Archive pour le 3 mars, 2015

Abraham et les trois anges, IV-V d.C., Catacombes de Via Latina, Grottaferrata

3 mars, 2015

Abraham et les trois anges, IV-V d.C., Catacombes de Via  Latina, Grottaferrata dans images sacrée 1325OP2045

http://www.atlantedellarteitaliana.it/artwork-1325.html

RENDRE COMPTE DE NOTRE ESPÉRANCE

3 mars, 2015

http://www.scourmont.be/Armand/writings/rendre_compte.htm

RENDRE COMPTE DE NOTRE ESPÉRANCE

Comme beaucoup de nos frères et soeurs, nous sommes entrés dans la vie religieuse durant les « belles années» de l’Église au Québec. C’est donc comme religieux que nous avons vécu la sécurité des années ’50, l’emballement de la Révolution tranquille et du Concile au cours des années ’60, puis l’essoufflement et le repliement paisible des années ’70. Nous avons investi pas mal d’espoirs dans des transformations sociales, dans des réformes ecclésiastiques et religieuses et aussi dans des personnes.
Nous avons assisté à l’écroulement de la plupart de ces espoirs, et nous avons survécu. Et si nous sommes encore bien vivants et avons le goût de proclamer notre espérance, c’est que nous nous sommes toujours gardés d’identifier cette espérance avec aucun de nos espoirs.
Au cours de nombreuses rencontres périodiques à quatre, aussi bien qu’avec divers réseaux d’amis, nous avons souvent fait l’inventaire des espoirs dans lesquels, comme tant d’autres, nous avions investi. Nous fûmes alors plus d’une fois amenés à établir la liste de nos désespérances et à les formuler d’une façon qui nous renvoyât sans cesse au fondement inébranlable de cette Espérance qui en nous ne veut vraiment pas mourir. De même, pour garder vive notre Foi, nous avons dû faire l’élaboration de notre anti-credo : la liste de toutes les « patentes » auxquelles l’honnêteté nous oblige de dire que nous ne croyons plus et au-delà de la disparition desquelles se situe notre foi en Quelqu’un.
Nous ne sommes ni cyniques ni sceptiques, loin de là. Notre goût de vivre est intact! Mais nous avons perdu depuis longtemps notre «première naïveté ». Nous ne désirons ni nous conter des histoires ni nous en laisser conter. Aux pessimistes larmoyeurs qui s’attristent sur la disparition de certaines structures ecclésiales et religieuses, nous avons le goût de demander: «Pourquoi refuser de mourir? La vraie vie n’est-­elle pas à ce prix? » Aux porteurs de lunettes rose-tendre en mal de sécurité, toujours prêts à réchauffer leurs espoirs à la première réapparition d’un vestige du bon vieux temps, nous devons confesser «Vos espoirs sont précisément ce qui nous fait désespérer». Des prophètes de tout poil nous réclamons un prophétisme ravageur de nos facilités et de nos conforts. Enfin, avec tous nous voudrions partager nos raisons d’espérer, au-delà de tous nos espoirs comme de tous nos désespoirs.

