Archive pour le 6 avril, 2015
BRUITS DE JÉRUSALEM
6 avril, 2015http://www.revue-kephas.org/02/1/Venard67-73.html
BRUITS DE JÉRUSALEM
Janvier–Mars 2002
Fr. Olivier-Thomas Venard *
« – Vous restez quinze jours dans le pays et vous avez envie d’écrire un article; un mois et vous songez à un livre. Au bout d’un an vous hésitez à écrire une page… Et au bout de quarante ans – moi ça fait quarante ans que je suis là – vous ne comprenez plus rien ! ». Ces quelques mots d’une sœur du Carmel apostolique rencontrée récemment, révoltée par les attentats atroces qui viennent d’ensanglanter Jérusalem, suffisent à décrire ce que vous allez lire ici, chers amis de Kephas : non point une analyse, non pas même un témoignage, mais de simples impressions… Il paraît que toute connaissance commence par les sens; alors, il sortira peut-être quelque lumière de ces impressions diverses ? La vérité sortira de Sion et de Jérusalem la Parole du Seigneur, prophétisait jadis Isaïe…
Ce matin, j’étais à la Grotte où Jésus fut trahi – l’une des grottes, à en croire nos frères orientaux, où le Sauveur donnait à ses amis les plus proches un enseignement mystique que les foules plus nombreuses ne pouvaient comprendre, au pied du Mont des Oliviers, dans la Vallée du Cédron. C’est un des points les plus profondément enfouis de Jérusalem sans doute, la température y est constante et l’atmosphère maternelle; là, le frère Pacifique, un vieux franciscain levantin, vous réconcilie avec le Bon Dieu et vous parle doucement du ciel et de la joie de la Vierge immaculée, dont on vénère la Dormition dans une crypte voisine.
Ce matin, un vieux moine éthiopien, visage émacié et brun, dans ses amples habits de laines sombres, y discutait avec Jésus et avec Marie, prenant à témoins leurs images sur les fresques médiocres et pieuses qui ornent la grotte, et comptant avec l’index d’une main je ne sais quoi sur les doigts de son autre grande main ouverte. Comme un aveugle qui connaît en touchant, il passe la paume de sa main sur la partie de la fresque qui représente les apôtres en prière autour de la Vierge qui s’endort, et murmure des prières : dis, quand reviendras-tu ?
En remontant, dehors, je me retrouve dans la réverbération du soleil sur les tombes innombrables des pentes de la Vieille Ville, dans l’air bleu et froid, empuanti par une circulation dense et polluante. De nombreux cars aux standings divers déversent les musulmans par dizaines, qui viennent prier dans les mosquées de la Ville sainte, plus nombreux que d’habitude en ce jour de ramadan. Car nous sommes en ramadan. Impossible de dire « ils sont » en ramadan, car tout est fait pour vous y faire entrer, de gré ou de force.
Le muezzin de ramadan, de jour et de nuit, avec une voix nasillarde, vous inculque de longs versets comme une vrille cherche à percer un trou dans un mur.
Le muezzin qui parfois vous émeut – le muezzin de deuil qui accompagne de ses déplorations la souffrance de tout un peuple privé de ses droits.
Le muezzin, surtout, qui vous exaspère.
Le muezzin qui hurle, chat dans la gorge ou pas, voix juste ou pas, derrière son mégaphone, et dont les émissions sonores vous sont balancées par de puissants haut-parleurs braqués spécialement sur vous, malheureux chrétien qui avez bâti sur cette terre un couvent, une église (tous les lieux chrétiens, même les monastères isolés se voient ainsi dotés par l’islam de persécuteurs acoustiques, jusqu’au Saint-Sépulcre qui reçoit ses doses quotidiennes de Coran, expédiées des mégaphones fixés sur l’un des deux minarets qui le flanquent symétriquement, comme deux mauvais larrons glapissants).
Les muezzins, dont les phonations se relient en une chaîne inquiétante qui trouble votre sommeil, de quatre heures à quatre heures et demi du matin, – et qui enclosent la ville dans un cordon d’effets-Larsen délirant comme des djinns enivrés.
Appels à la prière, ces nuisances sonores ?
