L’ESPRIT DE LA LITURGIE CHEZ LES PÈRES DE L’EGLISE

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L’ESPRIT DE LA LITURGIE CHEZ LES PÈRES DE L’EGLISE, PAR JEAN-PAUL PÉRIER-MUZET

Recension du livre de François Cassingena-Tréverdy : Les Pères de l’Eglise et la liturgie, DDB, 2009, 384 pages

Le chrétien célébrant

Cette grosse étude, enrichie de notes très fournies et très érudites, englobe l’âge d’or de la Patristique tant occidentale qu’orientale du IVème au VIème siècle, c’est-à-dire du règne de Constantin à celui de Justinien, sans s’interdire d’ailleurs des débordements au-delà de cette période (ex. Grégoire le Grand et Maxime le Confesseur). Elle nous présente le portrait liturgique des communautés chrétiennes en acte de célébrer, à travers l’œuvre et la réflexion de ses représentants les plus prestigieux et les plus brillants, à commencer par celles de deux ‘spécialistes reconnus’ : saint Augustin en Occident et saint Jean Chrysostome en Orient. C’est à travers une riche mosaïque de textes et de citations patristiques, notamment des sermons, que l’auteur de l’étude, un bénédictin de Solesmes, tente de capter l’esprit et l’expérience liturgique de cette Grande Eglise des IVème et VIème s.
La liturgie y est définie comme le service de Dieu par l’ensemble du système culturel, que ce soient les rites et les personnes. On connaît au sujet de la célébration eucharistique la formule heureuse et bien frappée de l’évêque d’Hippone : Sacramentum pietatis, signum unitatis, vinculum caritatis. Quant à l’épiphanie de cette liturgie ou à son déploiement habituel, elle ne se réduit pas à une participation factuelle de quelques fidèles ou acteurs, mais à une conception plus globale et plus intérieure de la célébration qui fait de chaque participant de l’assemblée en prière un membre communiant à la vie du Christ, à la façon, dixit Augustin, d’une fourmi de Dieu, faisant au retour de l’office une secrète provision des grains qu’elle a récoltés sur l’aire. Le mot liturgie et l’acte liturgique n’ont de sens d’ailleurs pour les Pères de l’Eglise dans l’Antiquité chrétienne que compris et vécus dans un sens communautaire et ecclésial large : la prière liturgique possède une haute teneur d’ecclésialité. On n’est chrétien qu’en assemblée, qu’ensemble, formule que ne renieraient pas les utilisateurs du moderne Prions en Eglise.
Une articulation charpentée
L’ouvrage est composé sur un mode à quatre temps, comme un moteur à explosion bien rodé ! Il commence par une présentation de l’assemblée, continue par la description de l’accès à la célébration, se poursuit avec celle de l’action liturgique et se conclut par une réflexion sur l’expérience de la liturgie.
Constituer l’assemblée
Premier pas pour cette assemblée en prière, l’évêque prédicateur doit d’abord la constituer et la fidéliser : ce n’est déjà pas une mince affaire avec la concurrence d’autres rassemblements festifs et attractifs comme les jeux du cirque, l’hippodrome ou le théâtre, d’où des plaintes fortes des pasteurs contre l’absentéisme et des rappels sonores en faveur de l’assiduité : « A quoi sert-il que l’Eglise aime ses enfants, si elle ne voit leur visage qu’aux jours de grande fête » ? Assiduité quotidienne – chaque jour et même tout le jour – qui assimile de façon trop radicale, sous la plume du Patriarche de Constantinople, la condition monastique à celle du baptisé ! Le travail liturgique qu’est la prédication, marqueur de l’assiduité, peut être source de fatigue à la fois pour l’orateur mais aussi pour les fidèles, par l’attention qu’elle exige et par la longueur du discours que favorise volontiers le genre oral. Augustin aime conjuguer les trois termes constitutifs selon lui de l’assemblée : congregatio (foule), lectio (Parole de Dieu) et sermo (prédication), trilogie emblématique d’une véritable participation liturgique.
Avec le temps, l’assemblée s’organise et se codifie à l’unisson de l’architecture basilicale et de la tenue des conciles pour l’orthodoxie des dogmes: le Peuple de Dieu est hiérarchisé et même hiératisé selon des états de vie bien distingués et selon un bon ordre harmonieux qui entend signifier quelque chose de la dimension morale de la vie chrétienne, une expression communautaire qui discipline les charismes individuels en vue de l’édification de tous. L’assemblée fonctionne à la manière d’un navire de navigation avec pilote, marins, matelots et passagers, chacun à son poste, dans le calme, selon un rang ‘ordonnant’, à la fois ferme et souple.
