CHEMIN D’EXODE (3) – LES SAGES-FEMMES D’ÉGYPTE/3
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CHEMIN D’EXODE (3)
LES SAGES-FEMMES D’ÉGYPTE/3
RÉFLEXION DE LUIGINO BRUNI SUR LE LIVRE DE L’EXODE.
Les libérations et les épines :
Moïse n’est pas parfait, mais il sait écouter Dieu et se reconnaître frère.
Seigneur, envoie encore des prophètes, des hommes certains de Dieu, des hommes au cœur de feu. C’est toi qui parles de leurs buissons ardents sur les cendres de nos paroles, dans le désert des temples : tu dis aux pauvres d’espérer encore. (David Maria Turoldo)
La rencontre décisive dans la vie de Moïse advient au cours d’un jour de travail ordinaire. “Moïse faisait paître le petit bétail de Jéthro, son beau-père, prêtre de Madian ; il l’emmena par-delà le désert et parvint à la montagne de Dieu, l’Horeb.” (Ex 3, 1). Moïse était un immigré qui travaillait pour vivre. Comme Jacob au pays de Laban, comme tant d’hommes de son temps et du notre. Et c’est dans son humble travail de salarié que survient l’événement qui changera son histoire et la nôtre.
Les usines, les bureaux, les salles de cours, les champs, les maisons… peuvent être et sont le lieu des rencontres fondamentales de la vie, y compris des théophanies. Les rendez-vous décisifs nous rejoignent dans les lieux de la vie quotidienne, et donc au travail (c’est aussi pourquoi il est important de travailler). Nous pouvons participer à mille liturgies, faire cent pèlerinages et des dizaines de retraites spirituelles, et vivre ainsi des expériences splendides, mais les événements qui vraiment nous changent adviennent au quotidien, quand, sans qu’on s’y attende, une voix nous appelle par notre nom dans nos humbles lieux de vie : la vaisselle, la correction d’un devoir, la conduite d’un bus… ou quand nous faisons paître un troupeau, près des buissons qui brûlent dans nos périphéries.
La première partie de la vie de Moïse est sous le signe de la normalité. Les vocations bibliques ne sont pas spectaculaires, ni liées au caractère extraordinaire des appelés, ni à leur mérite (dans la Bible, qui aime la ‘méritocratie’ ne trouve aucun allié). Moïse n’est pas choisi parce qu’il est bon ou meilleur que les autres hommes. Comme Noé, il est appelé à construire une arche de salut : “Dieu l’appela du milieu du buisson : « Moïse, Moïse ! » Il répondit : « Me voici. » Il reprit : « N’approche pas d’ici, retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte. » Et il dit : « Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. » (3, 4-6).
C’est un autre cri, de Dieu cette fois, que Moïse sait écouter ; une voix à laquelle il croit, et qu’il reconnaît sans la connaître. Moïse, en effet, n’avait pas été éduqué parmi les siens. Il avait grandi chez les égyptiens (de qui venait son nom), et puis il avait vécu auprès d’un peuple étranger et idolâtre. Il n’avait pas entendu raconter les histoires des patriarches au cours des longues soirées sous la tente. Il se peut même que les noms d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ne lui disaient pas grand chose. De qui donc était cette voix qui lui parlait du buisson ? Comment la distinguer de celle de ces nombreux dieux qui peuplaient la terre de Madian ? À la différence des patriarches, Moïse dialogue directement avec Dieu, discute avec lui, lui demande son nom (JHWH), réclame des signes, se rebelle, et finalement part : “Va ! Je t’envoie auprès de pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les Israélites.” Moïse dit à Dieu : “Qui suis-je pour aller trouver Pharaon et faire sortir d’Égypte les Israélites ?… Ils ne me croiront pas, ils n’écouteront pas ma voix” (3, 9-11 ; 4,1). Et Moïse met en discussion son aptitude à remplir cette mission. Il ne sait pas parler, peut-être bégaye-t-il (“je ne suis pas doué pour la parole, ma bouche et ma langue sont pesantes”) ; il lui manque donc le principal instrument du prophète. Dieu le convainc en lui disant que le premier vrai instrument du prophète n’est pas la bouche, mais sa propre personne : la voix, c’est son frère Aaron qui la lui prêtera : “tu lui parleras et tu mettras les paroles dans sa bouche“. Et Moïse partit. (4, 18).
Ce dialogue révèle une dimension essentielle de toute authentique vocation prophétique (toute vocation authentique est aussi prophétique). Ce ne sont pas l’éloquence ni les techniques de communication qui donnent contenu et force à la prophétie. Il y a des prophètes qui ont sauvé et qui sauvent beaucoup de gens sans savoir ni parler ni écrire : ils ont prononcé et écrit des paroles de vie. La prophétie est gratuité, et sa première expression est la reconnaissance que la vocation est un don entièrement reçu, et non une œuvre personnelle. Elle est donnée de surcroît, et qui est appelé n’est pas l’auteur de la voix. La seule parole nécessaire au prophète est ‘Me voici’.