Aller jusqu’au bout de nos désespoirs
« À partir de ce moment, Jésus commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup … être mis à mort » (Mt 16,21). L’Église d’ici, au temps du triomphalisme des années ’50, a évité ce morceau d’Évangile. Elle avait les jarrets solides et des chevaux fougueux. La « droite et le bras » du «Vainqueur » lui étaient un surcroît pour les moments liturgiques (Ps 43). Sa consolation était là, à portée de main, manipulable à volonté, pouvoir additionnel pour les disputes apologétiques. «Je réussis, donc j’ai raison, Dieu est avec moi ! »
« Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander, en disant: « Dieu t’en préserve, Seigneur! Non cela ne t’arrivera pas ! » » (Mt 16,22). Non ! même après la déconfiture des années ’60, qui furent un moment de saignée et de dépouillement, l’Église et la vie religieuse d’ici n’acceptent pas de mourir. Elles consacrent beaucoup d’énergie à maintenir debout une façade, un peu comme l’église St-Jacques, au coin de Berri et de Montigny. Elles ont tendance à se trouver une nouvelle contenance, celle de la rencontre chaleureuse, des consolants rapports interpersonnels, de la sérénité, de la spiritualisation … ou, à l’opposé, de la lutte ouvrière à grands cris, dans un flirt avancé avec le marxisme.
Si notre option pour Jésus n’a souvent guère d’impact, c’est qu’elle n’a pas le mordant qui conduit au martyre, parce qu’elle ne se présente pas assez comme une alternative au désespoir. « À qui irions-nous? » disaient les Apôtres (Jn 6,68). Nous avons toujours des succédanés qui reculent devant nous cette alternative fondamentale, et alors nous nous laissons distraire de l’option décisive, celle de suivre Jésus. C’est certes un risque que d’aller au bout de son désespoir, mais Jésus l’a pris avec ses Apôtres, en relativisant sans merci tous les faux espoirs qu’ils nourrissaient, surtout ceux qui le concernaient personnellement. Il leur a simplement fait comprendre que leur espérance devait se porter plus loin, toujours plus loin.
En ce sens, nous accueillons positivement le mouvement charisma­tique, qui nous réapprend à danser devant Dieu, aussi bien que les politisés chrétiens qui nous réveillent à la lutte pour la justice sociale. Nous savons apprécier les regroupements par réseaux, les communes, les communautés de base. Nous acceptons d’y investir des espoirs, mais nous nous refusons à voir en l’une ou l’autre de ces lignes d’évolution la solution à tous nos problèmes ou la panacée venant guérir miraculeuse­ment tous nos maux. Nous nous refusons, en d’autres mots, à y fonder notre espérance. Ces germes de vie nouvelle peuvent être voués eux aussi à la mort après avoir joué un rôle provisoire. Nous nous réjouissons de voir des communautés religieuses redécouvrir des valeurs d’intériorité et de fraternité, et de constater qu’un nombre un peu plus grand de religieux et religieuses s’engagent dans des projets de libération sociale. Mais nous n’acceptons pas d’y voir la fin de la « crise de la vie religieuse », ni des signes de réanimation d’une institution à bout de souffle.
Il nous faut aujourd’hui des gens capables de suivre Jésus sur son propre chemin, qui mène au Calvaire, et d’affronter sereinement la mort d’une certaine Église et d’une certaine vie religieuse. Des gens capables de compter sur la Parole de Jésus: « … être mis à mort, et le troisième jour, ressusciter (Mt 16,21), quoi qu’il advienne de leurs oeuvres, de leurs entreprises et de leurs projets. L’échec et la victoire ne sont pas toujours là où on croit les discerner. Pour nous, en tout cas, nous n’avons vraiment pas le goût de lutter pour maintenir des murs, des institutions, des formes de vie. Nous avons le goût de consacrer toutes nos énergies à maintenir en nous et en nos frères et sueurs une espérance créatrice, inventive, dévastatrice de nos fausses sécurités.