« Ils supportent bien tes cloches » me dit-on. Certes. Je crois pourtant que la comparaison n’est pas exacte : pas plus que le mugissement du shofar – début du shabbat, le vendredi après-midi –, le son abstrait des cloches et la brièveté de leurs sonneries ne sont comparables à cette voix qui cherche à faire effraction en votre âme. Il était beau, jadis, l’effort humain du croyant qui montait en son minaret, et de toute la force de son corps de chair, cherchait à entrer en relation avec vous, cherchait à vous persuader de l’écouter, vous qui habitiez un autre corps égal au sien ! Mais la beauté de ce dialogue idéal sous le regard de Dieu est désormais défigurée par la hideuse technique qui transforme la proposition en imposition, le chant en nuisance, l’offrande en violence…
La construction en cours d’une mosquée islamiste à Nazareth, dont on se scandalise aujourd’hui dans le monde chrétien, n’est qu’un cas parmi d’autres de la grossièreté des comportements communautaires de l’islamisme, ici, mais aussi de la lente régression nationaliste du judaïsme israélien.
Le machiavélisme politique du « diviser pour régner » semble offusquer toute intelligence profonde des faits religieux musulman et chrétien dans l’administration israélienne. Si rares sont les voix juives, en Terre sainte, qui osent encore s’élever, aujourd’hui, pour continuer la tradition humaniste universaliste héritée des prophètes anciens et illustrée avec éclat par Emmanuel Lévinas au siècle dernier. « Le peuple juif », écrivait-il jadis, « était avide de sa terre et de son État, non pas à cause de l’indépendance sans contenu qu’il en attendait, mais à cause de l’œuvre de sa vie qu’il pouvait enfin commencer. Jusqu’à présent il accomplissait des commandements; il s’est forgé plus tard un art et une littérature, mais toutes ces œuvres où il s’exprimait demeurent comme les essais d’une trop longue jeunesse. Enfin arrive l’heure du chef-d’œuvre. C’était tout de même horrible d’être le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice et le seul qui ne puisse l’appliquer » (Je trouve ces propos dans un article de l’édition française du Jerusalem Post, le 7 janvier 1997).
L’heure du chef d’œuvre ! La réalité sociale que vous découvrez dans l’Israël d’aujourd’hui, avec ses restrictions administratives larvées, plus ou moins programmées par tel parti juif intégriste, contre la présence chrétienne dans le pays, et l’apartheid de fait sinon de droit imposé aux Palestiniens, est un démenti formel de ces paroles. Le philosophe continuait ainsi : « la subordination de l’État à ses promesses sociales articule la signification religieuse de la résurrection d’Israël comme, aux temps anciens, la pratique de la justice justifiait la présence sur une terre. C’est par là que l’événement politique est déjà débordé ». Mort en 1995, Lévinas aura eu la consolation de ne pas connaître l’extraordinaire décrue de la justice dans ce pays où la terreur d’un État sans scrupule répond au terrorisme d’une population sans espoir…
L’air de Jérusalem est saturé de bruit. Êtes-vous à l’oraison, recueilli dans la chapelle du Saint-Sacrement ? De bon matin, le vieil air d’une ballade irlandaise (oui, irlandaise !), joué sur un timbre électronique, signale le début des cours dans la Schmidtschule voisine, une pension tenue par des religieuses allemandes, pour jeune filles arabes presque plus voilées qu’elles… Avec cette mélodie enfantine, des images de petits jouets musicaux pendus au ciel d’un berceau, des impressions très douces de toute petite enfance vous reviennent… Et puis soudain la vibration sourde d’une explosion vous traverse, suivie après quelques instants de silence d’un concert affolé de sirènes… C’est seulement quelques heures plus tard, en écoutant la radio, ou au cours d’une conversation, à table, que vous avez confirmation de votre sombre pressentiment.
Un attentat.
Urgence de prier pour tant d’innocents massacrés.
Alors tout bruit finit par vous donner un coup au cœur. Les coups de canon, les explosions de pétards ou de feu d’artifices en plein jour, qui font trembler vos vitres et qui indiquent la fin du jeûne un peu forcené des musulmans et le moment de se livrer à la nourriture et à la boisson. Mais aussi la porte d’un frère qui claque, au fond du couloir de la clôture, un livre qui s’effondre sur une de vos étagères ! Un de vos volets que le vent, parfois très fort à huit cent mètres d’altitude, fait claquer…
Le timbre violent des klaxons de la Police israélienne en véhicules blindés, les cris rauques et hautains des jeunes soldats chargés du maintien de l’ordre.
