MORT ET RÉSURRECTION (Ph 2, 6-11)

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MORT ET RÉSURRECTION

P. Lucien Deiss

Nous entrons dans la contemplation du mystère pascal par une grande porte que nous ouvre le Père Lucien Deiss, l’hymne de Saint Paul dans l’Epitre aux Philippiens :  » Jésus, de condition divine…  » Ph 2, 6-11

Grégorien et Parole de Dieu
Jadis, avant la réforme liturgique de Vatican 11, un des sommets de l’Office de la semaine Sainte. culminait dans le chant de l’antienne  » Christus factus est pro nobis « . Quelques 120 voix jeunes, entre 20 et 25 ans, chantant le grégorien dans notre scolasticat avec une virile beauté: célébration d’une intense splendeur! La première partie de l’antienne, dans une mélodie grave et solennelle, invite à la contemplation du Christ  » obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur la croix.  » La seconde partie, dans une envolée exultante et jubilante célèbre sa résurrection et sa seigneurie universelle:  » C’est pourquoi Dieu l’a exalté…  » Le grégorien se mettait au service du mystère, les neumes acclamaient la Parole de Dieu selon l’hymne aux Philippiens 2, 6-11.
Certaines communautés, depuis la réforme liturgique, n’ont pas pu sauvegarder la richesse de leur grégorien. En retour, elles ont récupéré un trésor d’une incomparable beauté celui de la Parole de Dieu dans son intégralité. Le texte en effet, d’une émouvante splendeur, est une hymne que Paul cite dans sa lettre aux Philippiens 2, 6-11. L’exégèse allemande l’appelle « Christuslied », chant du Christ . On la divise tout naturellement en deux parties, et les commentateurs subdivisent ordinairement chaque partie en trois strophes. La voici dans une traduction qui veut imiter autant que possible la superbe splendeur de l’original grec que cite Paul :
Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais lui-même s’anéantit prenant condition d’esclave, devenant semblable aux hommes.
Et s’étant comporté comme un homme il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, la mort sur une croix.
C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom
Afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au plus haut des cieux
sur la terre et dans les enfers,
Et que toute langue proclame : le Seigneur, c’est Jésus Christ à la gloire de Dieu le Père.
Parole de Dieu et grégorien soulignent donc, chacun à sa manière, la révélation du mystère de Jésus.
Une des premières professions de foi
La lettre aux Philippiens date des années 53. La mort même de Jésus remonte aux années 30. Cette lettre fut donc rédigée quelques 23 années après la mort de Jésus. L’hymne représente ainsi une des premières professions de foi de la communauté primitive. C’est une merveille de simplicité et de force:  » Le Seigneur, c’est Jésus Christ à la gloire de Dieu le Père  » .
« Tel est le caractère fascinant et énigmatique de ce joyau de la foi chrétienne primitive qu’il n’a pas encore dévoilé tous ses secrets. » L’une des sources les plus proches semble être le quatrième chant du Serviteur de Yahvé selon Is 52,13 à 53,12. Ce chant célèbre le Serviteur, homme de douleur écrasé par la souffrance pour les péchés de son peuple, exalté ensuite comme son Fils pour son sacrifice (Is 53,10-12). On peut ajouter à cette source le thème du Nouvel Adam . Jésus est « de condition divine », littéralement « dans la forme de Dieu » (2,6). Or dans le vocabulaire biblique grec, le mot « forme » équivaut à « image ». Adam, créé à l’image de Dieu (Gn 1,27) cherche à devenir son égal. D’où sa chute. Jésus, lui qui est Fils de Dieu, n’a pas gardé jalousement le rang qui l’égalait à son Père . Il a choisi l’humilité et l’obéissance. D’où son exaltation.
En suivant le texte mot à mot