Le courage de la liberté
Notre credo est fondamentalement un credo en la Personne. Nous ne voyons pas comment nous pourrions adorer en esprit et en vérité un Dieu personnel si nous n’avions pas, au point de départ, un respect absolu pour la personne humaine, dont les possibilités merveilleuses de développement nous font remonter à Dieu. Une vie religieuse qui ne part pas de cette confiance illimitée au pouvoir intérieur de la personne humaine dégénère en organisation et souffre de sclérose.
La collectivité est une idole vorace à laquelle nous avons offert trop de sacrifices humains dans le passé. Nous rêvons d’une vie religieuse qui permette à des individus de découvrir et de réaliser au maximum leur être propre, Mais qu’on nous comprenne bien: nous n’avons pas en vue un certain culte romantique et égoïste de la «personnalité », populaire il y a quelques années. Par l’être propre de chacun, nous entendons une mission personnelle à jouer au sein de la société et de l’Église, et qui débouche, bien sûr, sur un Royaume à bâtir ensemble.
Nos modèles communautaires sont, de toute façon, éclatés. Reconnaissons-le humblement, Ceux à qui nous transmettons notre tradition ne pourront la vivre comme nous l’avons vécue. Nous avons à réinventer une symbolique de la vie en groupe. Mais ne nous pressons pas d’élaborer fébrilement de nouveaux modèles avec les débris de ceux qui se sont écroulés. On parle en divers endroits d’une stabilisation du renouveau. À notre avis, nous n’en sommes pas encore au point où nous puissions réaliser une telle stabilisation. Il nous manque encore trop de matériaux. Trop de pièces de la verrière à construire ne sont même pas encore coulées. Pour former des communautés nouvelles, il nous faut d’abord des hommes nouveaux et des femmes nouvelles. Acceptons de vivre quelques générations avec l’insécurité de modèles communautai­res en continuelle mutation, qui se font et se défont.
Jacques Grand’maison parlait, il y a quelques années, de témoins en liberté. Nous voulons d’une vie religieuse qui mette ses témoins en liberté, en libérant d’abord leur dynamisme intérieur. Nous voulons des témoins qui puissent être des rassembleurs parce qu’ils auront d’abord rassemblé leurs énergies dans une personnalité intégrée. Les commu­nautés dont nous avons encore le goût sont celles qui puissent former des êtres assez libres pour affronter l’exploration de voies nouvelles pour tout le Peuple de Dieu. Des hommes et des femmes que nous puissions envoyer en éclaireurs pour bâtir ici et là de petites demeures ou simplement planter des tentes afin d’accueillir l’ensemble du Peuple de Dieu lorsque d’autres pans de la grande structure tomberont et laisseront ce Peuple sans racines et sans abri. Notre époque est celle d’un Exode; elle n’est décidément pas celle de la construction de cathédrales.
Et pour cela nous avons besoin de communautés d’hommes et de femmes pas trop soucieux de leurs particularités, de leurs étiquettes et de leurs catégories canoniques, sachant partager le cheminement de ceux qui sont venus d’autres horizons. Et le courage de la liberté nous conduira au courage des affrontements.

Le courage d’affronter les conflits
Les autoroutes d’Amérique du Nord se distinguent par le nombre et la complexité de leurs échangeurs, qui nous permettent de faire des centaines de kilomètres et même de pénétrer au cœur des villes, sans rencontrer de passages à niveau et sans danger de collisions frontales. Nous cédons souvent à la tentation d’organiser notre vie communau­taire sur ce modèle. Par suite d’ententes tacites, on se fait mutuellement les concessions nécessaires au maintien d’une atmosphère chaleureuse, évitant soigneusement toutes les questions vitales qui pourraient provoquer des tensions ou des conflits. On évite certes les affronte­ments, mais peut-on encore parler de vie?
On constate, à l’inverse, à travers le monde entier, un sursaut des nationalismes, qui conduit à l’éclatement de conflits latents vieux de plusieurs générations, et oblige à les résoudre. Nous espérons que nous aurons le courage, au sein de la vie religieuse, d’affronter nos « natio­nalismes », plutôt que de court-circuiter le chemin vers l’Unité, laquelle se trouve au-delà des conflits, et non en-deçà.
Nos Chapitres généraux et provinciaux des dernières années se sont souvent réfugiés dans la discussion des comportements, évitant soigneusement les options de base. Il faudra bientôt qu’au sein de nos communautés nous confrontions ouvertement nos sensibilités religieu­ses diverses, nos images de Dieu fort différentes, nos lectures de la situation sociale et politique. Pourrons-nous, par exemple, rester insensibles, comme groupe, à ce qui se vit actuellement au Québec? Le projet d’avenir du peuple d’ici intéresse au plus haut point notre projet religieux, et réciproquement.