Les grondements des hélicoptères qui rassurent ou intimident, selon qu’elles portent résille ou tchador, kippah ou keffieh, les populations qui vivent ici.
Les marteaux piqueurs que la folie des grandeurs techniques, décidément planétaire, utilise ici, pour défoncer un sol jamais ouvert depuis des millénaires. Bruit en rafales du métal qui attaque le roc, que je confondais, les premiers jours, avec celui des armes automatiques, au loin, du côté de Gilo et de Bethléem…
Et les sirènes d’alarmes des automobiles, exaspérantes, qui se déclenchent à chaque fois qu’un des bruits sus-dits fait par trop vibrer la voiture…
Sinistres bruissements de la mort, qui s’ébroue ici chez elle depuis deux mille ans qu’elle s’imagine s’être débarrassé de l’Innocent.
Bruits de la vie aussi.
Baignés dans des mélopées arabes occidentalisées, entêtantes comme un musc de mauvaise qualité, des enfants, de jeunes adolescents, des vieillards édentés, porte de Damas, crient pour vendre les menues marchandises venues d’Extrême Orient par pleins containers, ainsi que toute une quincaillerie de première ou de deuxième main… Parmi ces vendeurs improvisés, des universitaires, des ingénieurs palestiniens bien sûr – dans une société où soixante personnes actives sur cent n’ont pas ou plus de travail, il faut survivre ! Certains, pour couvrir les autres, ont maintenant un mégaphone et leurs boniments rejoignent les fréquences sonores des imprécations policières. Plusieurs de ces marchands improvisés ont construit des placards métalliques contre les murs; « indics » à la petite semaine, ils sont finalement tolérés par la police et l’armée de l’État israélien…
Piaillerie grouillante du souk, demandes plaintives de ces dignes femmes palestiniennes dans leurs robes traditionnelles rebrodées au petit-point, voile léger sur la tête, tapies à même le sol derrière des tas de plantes aromatiques, décibels flasques et rythmés des petits marchands de musique, cris devant ou derrière des porteurs de marchandise, sur la tête ou dans leurs petits chariots de bois.
Bruits de la vie : un petit garçon hurlant sous la tondeuse du coiffeur à côté du Saint-Sépulcre, devant un écran de télévision où passe un sitcom arabe dans lequel la femme occidentale de l’Arabe richissime glapit, battue ou trompée par son mari…
Enfin, vous y êtes, vous entrez au Saint-Sépulcre.
En vous prosternant pour baiser la pierre de l’Onction, dans l’entrée, votre médaille ou votre croix tinte contre le marbre usé et, comme une conséquence de ce tintement, comme si ce bruit infime déclenchait dans ce sombre espace une réaction en chaîne, s’élève du fond de l’édifice une mélodie familière et pourtant intrigante : les Franciscains et quelques pèlerins intrépides ont commencé la procession quotidienne en l’honneur de la Passion de Jésus. Ils avancent de station en station, dans l’espace vaste et encombré de l’édifice. Le temps d’entrer dans l’édicule de la Tombe et d’y embrasser la couche où fut posée le précieux Corps, dans le froissement de sac plastique d’une dame qui sort des chapelets pour les poser sur le lieu béni, et déjà une deuxième rumeur commence, à un autre endroit dans l’édifice. Ce sont les petits-séminaristes Arméniens qui commencent leur procession.
Rapidement, une émulation lancinante s’empare des deux cortèges, et le volume sonore s’amplifie. Le grégorien méditerranéen des franciscains prend une allure de marche militaire, les mélopées arméniennes s’enflent comme les vagues de la mer, et le brouhaha emplit l’édifice; finalement, le bruit d’une porte qui claque et la vibration d’une soufflerie puissante en décident : l’orgue des franciscains lance ses premières notes, tandis que la procession des Frères mineurs approche de la chapelle où il trône, les Arméniens sont « enfoncés », provisoirement, le temps que se termine la première procession et que la leur retrouve ses droits musicaux… À d’autres heures du jour et de la nuit, semblables étranges joutes vocales se déroulent, où les Grecs Orthodoxes jouent une partition encore plus fournie… Émulation sonore, plutôt que musicale, des diverses confessions chrétiennes au Saint Sépulcre.