On comprend que le chant trouve dans ce contexte de la prière d’assemblée à la fois sa place et sa valeur d’harmonie ecclésiale. Avec pédagogie, Augustin sait évoquer son importance avec les expressions d’ordo, de dispositio et de modus, trois touches musicales transposées à l’acte liturgique. Le même souci de bon ordre fait prohiber chez les Pères toute idée de festin, de licence mondaine ou d’excès dans la toilette féminine dans les maisons et aux temps de la prière commune. Le seul critère radical retenu en matière de beauté, c’est celle de Dieu et, par conséquent, celle de l’être humain image de Dieu. A privilégier donc en toute circonstance, pour le sujet liturgique qu’est l’assemblée, tout ce qui porte à son orchestration communautaire : communion, unisson et harmonie, pour la joie spirituelle de l’être-ensemble, en d’autres termes célébrer sur terre d’un seul cœur et d’une seule âme, véritable miroir de la liturgie céleste, véritable symphonie des anges.
Accéder au mystère
Deuxième démarche de l’auteur, l’accès de l’assemblée au mystère liturgique est finement délivré par les Pères grâce à leur pédagogie du seuil. Il convient d’accomplir pour l’acte liturgique une démarche initiale qui est l’approche du mystère, c’est-à-dire pour l’homme l’accueil de Dieu qui se fait proche de son peuple et qui par le fait même le rend proche de lui-même, plus intérieur en quelque sorte. Pour accéder à cette transcendance du mystère et franchir la dénivellation qui sépare la vie ordinaire de la vie liturgique, l’homme est conduit à une attitude de purification par la prière, la réflexion théologique et la célébration. Trois attitudes ou prodromes de l’agir liturgique sont recommandés : foi, crainte et silence pour ce rapport vertical de l’homme à la transcendance divine, car de même que c’est dans le silence que l’on parle de Dieu (théologie), c’est dans le silence que l’on parle à Dieu (prière), terme ultime de l’expérience mystique selon la vision augustinienne d’Ostie (contemplatio) et condition indispensable de l’écoute de la Parole dans la célébration des mystères liturgiques.
Entrer dans le mystère
Il est temps maintenant, après ces préliminaires, d’entrer dans l’action ecclésiale mêùe où s’épanouit la liturgie ou plutôt la fête liturgique avec sa note distinctive de solennité, son caractère de rassemblement massif et sa dimension proprement politique en raison de la couverture officielle impériale. Le temps liturgique se structure avec les notions de cycle dominical, temporal, sanctoral qui déploient à travers l’année entière la célébration unique du Mystère chrétien en autant de scènes ou d’actes multiples empruntés à la dramaturgie pascale, avec le renfort de mouvements ambulatoires comme stations, processions, pèlerinages. La mentalité antique rappelle que la fête est d’institution divine, qu’elle marque un repos, qu’elle se fonde sur une alternance-échange et qu’elle fait jouer entre les hommes une instance rythmique avec musique et danse, d’où sa dominante joyeuse, et où la prestation oratoire est comme inhérente. Le christianisme n’a eu aucune peine à se couler dans l’héritage hellénique comme dans la romanité païenne de la panégyrie antique et, avec son déploiement fastueux de cérémonial, en se l’appropriant tout en le revisitant.
On retrouve dans la conception mystique de l’idéal festal antique les assises de l’institution chrétienne de la fête liturgique : la fête construit les mots, les pierres et les hommes. Lorsqu’elle devient chrétienne, le Christ-Kyrios, nouvel Empereur par sa victoire pascale, confisque en sa personne tous les rôles traditionnels empruntés à la fête païenne, hiérophante, chorège et agonothète[1] , bref tout l’arsenal notionnel et métaphorique de la « festalité » traditionnelle en le dépouillant du vêtement du mythe et de son attirail sensible et sensuel. Le temps liturgique manifeste à la fois cohérence et dynamique, le paysage et l’architecture des fêtes formant une véritable christologie avec la trinité de Noël, de Pâques et de l’Ascension célébrant toute la terre et toute la vie, l’intime solidarité du visible et de l’invisible dans la cohésion du mystère : une sorte de fête sans fin à travers son aujourd’hui. Le rendez-vous liturgique de la fête manifeste ce Dieu-Emmanuel avec son Peuple dans la perspective même d’une eschatologie en marche vers sa plénitude, au terme de l’histoire où l’homme intérieur, piéton du ciel, rejoint spiritualisé le champ de la divinité dans la grande Fête divine.
