LA SAINTETÉ DE DIEU DANS L’ANCIEN TESTAMENT – par Jean Lévêque,

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LA SAINTETÉ DE DIEU DANS L’ANCIEN TESTAMENT

proposés par Jean Lévêque, carme, de la Province de Paris

Nous n’avons probablement jamais rencontré de saint ; et pourtant, grâce à notre éducation chrétienne et à nos lectures, il nous semble assez facile d’imaginer ce que peut être la sainteté: une incomparable réussite morale, parfois enrichie d’une étincelle de génie, et surtout une proximité mystérieuse par rapport à Dieu et aux choses de Dieu. Mais cette notion, ou plutôt cette description de la sainteté, valable pour des hommes, l’est-elle encore pour Dieu lui-même ? Sa sainteté est-elle du même type que la nôtre ? Que veut-on dire exactement quand on proclame la sainteté de Dieu?
Dès qu’on aborde l’Ancien Testament, en cherchant la réponse qu’il a donnée à ces questions, on se rend compte que la notion de sainteté, appliquée à Dieu, est à la fois plus complexe et plus riche, et qu’on ne peut absolument pas partir de notre sainteté d’hommes pour explorer celle de Dieu, mais qu’au contraire c’est la sainteté unique de Dieu qui doit éclairer et modeler la nôtre. Dans l’Ancien Testament, à chaque trait de la sainteté transcendante de Yahvé répond une démarche fondamentale de l’homme ; et dessiner à partir de la Révélation les lignes de force de la sainteté du Seigneur, c’est équivalemment résumer toute notre attitude religieuse.
Les hommes de l’Ancienne Alliance ont expérimenté la sainteté de Dieu de trois manières différentes et complémentaires.

La sainteté « majesté »
Rencontrer le Dieu Saint, c’est d’abord entrer en présence d’une force mystérieuse, sans contours ni limites, comme la nuée qui remplit le sanctuaire (2 Chr. 5, 11) ; c’est découvrir soudain la puissance du Créateur qui fait vaciller la terre (Ps. 99, 1), la majesté du Maître de l’histoire « qui accomplit des prodiges au milieu de son peuple » (Jos. 3,5) et lui parle du milieu du feu, de la nuée et des ténèbres, d’une voix forte (Dt. 5). « Dans l’ouragan, dans la tempête il fait sa route, les nuées sont la poussière que soulèvent ses pas. Il menace la mer, il la met à sec, il fait tarir tous les fleuves. Bashan et le Carmel en sont flétris, flétrie la verdure du Liban ! Les montagnes tremblent devant lui, les collines chancellent, la terre s’effondre devant lui, le monde et tous ceux qui l’habitent. Son courroux! Qui pourrait le soutenir ? » (Nahum 1, 3-6).
Sous cet aspect, la sainteté de Dieu apparaît comme une densité d’existence, que l’homme ne peut ni cerner, ni capter pour servir ses propres desseins : c’est pourquoi il la craint : « Qui pourrait tenir en face de Yahvé, le Dieu Saint ? » ( 1 Sm 6,20). L’homme se sent dépassé, investi, et ses réactions devant le Tout-Puissant présentent dans l’Ancien Testament toute la gamme du respect, depuis la surprise jusqu’à l’effroi religieux.
Évoquons ici Moïse, en Exode 3,4, intrigué par le buisson en flammes : « Yahvé le vit s’approcher pour mieux voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson : Moïse, Moïse ! » – « Me voici », répondit-il. Alors il dit : « Ôte tes sandales de tes pieds, car le lieu que tu foules est une terre sainte. » Dieu dit encore : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Israël et le Dieu de Jacob. » Moïse alors se voila la face dans la crainte que son regard ne se fixât sur Dieu. »
De même Élie sur l’Horeb, quand il entendit la brise légère qui annonçait Yahvé : « se voila le visage avec son manteau, sortit et se tint à l’entrée de la grotte. » (1 Rg 19,13).
Plus Dieu se fait connaître à l’homme, et plus grandit en celui-ci une attitude mal différenciée, faite à la fois de crainte et d’attirance. La nuit même qui précède l’alliance de Dieu avec Abraham, « une frayeur saisit » le patriarche durant son sommeil : Jacob, s’éveillant du songe où il a vu une échelle qui reliait la terre au ciel, s’écrie: « En vérité, Yahvé est en ce lieu, et je ne le savais pas ! Que ce lieu est redoutable ! Ce n’est rien de moins qu’une maison de Dieu et la porte du ciel. » (Gn. 28,17).
Toute la religion d’Israël ne tenait pas, tant s’en faut, dans ces réflexes craintifs devant Yahvé. Ce n’est encore là qu’une approche timide et défiante du mystère de Dieu, et dans la plupart des textes, la peur du sacré n’est que le premier moment de la rencontre: celui qui prépare le dialogue. Si Dieu fait sentir ainsi sa majesté écrasante, c’est pour créer dans l’âme des prophètes ou des patriarches le climat révérenciel qui prépare les grandes révélations, ou pour fonder leur mission sur une expérience inoubliable de sa transcendance. Il est significatif, à cet égard, que les privilégiés qui prennent ainsi plus vive conscience de la grandeur de Yahvé soient justement ceux que Yahvé appelle et envoie. Au cours de l’apparition du Buisson ardent, Dieu dit à Moïse, encore sous le coup de la peur : « Et maintenant, va, je t’envoie auprès de Pharaon, pour faire sortir mon peuple les enfants d’Israël » (Ex. 3,10) ; et au prophète Élie, tremblant sous son manteau à l’entrée de la caverne : « Que fais-tu ici, Élie ?… va, reprends ton chemin » (1 R 19,15). De la même manière, Paul sera terrassé par la lumière du Christ glorieux, sur la route de Damas ; et ce sera le point de départ de toute sa vie missionnaire.
On aurait donc tort de voir dans la crainte sacrée une attitude purement négative : Marie, elle-même, l’a éprouvée devant l’ange, et tous les grands mystiques, ceux de l’action comme ceux du silence, passent par des moments crucifiants où ils découvrent, avec une sorte de vertige, l’immensité et la sainteté du Dieu auquel ils ont voué leur vie.
Certes, l’histoire des religions montre bien que la peur a fait avorter le sentiment religieux chez maintes peuplades primitives, qui se sont dès lors rabattues sur des rites magiques, censés agir à distance sur des forces obscures et hostiles. Mais dans la Bible, la crainte sacrée n’est jamais qu’un instrument de la pédagogie divine : Dieu l’inspire pour éduquer la foi, et il la tempère lui-même dès qu’il a obtenu un mouvement d’adoration.