Un seul refuge, souvent : les deux « chapelles » superposées des Éthiopiens, dont le monastère de bric et de broc est blotti sur le toit du Saint-Sépulcre. Dans ces pauvres pièces, où l’accumulation de vilains objets pieux souvent d’origine occidentale vous donne étonnamment envie de prier, ces moines sans revendication hululent des polyphonies pleines de l’énergie tellurique de l’Afrique et de la certitude d’une espérance qui ne vient pas de ce monde. Alle…lu…ia… : Dieu… est… avec nous… Les syllabes entrecoupées de glossolalies vous convainquent de Sa Présence aussi évidente que discrète, dans les cœurs qui simplement le cherchent.
Jérusalem, Ville de la paix, lieu biblique. Jérusalem ville archaïque doucement patinée comme une vieille page de missel, comme une antienne grégorienne paisiblement chantée dans une abbatiale séculaire. Jérusalem ville mystique pour le cœur chrétien, lieu de la Pâque de Jésus, des mystères de notre salut ! Cité alanguie dans le soleil d’Orient et la poussière antique… Non. La première impression qui frappe, à Jérusalem est la masse sonore que la ville secrète. Vous pensiez qu’on se disputait la terre, seulement, à Jérusalem. Mais à Jérusalem, on se dispute même l’espace acoustique. On comprend alors l’attrait des Hashkénazes pour la musique classique, plus vivante dans ce pays violent que partout ailleurs : un peu d’harmonie, de grâce ! On comprend que les monastères bénédictins ou cisterciens de Latroun, d’Abu Gosh, ou du Mont des Oliviers intriguent et attirent tant d’israéliens, y compris les soirs de Noël ou de Pâques !
Pourquoi tant de bruit ?
L’idée me vient qu’ici comme ailleurs, ici plus qu’ailleurs, il y a un silence que l’homme veut s’empêcher d’entendre par tous les moyens. Un silence accusateur pour toute injustice.
Le silence de l’Agneau qui expire en un bruit de très fin silence et fait enfin naître, en qui Le regarde, la conscience !
Sa voix résonne encore, ici, que l’on veut à tout prix faire taire. Pourtant, depuis ses derniers mots, tout est accompli. À Jérusalem, l’histoire des hommes ressemble à un bégaiement séculaire.
L’humanité, bouche bée, attend le retour glorieux de son Dieu.
Jérusalem, Avent 2001
* Dominicain, ancien élève de l’E.N.S. (Saint-Cloud), agrégé de Lettres modernes. Étudie l’exégèse.
AU PLUS INTIME DE L’HOMME, LA PRIÈRE DE DIEU
6 avril, 2015http://www.culture-et-foi.com/texteliberateur/jean_marie_kohler_priere_de_dieu.htm
AU PLUS INTIME DE L’HOMME, LA PRIÈRE DE DIEU
Jean-Marie Kohler
(Texte paru dans le n° 57 de la revue Les Réseaux des Parvis, en introduction d’un dossier intitulé Prier et Célébrer)
Que signifient au regard de l’évangile les prières qui montent de l’humanité depuis la nuit des temps, et l’inapaisable attente qui taraude le monde contemporain orphelin de Dieu ? Ne découlent-elles pas toutes d’une même source qu’aucune religion ne peut s’approprier ? De fait, la glaise qui nous constitue est animée par un souffle qui vient d’ailleurs : le désir d’amour et d’infini qui inspire l’être humain témoigne de la parole créatrice dont le monde est issu et dont il ne cesse de relever. Dieu habite le cœur des hommes et sa présence est prière pour qu’ils vivent pleinement, pour révéler à chacun sa part de vérité et l’inviter à la partager.
L’héritage de la prière originelle et ses dérives
L’homme a d’abord prié pour conjurer les périls face auxquels il se sentait impuissant – calamités naturelles et ravages des guerres, famines et misère, maladies des hommes et des bêtes, stérilité et mort. Les forces surnaturelles sollicitées étaient multiples, des génies locaux et des ancêtres familiaux à un Dieu unique en passant par une foule de divinités intermédiaires. À la façon des humains, ces dieux avaient leurs affects et leurs convoitises. Détourner leur colère ou obtenir leur secours passait par des contreparties sacrificielles généralement codifiées, sanglantes ou symboliques. Des sacrificateurs et des prêtres servaient de médiateurs. Mais la beauté de l’art religieux archaïque témoigne d’un dépassement ancien des rapports utilitaires plus ou moins magiques liés aux besoins primaires.