Faire l’expérience du mystère dans toute l’extension de la vie
Dernier stade d’examen, comment se réalise la suture entre la liturgie et la conscience de ceux qui y participent, quelle assimilation ou réception en est-elle faite d’ordre théologal, sacramentel et ecclésial ? L’être-chrétien individuel et collectif est-il modifié sur les plans intellectuel, affectif et éthico-existentiel ?
Dans la liturgie, grâce au don de présence de l’Esprit, tout est appelé à faire signe et à faire progresser vers une intelligence savoureuse des paroles entendues et des gestes posés (intellectus fidei) de la part des fidèles dont les yeux de l’âme sont occupés à regarder Jésus. Cette attention à penser et peser la Parole, à écouter le Maître intérieur, témoigne de cette intentio cordis qui caractérise l’homme intérieur selon le mot d’Augustin, pour faire concorder son esprit et sa voix avec l’intelligence du Mystère célébré par toute l’Eglise. Par la grâce de la prière liturgique, le cœur du fidèle est comme transporté au-delà de lui-même pour être introduit et déplacé dans l’univers méta-cosmique. Ce motif récurrent du Sursum corda dans la prédication augustinienne désigne et récapitule la dimension anagogique de l’existence chrétienne invitée au dépassement dans la vie mystique pour atteindre le port de la sérénité d’une vie parfaite, promesse de la trêve au monde, à ses passions et à ses tempêtes. Car une des composantes essentielles du tempérament liturgique dans la célébration, c’est la joie spirituelle d’atteindre le bien-être profond, le repos dans la détente, la récréation et l’union des cœurs dans la communion ecclésiale. Joie spirituelle que symbolise le chant d’un Alléluia qui perdure, signe de vitalité et de santé de la part d’une assemblée en réaction par ses applaudissements, ses acclamations, ses cris, ses chants, ses larmes…étant entendu, comme l’exprime Augustin, que la voix qui va vers les hommes est le son ; mais celle qui va vers Dieu est le sentiment (affectus). Cette adhérence profonde de tout l’être conduit le fidèle liturgique jusqu’à l’union mystique à Dieu dans le secret du cœur-à-cœur, sommet d’intériorisation et de contemplation.
Cette commotion du cœur aboutit évangéliquement à la conversion de vie qui permet au sortir de la liturgie d’emporter avec soi ou en soi l’actualité du Christ pascal et de diviniser l’existence du baptisé. Vivre avec le Christ en participant au mystère liturgique débouche sur le vivre avec le frère, sacrement existentiel, en assumant la condition responsable d’être chrétien au monde. La porte de l’église ouvre sur le monde des frères, à commencer par celui des pauvres, grâce à la charité sociale, grâce au devoir de l’aumône, grâce à l’exercice concret de l’agapè, ce transfert du sacré de l’action liturgique au champ social. La fin divinisante de l’action liturgique appelle sa fin humanisante en vertu de cette nécessité structurelle de l’être chrétien, à l’image de leur union parfaite dans le Christ. Une manière de redire avec les Pères au terme de cette belle étude que l’homme n’est homme qu’à l’église dans la mesure même où l’homme a pour vocation de faire de la ville entière ou de la cité humaine une véritable église.
En guise de conclusion ouverte
Ce livre n’est pas d’une lecture forcément reposante : très documenté, il requiert une attention coûteuse, mais il récompense inversement le lecteur de sa dépense d’énergie par le fruit lumineux de son exposé, la richesse de son contenu et la complexité évidente de son sujet. D’une écriture choisie qui ne nous épargne pas le jargon disciplinaire, il évoque en tout cas à la perfection la beauté majestueuse qui entoure les célébrations liturgiques aussi bien orientales, version syro-antiochienne de conception mimétique, que celles occidentales, de facture augustinienne au volet social plus ouvert. Favorisée par le pouvoir impérial à partir du IVème siècle, la liturgie n’est plus matière à libre improvisation en passant de l’oralité à l’écriture et en s’adressant à des communautés nombreuses. Même si l’on perçoit déjà des facteurs de diversification entre l’Orient et l’Occident du fait des cultures et des langues, elle reste soudée à un tronc commun hérité de la tradition baignant dans la mentalité et dans l’esprit de l’homme classique, à travers l’aire/ère de l’âge romanisé.

Jean-Paul PERIER-MUZET
Augustin de l’Assomption
Paris

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