La sainteté qui sépare : la sainteté « consécration »
Dans un second sens, la Bible appelle saint ce qui est séparé du profane et mis à part par Dieu ou pour Dieu. Dieu lui-même est ainsi Saint par excellence, puisqu’il est le Tout-Autre, l’Inaccessible « qui habite une demeure élevée et sainte  » (Is. 57,15) ; mais sera saint également tout ce qui est soustrait à l’usage commun et réservé à Dieu : tout ce qui a un lien avec Dieu participe à son caractère sacré. Ainsi le Temple et sa colline, la ville de Jérusalem, le ciel même, tous les lieux où Yahvé habite et se manifeste sont appelés saints ; de même les ustensiles du culte, les vêtements rituels, tout ce qui est offert à Dieu ou au sanctuaire, les victimes animales, les premiers-nés des troupeaux, l’huile des onctions, les dîmes perçues par le Temple : tout cela devient la propriété de Yahvé, et porte le cachet de sa sainteté.
Non seulement le monde cultuel se trouve sanctifié, comme par contagion, de par sa proximité avec le Dieu saint, mais les hommes de l’Ancien Testament sentent le besoin de ratifier eux-mêmes, volontairement, cette sainteté objective, par des rites et des gestes de consécration. Par là, ils reconnaissent le haut domaine de Dieu sur sa création, et une dimension nouvelle, personnelle déjà, s’introduit dans la notion du sacré : la sainteté n’est plus seulement adorée comme transcendante et lointaine, mais révérée comme immanente aux choses consacrées. En somme le champ du sacré s’élargit, et commence à annexer le cœur du croyant : le cosmos devient moyen d’expression pour l’adoration qui monte des hommes vers Yahvé. C’est là le sens profond de la sainteté cultuelle, celui qui demeurera inaltéré dans la religion du peuple élu, malgré les tentations des religions naturistes cananéennes, malgré les déviations du formalisme, si fortes après l’exil, et contre lesquelles Jésus devra s’élever.
Le temps même est sanctifié, par l’instauration d’un calendrier liturgique, rythmé par les sabbats et les trois grandes fêtes à pèlerinage : la Pâque (avec les Azymes), les Semaines et les Huttes. Les guerres d’Israël sont également saintes ; non pas qu’elles soient des guerres de religion – car jamais Israël n’a pris les armes pour imposer sa foi – mais parce que ce sont les combats d’un peuple consacré « qui marche au nom de Yahvé son Dieu, toujours et à jamais » (Michée 4,5). C’est pourquoi les campagnes guerrières sont préparées, comme de grands actes religieux, par des rites de pénitence et des sacrifices.
Enfin les individus à leur tour entrent dans l’orbe de la sainteté de Dieu, soit par choix de Yahvé, comme les prophètes, soit par droit héréditaire, comme les prêtres et les lévites voués au service du Tem­ple, soit volontairement, comme les naziréens (Nb 6) qui s’abstiennent de vin et laissent croître leur chevelure durant tout le temps de leur vœu, « car ils portent sur leur tête la consécration de leur Dieu ».
Cette sainteté « de séparation », de consécration, est donc avant tout une sainteté communicable et participée. Et notons bien que, si elle sépare du profane, elle rapproche de Dieu ; elle suscite en l’homme deux démarches qui orientent tout le reste de sa vie religieuse : il se met personnellement en consonance avec l’infinie pureté de Dieu, et il sacralise son univers.

