SAINT IGNACE BRIANTCHANINOV : DE L’UTILITÉ ET DES DANGERS DE L’ASCÈSE CORPORELLE
http://www.pagesorthodoxes.net/metanoia/jeune-ecrits.htm#dorothee
SAINT IGNACE BRIANTCHANINOV : DE L’UTILITÉ ET DES DANGERS DE L’ASCÈSE CORPORELLE
Au Paradis, après la transgression du commandement de Dieu par nos ancêtres, la malédiction de la terre figure parmi les punitions auxquelles l’homme fut soumis. Maudit soit le sol à cause de toi dit Dieu à Adam. À force de peines tu en tireras subsistance, tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons, et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain (Gn 3, 17-19).
Cette malédiction pèse jusqu’à présent sur la terre, comme chacun peut s’en rendre compte. La terre ne cesse de produire de l’ivraie bien qu’elle ne serve de nourriture pour personne. La terre est arrosée par la sueur du paysan, et ce n’est qu’au prix d’un labeur ardu, qui souvent même fait couler le sang, qu’elle produit ces herbes dont les graines nourrissent l’homme, ce blé dont est fait pain.
Le châtiment prononcé par Dieu a aussi un sens spirituel. En effet, le décret divin punissant l’homme s’accomplit tout aussi rigoureusement sur le plan spirituel que sur le plan matériel (Cf. (1) Cf. Marc l’Ascète, Traités, 70, Sur le jeûne et l’humilité ; Isaac le Syrien Discours ascétiques 19 ; Macaire le Grand, Homélies, XXVI, 21). Les saints Pères comprennent le mot « terre » dans le sens de « cœur ,i En raison de la malédiction qui l’a frappée, la terre ne cesse produire d’elle-même, de par sa nature corrompue, des épines et des chardons ; de même le cœur, empoisonné par le péché, ne cesse d’engendrer de lui-même, de par sa nature corrompue, des sentiments et des pensées pécheurs. De même que personne ne se soucie de semer ou de planter de l’ivraie mais que la nature pervertie la produit spontanément, de même les pensées et les sentiments pécheurs sont conçus et croissent d’eux-mêmes dans le cœur de l’homme. Si le pain matériel s’obtient à la sueur du front, c’est par un labeur ardu de l’âme et du corps qu’est semé dans le cœur de l’homme le blé céleste qui nous procure la vie éternelle ; c’est encore par intense effort qu’il croît, qu’on le moissonne, qu’on le rend propre à la consommation et qu’on le conserve.
Le blé céleste, c’est la Parole de Dieu. Le travail pour semer la parole de Dieu dans le cœur exige de tels efforts qu’on l’appelle « exploit ascétique ». L’homme est voué à manger de la terre au milieu des afflictions tous les jours de sa vie terrestre et son pain à la sueur de son front. Ici, par le mot « terre », on doit comprendre la sagesse charnelle par laquelle l’homme séparé de Dieu se dirige habituellement durant sa vie sur terre ; guidé par elle, il est soumis à de continuels soucis et réflexions concernant les choses terrestres, à d’incessantes afflictions et déceptions, à une constante agitation. Seul un serviteur du Christ se nourrit durant sa vie sur terre du pain céleste à la sueur de son front, en luttant continuellement contre la sagesse charnelle et en travaillant sans cesse à cultiver les vertus.
Pour cultiver la terre, on a besoin de divers outils de fer – charrues, herses et bêches – avec lesquels le sol est retourné, ameubli et amolli ; de même notre cœur, siège des sentiments et de la sagesse charnels, a besoin d’être travaillé par le jeûne, les veilles, les agenouillements et autres accablements du corps pour que la prédominance des sentiments charnels et passionnels cède le pas à celle des sentiments spirituels, et que l’influence des pensées charnelles et passionnelles sur l’esprit perde cet irrésistible pouvoir qu’elle a chez ceux qui rejettent l’ascèse ou la négligent.
Qui aurait l’idée de semer dans une terre non travaillée ? Ce serait tout simplement perdre ses semences, sans en retirer le moindre profit, et se causer un dommage certain. Tel est celui qui, avant d’avoir refréné les impulsions charnelles de son cœur et les pensées charnelles de son esprit par une ascèse corporelle adéquate, s’aviserait de vaquer à l’oraison mentale et de planter dans son cœur les commandements du Christ. Non seulement il ferait des efforts vains, mais il courrait encore le risque de subir un désastre psychique, de tomber dans l’aveuglement spirituel et dans l’illusion démoniaque, et de s’attirer la colère divine, comme l’homme qui était allé à un festin nuptial sans porter le vêtement de noce (cf. Mt 22, 12).