A l’écoute du gémissement de notre peuple
Notre peuple québécois vit présentement un enfantement à la fois douloureux et merveilleux. Il doit faire face à des enjeux importants, et il a souffert plus qu’on ne veut généralement l’admettre. Malgré leur tentation d’un repli chaleureux et d’une réduction du cercle de leurs solidarités, les religieux d’ici ont un urgent besoin de se mettre à l’écoute de la vie et des gémissements de ce peuple, leur peuple.
Mais ce ne sont plus nos institutions qui peuvent pénétrer au cœur du monde de l’éducation et de la santé, dans les milieux syndicaux et dans ceux des affaires. Le rôle de nos institutions est de former des individus qui puissent, à titre personnel être des agents de communion sur toutes les lignes de rupture et travailler activement à la création d’une société nouvelle en chacun de ces milieux.
Nous avons besoin, pour cela, de nous sensibiliser encore beaucoup plus aux problèmes sociaux et politiques, et d’analyser les mécanismes d’exploitation de notre société de consommation, et de continuer à faire émerger une société plus humaine. Avec quelle facilité ne concédons­-nous pas des absolutions générales à tout notre système d’exploitation capitaliste, alors que nous condamnons hâtivement et sans retour tout ce que nous pouvons de près ou de loin, affubler de l’étiquette de « socialiste » ou de «communiste ».
Pour nous aider dans cette sensibilisation; il nous faudra rapatrier nos prophètes. En effet, un bon nombre de nos frères et soeurs qui se sont engagés auprès des défavorisés dans des luttes de libération ont dû le faire au prix d’une marginalisation douloureuse. Il fut un temps où on les marginalisait par une attitude négative et agressive; maintenant on le fait plutôt en leur vouant parfois une sorte de culte. Dans l’un et l’autre cas nous nous préservons, en les tenant dans la marge, de leur interpellation.
Si nous leur permettons de fermenter en notre propre pâte, ils nous feront entendre la «clameur des pauvres » de chez nous. Trop parmi nous ne croient pas réellement à l’existence de la pauvreté au Québec! Ils nous sensibiliseront aussi au caractère parfois ambigu, parfois nettement antiévangélique de certains investissements en capitaux et de certaines constructions religieuses. Il y aurait beaucoup à dire sur le « syndrome de construction» qui commence à se manifester de nouveau dans l’Église au Québec, après une période de ventes et de démolition.

Un leadership rénové
Nous aimerions, en guise de conclusion, signaler quelques grandes lignes dans lesquelles devraient se réinventer un leadership pour la vie religieuse d’aujourd’hui. La vie religieuse ne détient évidemment pas le monopole de ..la crise du leadership, qui est plutôt un phénomène caractéristique de toute notre société moderne. Mais les religieux n’auraient-ils pas une contribution propre à apporter dans la solution de cette crise?
Nous avons besoin de leaders prophétiques qui ne craignent pas de vivre en leur vie personnelle la tension connaturelle à l’Église entre charisme et institution. Cela veut dire des leaders qui, tout en remplissant une fonction au sein du peuple de Dieu, refusent de s’identifier à cette fonction et, restant personnellement ouverts au souffle de l’Esprit, sont capables de communiquer une vision, d’ouvrir des voies nouvelles ou de confirmer dans leur mission ceux qui sont appelés à en ouvrir. De tels responsables de communautés seront moins soucieux du maintien des institutions dont ils ont la charge que de la réévaluation constante de la géographie de nos investissements en énergie. Dans la vie religieuse comme ailleurs, la « crise d’énergie » n’en est pas une de disponibilité mais de juste répartition.
Nous désirons donc un leadership qui soit orienté vers la personne plus que vers l’administration d’institutions et l’application de décisions des Chapitres. Un tel leadership se consacrera à susciter et encourager le dynamisme et la créativité des jeunes religieux. Il verra aussi à empêcher que la grande masse des religieux du « moyen âge » n’endor­ment leurs énergies dans l’identification à des fonctions ou à des services, Enfin, il continuera d’interpeller ceux et celles du « troisième âge » à la mission, bien au-delà du seuil de la « retraite». Nous croyons qu’un dynamisme missionnaire de grande valeur se sclérose chez nous alors que plusieurs pourraient facilement continuer à être des témoins de l’Évangile au coeur du peuple de Dieu, même lorsque les forces physiques ne permettent plus un « travail » apostolique ou professionnel.
Enfin, de la vie et de l’enseignement de nos leaders nous attendons un appel à l’intériorité. Car, au-delà de nos engagements sociaux, de la chaude intimité de nos réunions communautaires et de l’envoûtement de nos assemblées charismatiques, c’est dans l’adoration que nous percevons le sens ultime de notre espérance.

Jacques Bélanger, o f m. cap.
4373, ave de l’Esplanade
Montréal, Qué.

Édith Blais, s.s.j.
560, chemin Ste-Foy
Québec, Qué.

Claire Dumouchel, s.c.i.m.
1150, chemin Ste-Foy
Québec, Qué.

Armand Veilleux, o.c.s.o.
Abbaye cistercienne
Mistassini, Qué.