Le christianisme s’est très tôt greffé sur ces croyances premières et les a transformées, produisant des formes de piété sublimes ainsi que maintes superstitions. Des sources ont vu leurs vertus miraculeuses se pérenniser sous l’égide de l’Église, des hauts-lieux telluriques ont été surmontés de calvaires et de basiliques, et la liturgie s’est déployée avec le faste des cultes impériaux en lieu et place des religions païennes. Substituée aux puissances congédiées, la Trinité allait souverainement gouverner le cosmos et l’humanité, assistée par la cour céleste et relayée sur terre par le clergé. Proclamée « Mère de Dieu » et « Reine de la terre et du ciel », la Vierge Marie s’est trouvée investie d’un rôle d’intercession d’une considérable portée affective, entourée d’innombrables saints. Le ciel entendait toutes les prières, mais c’est toujours la sagesse divine qui avait le dernier mot et qui devait être louée pour cela.
Aujourd’hui, ces croyances concernant la prière ne se perpétuent plus guère que chez les pauvres où les catastrophes et la misère remplissent les églises, dans les milieux dont la religion est instrumentalisée à des fins politiques, et chez les traditionalistes. Rares sont en Europe les croyants qui prient encore pour obtenir le soleil ou la pluie, le succès à un examen ou un gain au loto. La médecine apparaît plus efficace que les dévotions. Et à la guerre, mieux vaut se fier aux armes qu’à l’appui des cieux. L’idéologie moderne considère que l’histoire du monde est largement autonome et qu’il est absurde de demander à Dieu d’intervenir contre le cours normal des choses. Abuser de la crédulité populaire est jugé indigne, de même que culpabiliser les plus faibles en leur reprochant de ne pas prier assez pour mériter de vivre humainement.
L’homme émancipé honnit le Dieu inquisiteur et pervers qui poursuit ses créatures pour comptabiliser leurs fautes et les punir sous le prétexte de vouloir les sauver par amour [1]. Et depuis les deux Guerres mondiales et la Shoah, le trône du Tout-Puissant n’est plus qu’une chaise vide surplombant des millions de cadavres innocents. La crédibilité de la prière de demande s’est effondrée en même temps que des pans entiers des attributs de la divinité. Mais loin de traduire un recul regrettable, cette évolution peut réveiller la spiritualité évangélique qui, grâce aux Églises et en dépit de leurs trahisons, a toujours survécu dans les profondeurs du christianisme. Ressurgit alors le visage du Dieu d’amour qui a pris chair pour délivrer les hommes de leurs maux, un Dieu qui se donne sans acception de religion et qui déteste d’être supplié et glorifié par des êtres humiliés et transis de crainte.
Libérer la prière dans le sillage du Christ
Quand Jésus se retirait pour prier, il situait Dieu dans les cieux selon les conceptions de son époque, croyait à la toute-puissance divine et pensait que la fin du monde était proche. Mais, en amont de ces déterminations culturelles, il se tournait vers la source de son être pour intérioriser les vues de celui qu’il appelait son Père et accomplir sa volonté. Il a déclaré inutile de multiplier les supplications puisque Dieu sait ce dont ses enfants ont besoin. Loin des louanges ampoulées et interminables qu’affectionnent les dévots, le « Notre Père » qu’il a enseigné à ses disciples représentait un exemple de prière courte allant droit à l’essentiel : qu’adviennent la miséricorde et le pardon du royaume de Dieu, et qu’il soit donné à chacun de manger à sa faim. Des choses toutes simples qui exprimaient l’absolue confiance que Jésus avait en son Père et en la vie émanant de lui.
L’heure est venue d’adorer Dieu « en esprit et en vérité » et non plus dans les sanctuaires, a dit Jésus à la Samaritaine. Reprenant à son compte cet oracle d’Osée : « C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice », il a chassé du Temple les marchands qui vendaient des bêtes pour les holocaustes. Un choix crucial qui l’a conduit à relativiser les sacro-saintes règles de la pureté rituelle pour rejoindre les exclus. Il a guéri les malades dont le mal était associé au péché, a fréquenté les lépreux, les prostituées et les publicains. À la pureté relevant du clivage entre le sacré et le profane, entre les élus et les autres, il a substitué, adressée à toute l’humanité par delà la religion, une invitation à transfigurer l’homme et le monde. Le récit de la déchirure du voile du Temple au moment de sa mort symbolise ce bouleversement radical.
