séquelles du péché ; il est lui aussi « agi » : les pensées, au lieu d’être unifiées par la volonté qui veut retourner vers Dieu, possèdent plus ou moins leur autonomie et poursuivent leur course folle selon des lois qui nous échappent. Vouloir les combattre de front est là encore un rêve et un effort qui nous détourne finalement de Dieu, comme le soulignent nos auteurs.
Pour eux, c’est bien le Christ qui apporte la liberté, et de deux façons. En s’offrant à la contemplation, il arrache l’homme à la considération de soi-même et à l’illusion d’un recueillement qui ne serait qu’une technique de concentration. Tel est sans doute le sens le plus profond de la rumination du nom de Jésus [7]. De plus, par l’infusion de l’Esprit Saint, il éveille la personnalité spirituelle profonde (ce que l’on va justement appeler le cœur). Celle-ci se situe de toute évidence très au-delà des opérations psychologiques ordinaires : tout entière ramassée dans la volonté qui aime, elle peut alors assister aux distractions sans se laisser troubler par elles [8]. Elle transcende même, à la limite, l’alternance de la veille et du sommeil. On retrouverait chez les mystiques occidentaux des phénomènes comparables de sur-conscience, la « fine pointe » de l’âme dépassant l’émiettement des sensations fugitives, dans un regard simple sur le Christ ou la Trinité.
Avec ces cas limite, il nous faut peut-être comprendre que la vie spirituelle est fondamentalement passage du déterminisme à la liberté. L’homme, esclave du monde des choses dont il était censé être le maître, immergé dans le présent et le visible, se découvre, même au sein de la relation avec Dieu, dominé par le monde dont il a pris l’empreinte. En se risquant dans l’oraison, en acceptant de perdre pied, et de sortir d’un déroulement prévisible et maîtrisable, il introduit une première brèche par où va s’engouffrer la grâce. Découvrant l’humanité du Christ dans la pédagogie de ses manifestations, il est arraché à lui-même et perçoit une altérité à la fois toute proche — et donc perceptible pour lui — et riche de la richesse même de Dieu. À mesure qu’il avance dans cette contemplation, sa liberté se fortifie et l’homme devient capable de vouloir aimer, c’est-à-dire d’animer d’une intention le mouvement de sa prière, comme pour ces oraisons fréquentes et ardentes dont saint Augustin nous dit qu’elles sont comme autant de flèches lancées vers le ciel [9]. La prière ne se laisse plus arrêter par rien ; tout lui de¬vient prétexte et combustible : la fatigue, la distraction, l’ennui même, sont avoués et deviennent occasion de rebondissement. Même en l’absence de toute consolation sensible, l’orant fait appel à l’intelligence pour lui narrer les beautés du Christ. Si l’imagination défaille, il recourt au souvenir. Si l’es¬prit est décidément embrumé, il se servira de formules ou de prières vocales, mais jetées comme des cris de supplication vers celui qu’on aime. C’est ainsi que la prière échappe au psychologisme et devient effectivement le fil conducteur d’une vie.
Il faudrait, pour conclure, noter combien ces réflexions qui ne parlent que d’anthropologie impliquent une christologie, ou plus exactement en dérivent. Il est difficile de parler du cœur de l’homme sans avoir contemplé le Cœur du Christ. En l’occurrence, le modèle christologique englobe et dépasse le cas de l’homme pécheur. En Jésus, la personne divine saisit une nature humaine et la fait sienne. Par là, il montre la distance qui existe entre le dispositif créé (la nature) et l’usage qui en est fait (qui est du ressort de la personne). On pourrait dire que, avec le même équipement que nous, il réalise des performances supérieures, comme un musicien de génie qui tirerait d’un instrument ordinaire une mélodie sublime. Tout est dans la manière, c’est-à-dire dans le style personnel avec lequel sont utilisées les composantes de la nature humaine. Le Christ nous manifeste tout ce que l’Amour filial peut tirer de ce complexe de chair et d’intériorité qu’est l’homme. La distance proprement christique entre la personne et la nature fonde ainsi la possibilité d’un écart entre la liberté et les habitus de nature [10]. Et cela se vérifie d’abord dans l’humanité même du Christ. Son cœur d’homme, sous la mouvance de la personne divine du Verbe, expérimente l’essor d’une liberté personnelle au sein des déterminismes qu’il a accepté de partager avec nous sans jamais s’y réduire. Son vouloir, plus délié que le nôtre parce que plus parfaitement filial, a pu échapper à la sclérose qui limite notre possibilité d’autodétermination. C’est pourquoi le Christ manifeste des attitudes si nettement contrastées et une richesse psychologique qui ne se laisse réduire à aucun schéma a priori ou automatisme. Sa prière est immédiate¬ment dialogue, elle se situe d’emblée dans une relation acceptée et recherchée.
L’adoration du Cœur du Christ et de sa mystérieuse liberté est peut-être la clef de notre avancée dans la vie spirituelle et morale. Là où notre effort se relâche sans cesse et où notre liberté s’enlise peu ou prou, elle peut réchauffer notre élan, remettre en nous le désir et la force de ce combat ininterrompu dont se paye notre libération.

P. Michel Gitton, Membre de la communauté apostolique Aïn Karem, directeur-gérant de Résurrection, prêtre du diocèse de Paris.