L’ÉPÎTRE À PHILÉMON OU PAUL ET L’ESCLAVAGE

3 mars, 2015

http://www.portstnicolas.org/phare/etudes-specialisees/article/l-epitre-a-philemon-ou-paul-et-l-esclavage

L’ÉPÎTRE À PHILÉMON OU PAUL ET L’ESCLAVAGE

Plus d’esclaves ! Et pourtant…

Paul définit les baptisés comme une nouvelle création (2 Co 5, 17) au sein de laquelle les degrés et différences qui partageaient la société d’alors sont évacués au profit d’une splendide égalité dans le Christ unique ; « Il n’y a ni juif ni grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28) – « Aussi bien est-ce en un seul Esprit que tous nous avons été baptisés pour ne former qu’un seul corps. Juifs ou grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul esprit » (1 Co 12, 13) – « Là, il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre ; il n’y a que le Christ qui est tout en tous » (Col 3, 11).
L’épître à Philémon, la plus courte des lettres de saint Paul, aborde un cas concret où ;, justement, Paul est en mesure d’appliquer les considérations théoriques qu’on vient de lire : un esclave évadé est converti par Paul qui écrit à son maître pour intercéder en sa faveur. Mais dans quel but précis ? On cherche en vain dans ce billet une demande explicité de mise en liberté. Comme par ailleurs, Paul prêche aux esclaves la permanence de leur état (1 Co 7, 21-22) et l’obéissance à leurs maîtres (Col 2, 22-25), on s’interroge : que valent ces déclarations d’égalité fondées sur une appartenance commune au Christ ?
Avant d’esquisser une réponse, il nous faut considérer l’épître à Philémon avec l’attention qui convient

Les circonstances de l’épître à Philémon
Et d’abord précisons les circonstances dans lesquelles elle a été rédigée.
Paul est prisonnier à cause de son activité apostolique (« prisonnier du Christ Jésus.. dans ces chaînes que me vaut l’Evangile » : voit versets 1.9.13). les conditions de sa captivité sont relativement bénignes, puisque disciples et collaborateurs ont libre accès auprès de lui (voir versets 1.23-24). Le lieu de l’incarcération n’est pas indiqué, de sorte qu’on rencontre ici le même problème que pour l’épître aux Philippiens. Toutefois un point est indiscutable : l’épître à Philémon est étroitement lié à l’épître aux Colossiens. On trouve en effet les mêmes personnes (Epaphras, Aristarque, Démas, Marc et Luc) dans les salutations des deux épîtres : de plus un Onésime est mentionné, avec Tychique, comme porteur de la lettre aux Colossiens (Col 4, 7.9). Pour les mêmes raisons qui poussent à situer la composition de Philippiens à Rome on peut placer celle de Colossiens et de Philémon dans la capitale de l’Empire. Certes, Colossiens pose un problème spécifique : mais si l’on admet que cette épître a pu être rédigée par Paul lui-même ou sous sa direction ; il suffit d’établir un laps de temps convenable entre Philippiens et des deux autres lettres.
Bien des obscurités entourent également les destinataires de notre épître. Pourtant, le nom de Philémon est attestée en Phrygie où ; se trouve la ville de Colosses ; ajouter la parenté aux Colossiens, et l’on comprendra qu’on songe le plus souvent à cette ville pour y fixer le domicile de Philémon.
La lettre est adressée non seulement à ce dernier, mais encore à la communauté chrétienne qui s’assemble dans sa maison (cf. 1 Co 16, 19 ; Rm 16, 5 ; Col 4, 15). Rien ne prouve que Philémon ait été le président de cette communauté. Par contre, il y a fait figure de notable et de bienfaiteur insigne (versets 5-7). C’est Paul lui-même qui l’a amené à la foi, comme il nous l’apprend à mos couverts (verset 19). A Philémon est jointe « Apphia, notre soeur » qu’accompagne « Archippos, notre frère d’arme », les deux pouvant être respectivement la femme et le fils du premier.
Le fait qui a occasionné cette lettre est le suivant . Philémon avait parmi sa domesticité un esclave nommé Onésime [1]. Celui-ci s’est enfui de la maison de son maître . On ignore pourquoi. Il n’est pas sûr, malgré les versets 18-19, qu’il l’ait volé. Néanmoins, ce départ a du causer un tort grave à Philémon. Onésime, au hasard de sa fuite et dans des circonstances qu’il est impossible de déterminer, rencontre Paul dans la ville où ; il est incarcéré. Sious la direction de l’apôtre, il se convertit à la foi chrétienne, devanant pour lui un authentique fis spirituel, « engendré dans les chaînes », bien plus, l’objet d’uen affection particulière (versets 10.12, cf. verset 17).