L’évangile a constitué une révolution irréversible. Que le voile du Temple soit sans cesse raccommodé par des Églises tentées de restaurer la religion primitive n’y change rien. Le moindre acte de bonté contribuant à humaniser le monde anticipe le règne de Dieu, avec ou sans religion. Il n’existe pas d’autre prière que celle que Dieu lui-même exprime au plus profond de l’homme. Parole aussi vaste et ardente que l’amour, contemplation et jubilation aux heures de joie, espérance et consolation dans la détresse ou la révolte. Gratitude pour la beauté de la création, pour la fécondité des communions et la joie des béatitudes, cette parole est aussi acceptation sereine de la finitude, des blessures et de la mort. Aucune prière ne se perdra en fin de compte : tous les hommes qui rêvent de vivre pleinement leur humanité partagent le rêve de Dieu, sa prière et son action créatrice.
Si Jésus revenait…
On peut penser que le Christ ferait aujourd’hui à peu près la même chose qu’il y a deux mille ans. Fidèle à la prophétie d’Isaïe par laquelle il a inauguré son ministère, il s’efforcerait de contribuer à affranchir les hommes des esclavages religieux et profanes qui les aliènent. Sa vie et sa prière continueraient à être celles de Dieu au milieu des hommes. Mais la fin du monde que Jésus avait crue proche n’apparaissant plus imminente, il serait amené à expliciter davantage les implications politiques de son message libérateur. Confronté à la diversité des religions et à la sécularisation, se réclamerait-il du christianisme historique ? Nul ne peut l’affirmer. Seule certitude : il risquerait sa vie pour incarner l’amour. Et son aventure se terminerait sans doute comme précédemment : individu dérangeant et dangereux, il serait déclaré fou par sa famille et condamné de concert par les pouvoirs religieux et politiques.
N’ayant jamais cessé d’être présent, le Christ n’a pas à revenir. À la merci de l’humanité, il demeure vivant pour toujours, priant les hommes de le reconnaître et de l’accompagner au service des plus petits. Resituant l’évangile parmi les pauvres à partir de leurs aspirations matérielles et spirituelles, la théologie de la libération balise cette voie dans le monde contemporain – combat et prière. Partager le pain et le vin pour donner corps à la parole du Christ en nous engageant à sa suite, symbole de la prière évangélique, peut se vivre de mille façons selon les cultures et les circonstances. Ne comptent que la miséricorde, la justice et la paix, l’abondance de vie et de joie partagées qui en découlent, car le Dieu des béatitudes est au delà de tous les dieux et de tous les cultes, et c’est sa prière que l’humanité est appelée à exaucer.
Bonheur et illusions liturgiques
Pour s’accomplir et contribuer à humaniser le monde, l’homme a besoin de médiations symboliques vécues en communauté. Sauf à se cantonner dans une austérité solitaire et stérile, il a besoin de commémorations, de rites et de fêtes pour se ressourcer et prendre de nouveaux départs. Loin de n’être que des cérémonies formelles et répétitives, les célébrations liturgiques peuvent constituer des moments créatifs de vie et d’heureuse communion. Noël, Vendredi saint et Pâques ne peuvent se vivre chaque jour qu’en étant périodiquement réactualisés de manière solennelle et partagée.
Mais quand la liturgie revêt les attributs du sacré et se pare d’une esthétique figée à l’avenant, quand elle prétend garantir aux élus qui la pratiquent un accès immédiat au divin, elle n’est qu’illusion ou imposture menant à l’idolâtrie. N’est divin que l’amour vécu en notre monde : reconnaître et servir Dieu n’est possible qu’à travers le service d’autrui sous le signe du lavement des pieds. Plutôt que d’anticiper la contemplation de la face de Dieu et les célébrations célestes par delà les problèmes du monde, nous avons vocation à faire advenir un peu de ciel sur la terre en assumant le trivial et sublime quotidien des hommes.
[1] Se reporter à Maurice Bellet.