L’éloquence accompagne souvent les faux prophètes, les sophistes qui usent de talents et de techniques pour manipuler les autres et les promesses. Cymbales retentissantes. Le sentiment et la perception objective de la propre inadéquation à la mission sont le premier signe de l’authenticité d’une vocation. Douter de sa propre voix est essentiel pour croire à la vérité de la Voix qui nous appelle. Il faut donc considérer avec défiance celui qui attend d’être envoyé comme sauveur parce qu’il s’est préparé à ce rôle, parce qu’il a appris le ‘métier de prophète’ et qu’il se sent prêt à l’exercer.
Moïse reconnaît que la voix exigeante qui l’appelle est bonne pour le salut. Dans tout son dialogue, il ne met jamais en question la vérité de la voix qui l’appelle. L’homme est capable de reconnaître ‘la voix’ qui lui parle dans les rencontres décisives de la vie. Elle est bien reconnaissable cette voix quand on l’entend. Nous pouvons ne pas lui répondre, la nier parce qu’elle nous dérange, nous boucher les oreilles et celles de l’âme, mais toujours nous la reconnaissons.
Ce dialogue nous dit beaucoup de choses aussi sur le Dieu de la Bible : il n’est pas un monarque qui donne des ordres à ses sujets. C’est le Dieu de l’Alliance, qui dialogue, convainc, se fâche, argumente. C’est un logos. Et il a besoin du ‘oui’ de Moïse pour agir dans l’histoire ; comme au temps du déluge, il a besoin de la réponse d’un homme pour sauver son peuple. Il lui faut devenir ami et compagnon de l’homme. Sans les grandes vocations bibliques, et sans les vocations qui continuent de peupler la terre, Dieu serait bien loin.
La grande vocation de Moïse nous dit aussi que pour redevenir libres, il ne suffit pas de crier avec force et avec foi notre souffrance du fond de nos esclavages. Il ne suffit même pas que ce cri de douleur soit entendu du Ciel (“J’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte et j’ai entendu son cri”. 3,7). Pour sortir des esclavages personnels et collectifs, il faut que quelqu’un réponde “oui” à un appel à libérer les autres.
Moïse est le plus grand exemple de celui qui est appelé à libérer les autres de l’esclavage, sans être lui-même esclave. Moïse n’est pas aux travaux forcés en Égypte ; il est un travailleur immigré, salarié au pays de Madian. Mais il fait partie du peuple opprimé, en tant que fils et frère. Il est hors du ‘trou’ où sont tombés les autres, et il peut donc les libérer. Il n’est pas esclave, mais il souffre de la condition d’esclave de ‘ses frères’, au point de tuer un égyptien qui avait frappé l’un d’eux. Nous ne libérons personne si nous ne ressentons d’abord en notre propre chair la douleur de la souffrance d’autrui. Gandhi, Mère Teresa, Don Oreste, et des milliers d’autres ‘libérateurs’, ont su répondre un jour “Me voici” à un appel à libérer les autres, parce qu’ils avaient auparavant souffert de l’esclavage de leur ‘peuple’. Ils étaient hors de la fosse, mais ils souffraient avec ceux qui s’y trouvaient, et pour eux ; ils se sentaient du même peuple, ils compatissaient vraiment à leur souffrance.
Ce ne sont pas les pharaons qui nous libèrent des travaux forcés. La libération des opprimés vient des opprimés : du peuple, d’un fils du peuple, d’un ‘frère’ de sang ou de qui devient frère par vocation – on peut devenir frères. Sans s’indigner et souffrir du sort des frères soumis à toute forme d’’esclavage’, sans s’exiler loin des pharaons, sans risquer de finir au tribunal à cause des puissants, on ne libère personne. On finit plutôt par découvrir que les ‘libérateurs’ sont salariés des pharaons. Les entrepreneurs et les politiques qui ont libéré et qui libèrent vraiment les pauvres des trappes qui les enserrent, sont ceux qui ont compati aux souffrances des habitants des faubourgs du monde, en les rencontrant, en les embrassant. Ils se sont sentis solidaires, parfois même sont devenus leurs frères, et quand ils ont entendu une voix les interpeller, ils ont été capables de répondre et de partir. Sans ces souffrances, ces étreintes, ces écoutes fraternelles, on peut faire un peu de philanthropie ou lancer une campagne médiatique. Mais les vraies libérations naissent d’un cri, d’une écoute, d’une douleur, et d’un “Me voici“.
Nous voyons peu de libérations parce que nous ne crions pas assez, ou parce que nous ne parvenons pas à crier à la place de celui qui n’en a plus la force. Mais le monde souffre surtout du manque de personnes qui savent compatir à la douleur de leur peuple opprimé, écouter ‘la’ voix, se laisser convertir, et puis répondre. Souffrir des injustices qui nous entourent est une forme élevée d’amour-agapè, la base de toute libération.
Beaucoup de buissons épineux brûlent dans les alentours de nos pâturages. Cela fait des années qu’ils brûlent, sans jamais se consumer. De leur foyer des voix nous appellent ; elles attendent notre “Me voici“.
Paru dans Avvenire le 24/08/2014
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