Cet esclave fugitif, Paul le renvoie à son maître (verset 12) avec un billet dont le plan est le suivant :
- Adresse et supplication (versets 1-3)
- Action de grâce et félicitations (versets 4-7)
- Partie centrale : l’intercession pour Onésime (versets 8-20)
- Conclusion, salutation et souhait final (versets 21-25)

Qu’espérait Paul en écrivant ce mot à l’adresse de Philémon ? D’après ses propres paroles , il comptait bien que, grâce à ses recommandations et au nouvel état d’Onésime, Philémon le recevrait « non plus comme un esclave, mais bien mieux qu’un esclave, comme un frère très cher » (verset 16). Paul espère-t-il davantage ? On comprend souvent les versets13-14 dans ce sens que Paul aurait voulu garder Onésime auprès de lui, mais qu’il n’a pas voulu imposer ce geste à Philémon, le laissant à sa générosité. C’est possible. En tous cas, il n’apparaît pas que Paul sollicite en même temps l’affranchissement de l’esclave : celui-ci, tout en revenant assister Paul, serait resté la propriété de Philémon.
Ainsi l’institution elle-même n’est pas atteinte . Comment dès lors comprendre les phrases citées plus haut, selon lesquelles dans le Christ « il n’y a ni esclave ni homme libre » ?

Pour résoudre ce dilemme, revenons sur l’épître elle-même, afin d’en saisir à la fois la densité et les limites.

Une démarche normative
Ce billet a seulement les apparences de la correspondance privée. Sans doute vise-t-il à régler un cas personnel. Mais l’adresse, on l’a vu, s’étend jusqu’à la communauté qui s’assemble chez Philémon et c’est tous que Paul salue (verset 3) comme il le fait dans ses lettres aux communautés. Comme dans ses dernières, apparaît également ici l’action de grâce (verset 4) et la conclusion au caractère semi-liturgique (verset 25). C’est donc autre chose qu’une de ses lettres privées dont l’antiquité nous a transmis plus d’un exemplaire. A travers Philémon, c’est à l’Eglise locale, assurément au courant du cas traité et en partie intéressée à sa solution, que Paul s’adresse. On peut même aller plus loin : la conduite qu’il dessine et ses considérants peuvent difficilement passer pour l’expression d’une casuistique momentanée. Car la soin que met Paul à rédiger ses lignes permet d’y voir « un acte public qui se veut explicatif, régulateur et normatif [2] », donc susceptible d’étendre son influence à d’autres cas similaires et à d’autres églises.
C’est que Paul, ici comme ailleurs, ne doute pas de son autorité légitime. Il a « dans le Christ plein droit de prescrire [3] » (verset 8), tant à Philémon, par lui amené à la foi, qu’aux communautés dont il est le fondateur, les devoirs que lui dicte sa conscience apostolique. Ce droit lui vient de Dieu avec l’Evangile qu’il a pour mission de communiquer (Ga 1, 11-12 ; Rm 1, 1-5 ; 15, 15-16). Mais Paul est aussi capable de renoncer à certains droits quand il s’agit du bien de ce même Evangile et de ceux auquel il est destiné (1 Co 9, 15-18 ; cf. 2 Co 11, 7). C’est ce qu’il fait ici « à cause de la charité » (verset 8), cette charité dont, – Paul vient de le souligner (versets 5.7) – Philémon est animé. Avec cette assurance, Paul ne commande pas, mais il adresse une supplique, renforçant celle-ci de considérations personnelles : son âge d’abord donne plus de poids à la demande [4] si, comme il est permis de le supposer, Philémon est plus jeune que lui, et puis sa situation de prisonnier est bien faite pour attendrir son destinataire (verset 9). Enfin Paul a Philémon pour débiteur : dernier argument (verset 19) auquel la reconnaissance de celui-ci ne saurait se dérober. Qui a reçu de Paul un don si précieux que l’acheminement vers le Christ ne peut refuser la faveur demandée (verser 19b) – quoique, ici encore, Paul préfère au rapport d’obligation celui de l’affection spirituelle qui l’unit à son disciple : « Apaise mon coeur (littéralement : mes entrailles) dans le Christ ! [5] » (verset 20b).
Il reste que, pour finir (verset 21), Paul revient curieusement à l’obéissance. Faut-il croire qu’il a, en un court intervalle, oublié ce qu’il a écrit aux versets 8 et 9 ? Non, car Paul ne s’exprime jamais dans son ministère apostolique sans qu’il ait conscience de le faire sous la puissance de Dieu et au nom du Christ : « prêcher, ordonner, demander veulent être chez l’apôtre discours chrétien sous la puissance de l’Esprit (cf. 1 Co 7, 40), Dieu étant témoin [6]. » De plus, il invoque présentement la charité, autrement dit, le précepte central de la volonté de Dieu (Ga 5, 14 ; Rm 13, 9-10). Si Philémon n’a pas ici à obéir à un ordre de Paul, il le doit à sa prière et, plus encore, à la règle suprême de l’amour.