Une terre très soigneusement cultivée, bien fumée, finement ameublie, mais laissée non ensemencée, produira de l’ivraie avec une vigueur redoublée. De même un cœur cultivé par, des pratiques ascétiques corporelles mais qui ne s’est pas assimilé les commandements évangéliques, fera pousser encore plus vigoureusement l’ivraie de la vanité, de l’orgueil et de la luxure. Plus la terre est cultivée et fumée, plus elle est capable de produire de l’ivraie touffue et pleine de sève. Plus intense est l’ascèse corporelle du moine qui néglige les commandements de l’Évangile, plus grande et plus incurable sera la présomption.
Un paysan qui possède de nombreux et d’excellents outils agricoles et qui en est enchanté, mais qui ne les utilise pas pour cultiver la terre, ne fait que s’aveugler et se leurrer, sans en retirer le moindre profit ; de même l’ascète qui pratique le jeûne, les veilles et d’autres observances corporelles, mais qui néglige de s’examiner et de se guider à la lumière de l’Évangile, se trompe en fondant vainement et à tort tous ses espoirs sur ses labeurs ascétiques. Il ne récoltera aucun fruit, n’amassera aucune richesse spirituelle.
L’homme qui se mettrait dans la tête de cultiver sa terre sans utiliser ses outils agricoles aurait à fournir un grand travail, et le ferait en vain. De même celui qui prétend acquérir les vertus sans efforts ascétiques corporels, travaille en vain ; il perd irrévocablement son temps qui ne reviendra plus, épuise ses forces psychiques et physiques, et il ne gagnera rien du tout. L’homme qui est toujours en train de labourer sa terre sans jamais rien y semer ne récoltera rien. De même celui qui ne s’occupe que de l’ascèse d – corps perd la possibilité de vaquer à celle de l’âme, de planter dans son cœur les commandements évangéliques qui, en leur temps produiraient des fruits spirituels.
L’ascèse corporelle est nécessaire pour rendre la terre du cœur apte à recevoir les semences spirituelles et à produire des fruits de 1a même espèce. Abandonner ou négliger les labeurs ascétiques, c’est rendre le sol impropre à être ensemencé et à produire du fruit : Les exagérer ou placer son espérance en eux est tout aussi nuisible ou même davantage que de les abandonner. L’abandon des observances ascétiques corporelles rend l’homme semblable à un animal, donnant libre cours et offrant un vaste champ d’action aux passions du corps, mais leur exagération le rend semblable aux démons, car elle favorise et renforce la prédisposition aux passions de l’âme. Ceux qui relâchent l’ascèse corporelle s’asservissent à la gloutonnerie, à la luxure et à la colère dans ses formes grossières. Ceux qui pratiquent une ascèse corporelle excessive, qui en font un usage déraisonnable ou qui mettent en elle toute leur espérance avec l’idée qu’elle leur confère mérite et dignité au regard de Dieu, tombent dans la vanité, la présomption, la fierté, l’orgueil, l’endurcissement, dans le mépris de leur prochain, le dénigrement et la condamnation des autres, dans la rancune, la haine, dans le blasphème, dans le schisme, dans l’hérésie, dans l’aveuglement spirituel et l’illusion démoniaque.
Estimons à leur juste valeur les pratiques ascétiques corporelles – elles sont des instruments indispensables pour acquérir les vertus – mais gardons-nous de prendre ces outils pour des vertus, de peur de tomber dans l’aveuglement et de nous priver de progrès spirituels par une fausse conception de l’agir chrétien.
L’ascèse corporelle est nécessaire même aux saints qui sont devenus les temples du Saint-Esprit, afin que, laissé sans frein, leur corps ne revienne à des mouvements passionnels et ne soit la cause de l’apparition chez un homme sanctifié de sentiments et de pensées obscènes, si malséants pour un temple spirituel de Dieu, « non fait de main d’homme ». C’est ce dont a témoigné le saint apôtre Paul lorsqu’il dit de lui-même : Je traite durement mon corps et je le tiens assujetti, de peur qu’après avoir proclamé le message aux autres je ne sois moi-même éliminé (1 Co 9,27).
Saint Isaac le Syrien dit que la dispense, c’est-à-dire le fait d’abandonner le jeûne, les veilles, le silence de la solitude et les autres observances corporelles – ces aides pour la vie spirituelle – et de s’accorder constamment du repos et du plaisir, nuit même aux vieillards et aux parfaits (Discours ascétiques, 90).
Extrait de saint Ignace Briantchaninov,
Introduction à la tradition ascétique
de l’Église d’Orient : Les miettes du festin.
Éditions Présence, 1978.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.