Le texte de l’hymne est particulièrement riche et dense. On donne ici, comme pour toucher le texte primitif, la transposition littérale de l’original grec.
Première partie ( 2,6-8)
Verset 6 :  » Lui (= le Christ) se trouvant en forme de Dieu, ne retint pas comme une proie d’être égal à Dieu « .
La lourdeur de la phrase s’explique par le désir d’évoquer l’image du Christ en tant nouvel Adam. Le premier Adam en effet se laissa séduire précisément par la tentation de devenir égal à Dieu:  » Vous serez comme des dieux  » (Gn 3,5), lui avait promis le démon. Le Christ , lui, réalise l’égalité avec Adam, mais au coeur même de son humilité. Nouvel Adam, il restaure ainsi l’image de Dieu en toute l’humanité.
Verset 7.  » Mais lui-même s’anéantit ( littéralement : se vida)  » prenant forme d’esclave, devenant semblable aux hommes . Quant à son aspect, il fut reconnu comme un homme.
 » Il s’anéantit  » nous comprenons : il renonça à ce qui lui appartenait en tant que Dieu, c’est-à-dire l’infinie splendeur de sa divinité. « Prenant forme d’esclave »: le mot  » esclave  » y rend servilement le grec  » doulos  » mais peut paraître trop fort dans le contexte. Il semble préférable de le rendre par le terme de  » serviteur  » On se souviendra que dans le vocabulaire de l’Ancien Testament, le serviteur peut resplendir d’une certaine noblesse en tant apparaît comme l’image et le remplaçant de son maître. C’est bien dans cette noblesse d’amour entre serviteur et maître qu’il faut comprendre la relation entre Jésus et son Père. C’est aussi dans cette noblesse d’amour que nous sommes nous-mêmes serviteurs du Père .
L’hymne affirme avec force la réalité de l’humanité de Jésus. Elle barre ainsi la route à tout docétisme. Cette hérésie, à l’oeuvre dès les premiers temps de l’Eglise, prétendait que Jésus n’était pas vraiment homme mais n’avait que la ressemblance humaine (dokein, ressembler). Elle pensait ainsi enlever le caractère scandaleux à l’incarnation et sauvegarder en même temps l’impassibilité divine: Dieu ne peut pas souffrir. Mais elle ruinait en même temps le mystère de l’incarnation de Dieu au milieu de la pauvreté humaine. Telle est la distance abyssale entre l’humilité de la condition humaine et l’infinie splendeur de la divinité. Telle est justement aussi l’infini de l’amour de Dieu pour nous.
Verset 8.  » il s’abaissa lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort de la croix. « 
Cette troisième strophe proclame l’humiliation extrême de Jésus et son obéissance parfaite dans sa mort sur la croix. Elle évoque l’image émouvante du Serviteur de Yahvé, homme de douleurs , familier de la souffrance (Is 53,43), portant le poids de nos péchés et souffrant pour nos fautes. L’affirmation fondamentale dans la théologie paulinienne selon laquelle c’est par le péché que souffrance et mort sont entrées dans le monde (Rm 5,12) n’est pas niée dans l’hymne, elle n’est simplement pas reprise. Il y a donc possibilité dans le message chrétien d’évoquer souffrance et mort simplement comme liées à la condition humaine.
Relevons enfin la beauté de l’adjectif hypèkoos, obéissant, du verbe
hypakouein obéir et du substantif hypakoè, obéissance. Ces mots sont formés du verbe akouein, du préfixe hypo, dessous, d’où  » écouter en penchant la tête  » (Bailly). L’obéissance de Jésus, comme l’obéissance chrétienne , n’est pas l’exécution servile de la volonté d’un maître intraitable, mais bien l’humble écoute de la Parole de Dieu en penchant la tête en signe de vénération et d’amour. Au coeur de sa souffrance, dans l’agonie de sa mort, cette obéissance d’amour fut la seule réponse de Jésus à son Père. Elle est aussi pour nous aujourd’hui notre seule réponse.