Paul et l’esclavage
Nous arrivons à présent au noeud de la question.
Nulle part, ni dans la lettre à Philémon, ni dans le reste de sa correspondance, Paul ne fait campagne contre l’esclavage. Son programme n’implique donc pas la fin de cette institution. On doit en dire autant du Nouveau Testament en général, lequel n’apporte aucune caution aux mouvements anti-esclavagistes : bien au contraire, pourrait-on dire, puisque dans les règles domestiques qu’il édicte [7] il considère l’esclavage comme normal. Logiquement, la « conquête » chrétienne n’a provoqué ni les révoltes d’esclaves, ni l’augmentation de leurs fuites, autant d’actes qui mettaient en péril l’ordre et l’économie de la société antique.
Mais à cette attitude conservatrice, Paul et l’ensemble du Nouveau testament ajoutent des vues capables de supprimer les abus. Si les esclaves sont exhortés à obéir à leurs maîtres, les maîtres sont aussi l’objet de recommandations : en Col 3, 22, « les possesseurs d’esclaves sont appelés »maîtres selon la chair« , ce qui laisse entendre qu’au dessus d’eux, il y a le maître divin ; c’est pourquoi ils doivent accorder à leurs esclaves ce »qui est juste et équitable« (Col 4, 1), termes qui sont repris de l’antique morale sociale. Du point de vue de l’Eglise et comme membres de celle-ci, les esclaves ne sont plus privés de tout droit [8] ». Ajoutons qu’à la différence de l’autorité politique (cf. Rm 13, 1-7), ni Paul ni au autre auteur du Nouveau Testament ne s’évertue à fonder religieusement la nécessité de l’esclavage comme un ordre dont Dieu serait le suprême garant. L’esclavage reste un fait qui n’est pas discuté comme tel : il est simplement soumis comme les autres rapports sociaux à des règles supérieures dont il nous faut à présent indiquer les contours.
Paul a défini la liberté. Elle n’est plus dégagement de toute contrainte extérieure et des commandements humains ; elle est, par la grâce de Dieu en Christ, possibilité de réaliser l’homme nouveau. Cet homme est un homme libre non parce qu’il n’a plus de maître sur terre, mais parce qu’étant soumis à Dieu, il n’est plus empêtré dans les filets que lui ont tendu les forces du mal et qu’il lui est simplement possible d’aimer. Cet amour se vit en communauté et se traduit concrètement par le service :
« Car vous, mes frères, vous avez été appelé à la liberté ; seulement que cette liberté ne se tourne pas en prétexte pour la chair ; mais par la charité mettez-vous au service des uns des autres » (Ga 5, 13)
L’essentiel est là, n’hésitons pas à le dire, il peut, il doit même se vivre dans le rapport maître-esclave là où ; il existe. La raison des directives pauliniennes en la matière n’est pas d’ordre pragmatique et, s’il n’a pas exhorté une seule fois les maîtres à affranchir leurs esclaves, ce n’est pas parce que l’émancipation pouvait être tout autre chose qu’un bienfait pour l’esclave. On ne trouvera pas d’avantage ici une motivation prudentielle, inspirée par le danger pour les communautés chrétiennes d’ébranler l’ordre social. Quant à alléguer le manque d’intérêt pour Paul pour les choses de ce monde en raison de la proximité de la Parousie (1 Co 7, 20-21), on peut être certain que si Paul avait perçu dans l’esclavage une institution immorale, c’est-à-dire à-dire contraire à l’existence vécue en Christ, il n’aurait pas manqué de l’interdire aux chrétiens, en vertu même de la prochaine venue du Sauveur et pour préparer cet événement final (cf. 1 Th 5, 1-19).