La sainteté morale
Avec ce troisième sens, nous rejoignons notre concept moderne de sainteté, et nous pénétrons au cœur même de la sainteté de Dieu, c’est-à-dire à l’intime de son être, car la sainteté exprime le « Nom » de Dieu , son essence, l’expression la plus fidèle et la plus noble de son mystère.
On hésite un peu à qualifier de morale la sainteté de Dieu, craignant de la ravaler au plan de la rectitude et des vertus humaines. Il est bien sûr que Yahvé n’est pas bon, juste, fidèle à la manière des hommes, toujours limités et successifs ; mais il est encore plus vrai qu’Il a voulu parler aux hommes en langage d’homme, et que les mots et les images bibliques, si pauvres et déficients qu’ils soient en eux-mêmes, aimantent vraiment notre esprit vers la réalité de Dieu, parce que Dieu même les authentifie.
C’est pourquoi l’Ancien Testament aime à retrouver en Dieu, à un degré éminent, tout ce qu’il y a en l’homme de vertu magnanime, de grandeur et de perfection morale. L’immensité de Dieu prend alors un visage et s’appelle désormais justice, fidélité, sérénité, tendresse de Père ou d’Époux.
Ce qui éloigne l’homme de cette absolue sainteté, c’est, plus encore que sa petitesse de créature, la conscience profonde de son péché :
« Comment l’homme serait-il pur, resterait-il juste l’enfant de la femme ? À ses saints (1) mêmes Dieu ne fait pas confiance, et les cieux ne sont pas purs à ses yeux. Combien moins cet être abominable et corrompu, l’homme, qui boit l’iniquité comme l’eau ! » (Job, 15, 14-16). « Tes yeux sont trop purs pour voir le mal », dira Habaquq (1,13). Et pourtant, par un étrange paradoxe, cette sainteté, devant laquelle le pécheur instinctivement recule, pousse au contraire Dieu à pardonner et à se donner ; Yahvé, qui demeure le Tout-Autre, a voulu être le Saint d’Israël ; lui, que sa sainteté sépare de tout, s’est lié à son peuple par une Alliance qui préludait à la suprême condescendance de l’Incarnation. Le Dieu Jaloux (Jos. 24, 19), pour manifester sa sainteté, « prend en pitié la maison d’Israël » (Ez. 39, 25).
Ainsi, plus qu’une affirmation de puissance, la sainteté de Dieu se révèle comme une avance de l’amour, et elle appelle la réponse loyale de l’homme : « Soyez saints, car moi Yahvé votre Dieu, je suis saint » (Lev. 19, 2). On ne trouve pas le Seigneur Dieu sans un « réaxement » moral de toute la vie, et surtout sans un désir passionné de le rejoindre :
« Qui montera sur la montagne de Yahvé et qui se tiendra dans son lieu saint ? L’homme aux mains innocentes, au cœur pur, qui n’a point l’âme encline aux vanités. C’est la race de ceux qui le cherchent, qui poursuivent ta face, Dieu de Jacob. » (Ps. 24, 2-6.)
Car la sainteté fascinante de Dieu ne saurait, sans se renier elle-même, renoncer à ses exigences : le Saint d’Israël sera toujours une « flamme qui consume et dévore les ronces » (Is. 10, 17) ; l’Exode et l’Exil n’ont pas eu lieu une fois pour toutes : ils demeurent, au cœur de chaque homme, des dimensions de l’expérience religieuse, et, dans la pensée de Dieu, c’est toujours un reste fidèle purifié par l’épreuve qui « sera appelé saint et inscrit pour survivre. » (Is. 4, 3.)