Deuxième partie ( 2, 9-11)
Verset 9 : « C’est pourquoi aussi Dieu l’a exalté et lui (a donné) par grâce le nom celui au-dessus de tout nom. »
La première partie présentait Jésus comme sujet de la phrase, on s’attendait donc à ce que la seconde partie proclamât sa résurrection. En fait, la résurrection, toujours présente, n’est même pas mentionnée ici. L’hymne préfère parler plutôt de l’exaltation de Jésus. Elle célèbre donc non pas simplement le retour à la vie du Seigneur , mais bien son entrée dans la gloire du Père. Elle souligne non pas un mérite du Christ, mais un don gratuit, une grâce (echarisato) du Père. Elle s’enracine dans l’amour merveilleux du Père. C’est lui, le Père, qui est au centre de sa louange.
Verset 10:  » Afin que dans le nom de Jésus tout genou fléchisse (dans ) les cieux, et les terres et sous les terres. « 
Dans l’univers biblique le nom n’est pas d’abord indication de l’identité de la personne, mais bien la révélation de ce qu’est sa personne devant Dieu. On peut donc affirmer ainsi que le nom de Dieu, comprenons : Dieu lui-même, habitait le Temple ( Dt 12,5). C’est pour cela que le fidèle de la Première Alliance évitait de prononcer le nom de Dieu pour ne pas se trouver comme par surprise devant le Dieu d’infinie majesté. Il remplaçait ce nom par des équivalences comme « Tout-Puissant » ou  » Très Haut « . Le nom « Yahvé » lui-même fut révélé a Moïse au Sinaï ( Ex 3,14) . Il représentait au coeur de l’Ancien Testament la richesse de son amour.
Le fidèle de la Nouvelle Alliance au contraire aime prononcer le nom de Jésus . Ce nom est proclamation de son salut. Il signifie en effet selon l’hébreu « Yéhoshua » : Yahvé sauve . C’est ce que l’ange avait expliqué à Joseph quand il lui avait demandé d’accueillir chez lui l’enfant de son épouse Marie :  » Tu lui donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés  » (Mt 15, 21).
Verset 11 : « Et que toute langue proclame que Seigneur (est) Jésus Christ pour la gloire de Dieu le Père
Le texte reprend l’acclamation de l’Eglise primitive qui est en même temps sa profession de foi: « Jésus Christ (est) Seigneur! » On notera l’inversion des mots  » Seigneur (est) Jésus Christ » pour souligner avec puissance la seigneurie de Jésus. Elle devait être familière à la communauté primitive ( cf. Col 2,9)
Cette finale renvoie à l’hymne citée en Is 45, 20-25. Dans cette hymne Dieu apparaît comme Dieu unique, juste et sauveur » devant qui se rassemblent toutes les nations et devant qui tout genou doit fléchir. Telle est bien la seigneurie de Dieu le Père, telle est également la seigneurie de Jésus.
Au coeur de la foi chrétienne se trouve donc la profession de foi en la seigneurie de Jésus « à la gloire de Dieu le Père ». Cette gloire du Père, c’est d’être reconnu et aimé , d’abord et essentiellement en tant que Père de Jésus, puis, à travers lui, de toute la création, donc de toute beauté, de tout amour, de toute joie.
En conclusion nous voyons là une hymne unique dans la littérature du Nouveau Testament, éblouissante de simplicité et d’optimisme théologique, parfaitement adaptée à notre époque ! Elle évite même de mentionner le péché de l’homme et du rachat de ce péché par la croix et préfère célébrer plutôt l’invitation de toute l’humanité, par le Christ, à la louange du Père. La résurrection ellemême de Jésus n’est pas décrite comme sa levée du séjour des morts après l’ignominie de la croix, mais bien comme son exaltation  » à la gloire de Dieu le Père.  » Aucune invitation non plus n’est faite pour présenter une prière de demande ni non plus une louange ou une action de grâce, mais il est évident que la seule réponse qui puisse être faite est cette louange ou cette action de grâce. Dieu est infinité d’amour. Toute son action dans le monde ne peut être qu’expression de son amour. Notre vie elle-même ne peut être que réalisation de ce à quoi nous avons été prédestinés, c’est-à-dire à être des vivantes  » louanges de sa gloire  » (Ep 1,5).
Nous réalisons cet idéal en marchant à la suite de Jésus, en vivant dans l’humilité devant le Père, en lui obéissant « jusqu’à la mort », c’est-à-dire en acceptant chaque instant de notre vie comme une offrande à son amour. Ainsi cette hymne s’incarne-t-elle au coeur de notre vie.

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