En fait la raison est ailleurs. SI Paul n’attaque pas l’institution, c’est que selon lui, il importe peu de changer le statut social des membres de la communauté : la réforme est à opérer sur un autre plan. Elle s’active dans la conversion d’un chacun à la norme de l’amour, lequel tend nécessairement à l’égalité, de sorte qu’« il n’y a ni esclave, ni homme libre », comme « il n’y a plus ni homme ni femme », et que l’esclave est aux yeux du maître chrétien « bien mieux qu’un esclave, un frère très cher » (Verset 16). Statutairement inchangée, la société est en réalité transformée : alors que les maîtres se libèrent de leurs instincts possessifs, les esclaves perdent leur sentiments d’infériorité, conscients d’appartenir avec leurs maîtres à la famille du Christ.
Ainsi l’envisageait Paul, qui ne visait que les Eglises et leur vie interne. Mais avec lui le christianisme primitif faisait acte déterminant bien avant qu’avant ne disparaisse la pratique de l’esclavage entre chrétiens.
A.-J. Fustigère souligne l’inédit lancé par le christianisme dans la société antique :
« A Rome, l’esclave est une res : chose achetée. Pour le paysan Caton, un esclave hors de service compte moins qu’une vieille vache : la vache, au moins, on la mange. Ayant rapporté le massacre de tous les serviteurs d’une maison, Tacite ajoute : vile damnum (dommage de nulle valeur). A ces déshérités la Bonne Nouvelle donnait tout : le sens de leur dignité, de leur personne humaine. Un Dieu les avait aimé, il était mort pour eux. Il leur assurait, dans son royaume, la meilleur place. Le patricien n’avait ici nul avantage. Cependant, à l’ »assemblée« , il se mêlait à cette tourbe mal lavée, dont l’haleine empestait l’ail et le gros vin. Ces êtres d’une autre race qu’il pouvait d’un mot, faire battre et mourir, étaient ses frères. Qu’on ne dise pas que ce progrès est l’oeuvre des moeurs du temps ou des préceptes du stoïcisme. Les beaux prêches de Sénèque n’ont point conduit à un changement. Après avoir fignolé la lettre XLVII à Lucilius, Sénèque n’eut dîné avec ses esclaves. Il n’eut pas goûté avec eux les viandes des sacrifices. On eut dressé au moins deux tables. Cette égalité dans la pratique n’a commencé qu’avec le repas du Seigneur. C’est un des plus grands miracles de la religion chrétienne [9]. »

[1] Onesimos, « utile », « profitable », nom fréquent chez les esclaves. Ce nom donne lieu à un jeu de mots au verset 11.
[2] R. Lehmann, Epître à Philémon : le christianisme primitif et l’esclavage, Genève, Labor et Fides, 1978, p.17
[3] Cf. 1 Co 7,6.17 ;11,34 ;16,1
[4] Le mot presbytès n’oblige cependant pas à vieillir Paul au-delà de 50-55 ans.
[5] Comparer avec le verset 12 où ; Paul applique la même expression à Onésime pour traduire sa tendresse envers lui.
[6] P. Stuhlmacher, Der Brief an Philemon (EKK), Neukirchen-Vluyn et Einsiedeln, 1975, p. 52)
[7] Col 3,22-25 ; Ep 6,5-8 ; Tit 2,9-10 ; 1 P 2,18-22.
[8] H.-D. Wendland, Ethique du Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides, 1972, p. 98.
[9] A.-J. Festugère, L’enfant d’Agrigente, Paris, Cerf, 1941, pp. 104-105