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Une majesté qui s’impose, une emprise sacrée sur le cosmos et sur le cœur de l’homme, un amour qui s’offre à la communion : la sainteté de Dieu est tout cela, indissolublement, et ces aspects qu’isole l’analyse se fondent en réalité dans l’unique chatoiement de la Beauté divine ; mais les écrivains de l’Ancien Testament, qui ont vécu en profondeur leur rencontre avec Dieu, incapables de la décrire par un seul terme, l’ont circonscrite par approches successives.
Tel le psalmiste, s’élevant progressivement de la sainteté qui écrase à la sainteté du Dieu de l’Alliance :
« Yahvé règne, les peuples tremblent ; il chevauche les Chérubins, la terre chancelle ; dans Sion Yahvé est grand. Il s’exalte, lui, par-dessus tous les peuples ; qu’ils célèbrent ton nom grand et redoutable : il est saint, lui, et puissant. Le roi qui aime le jugement, c’est toi ; tu as fondé droiture, jugement et justice, en Jacob c’est toi qui agis. Exaltez Yahvé notre Dieu, prosternez-vous devant son marchepied : lui il est saint » (Ps. 99, 1-5.).
Mais aucun texte de l’Ancien Testament ne rassemble mieux les composantes de la sainteté de Dieu que le récit de la vocation d’Isaïe (Is. 6). C’est d’abord l’évocation grandiose de la puissance de Yahvé, et de sa présence qui sanctifie le Temple : « L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur Yahvé assis sur un trône élevé ; sa traîne remplissait le sanctuaire; des Séraphins se tenaient au-dessus de lui, ayant chacun six ailes : deux pour se couvrir la face, deux pour se couvrir les pieds, deux pour voler. Et ils se criaient l’un à l’autre ces paroles : « Saint, saint, saint est Yahvé Sabaot. Sa gloire remplit toute la terre ». Les gonds du seuil vibraient à la voix de celui qui criait et le Temple se remplissait de fumée.
Le prophète se sent comme noyé dans cette vision de majesté, et la sainteté morale de Yahvé lui révèle en contraste sa propre misère : « Je dis : Malheur à moi, je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au sein d’un peuple aux lèvres impures et mes yeux ont vu le Roi, Yahvé Sabaot ». L’un des Séraphins vola vers moi, tenant en main une braise qu’il avait prise avec des pinces sur l’autel. Il m’en toucha la bouche et dit : « Vois donc, ceci a touché tes lèvres, ton péché est effacé, ton iniquité est expiée. »
Enfin Dieu, ayant comblé lui-même par grâce l’espace qui le sépare de l’homme et du pécheur, appelle son prophète : « Qui enverrai-je ? Quel sera notre messager ? » Je répondis : « Me voici, envoie-moi ! »
Ainsi, au mystère de Dieu répond l’humble acquiescement de la foi : alors Dieu fait entrer l’homme dans ses desseins et lui révèle sa mission. Telle est encore la pédagogie divine : on n’entre pas au service du Sei­gneur sans s’être préparé ; et lui-même, en révélant sa sainteté, montre jusqu’où doit aller la purification. Il est le Saint (2), le seul Saint (3), le Saint d’Israël (4). Face à lui, le monde entier s’ordonne, les hommes trouvent leur cohérence intime, et, découvrant d’où ils viennent, ils voient mieux où la grâce les presse d’aller. Leur vie a pris le sens de Dieu.
Mais l’idée qu’Israël se faisait de son Dieu, déjà si belle et si dense, éclatera bientôt sous la pression des forces de la nouvelle alliance, quand seront révélés « le Père Saint », son Fils, « le Saint et le Véritable », et l’Esprit de Sainteté.

NOTES
(1) Il s’agit ici des anges.
(2) Is. 40, 25 ; Hab. 3, 3 ; Ja. 6, 10.
(3) Ex. 15. 11 ; 1 Sm. 2, 2 ; 2 Sm. 7. 22 ; Os. 11. Q ; Ps. 87, 7 ; Is. 8, 12 -14.
(4) Is. 1,4 ; 10, 17 ; 30, 11-12.

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