JE DÉBORDE DE JOIE AU MILIEU DE TOUTES MES TRIBULATIONS (2 CORINTHIENS 7, 4)

http://www.pagesorthodoxes.net/pages-choisies/joie/joie2.htm

JE DÉBORDE DE JOIE AU MILIEU DE TOUTES MES TRIBULATIONS (2 CORINTHIENS 7, 4)

L’humanité sans Dieu a cherché les sommets de la sagesse depuis toujours. De Socrate, le modèle même du sage, à Bouddha, cet Himalaya de l’impassibilité, de l’orient à l’occident, on savait qu’on y était parvenu lorsque la joie était devenue inébranlable et que rien, aucune circonstance extérieure, ne pouvait plus l’enlever ou lui porter atteinte. Être malade et heureux, en danger et heureux, mourant et heureux, discrédité et heureux, disait Épictète avec tous les stoïciens (Ier siècle). En joie parfaite, nous sommes sans ennemis dans ce monde de l’inimitié, phrase célèbre de Bouddha qui traduit bien son Chemin extraordinaire, poussé d’une façon si énigmatique jusqu’aux limites du mystère.

LA JOIE MAL HEUREUSE
Le sage est invulnérable, alors il est visité par une joie que rien ne peut plus troubler. Mais quelle est cette joie qui l’habite ? L’expérience même du mystère qu’il semble avoir atteint le taraude et le plonge dans une attente indéfinissable. La nostalgie la plus indicible hiverne au creux du sourire de Bouddha et dans les vertiges de Socrate buvant la ciguë… Hiver de l’attente, car le coeur de l’homme ne peut être dans la plénitude sans la rencontre définitive, qu’est le visage du Christ, vrai visage de toute joie. C’est pourquoi la joie des sages, comme d’ailleurs toutes nos joies à nous tous, quel que soit leur humble degré d’accomplissement, sont cette présence voilée du Christ, qu’on le sache ou non. Ainsi peut-on voir la venue du Christ à l’oeuvre, se frayant son chemin vers l’homme à travers toutes ses joies. Elles sont toutes une annonce de sa venue. Mais la plénitude n’est que dans le face à face. Si la joie est seulement un sentiment, alors à quoi bon ? Ce  » malheur  » (mal heureux), inhérent à la joie des sages, ne se résout que par la rencontre de la joie comme Personne, elle est Quelqu’un et l’homme, chacun de nous, ne peut se réaliser que dans la relation avec lui, en entrant dans sa joie à lui : Entre dans la joie de ton Maître, dit le Christ (Mt 25,21). Ici réside la nouveauté fantastique du Christianisme que ne pouvait soupçonner aucun sage de l’humanité et dont la joie pourtant était l’annonciatrice inconsciente, et dont chacune de nos joies aujourd’hui encore est porteuse…
C’est pourquoi Jésus demande à ses disciples d’être joyeux d’une grande joie dont les raisons sont au-delà de l’homme, dans le seul fait bouleversant que Dieu existe. C’est dans cette joie limpide de l’amour désintéressé, offert entièrement et sans réserve, que gît le salut du monde (Paul Evdokimov, L’amour fou de Dieu, Seuil, pp. 71-72). Dieu existe au plus intime de moi-même, parce qu’en Jésus Christ il a épousé ma chair et mon sang, et, en descendant dans mes ténèbres et ma mort, il m’a illuminé par la joie de sa résurrection. Là est mon salut, ma libération définitive. Mais maintenant, il s’agit d’en vivre pleinement à chaque instant. Dans cette seule réalité se trouve la prédication des premiers apôtres, c’est le noyau de leur message, ce que l’on appelle le  » kérygme « ; ils n’avaient rien d’autre à annoncer jusqu’aux extrémités du monde (Ac 1,8), mais c’est autour de ce noyau que bascule toute l’histoire de l’humanité et la vie de chacun d’entre nous.

LA JOIE : UN FEU QUI BRÛLE
Saint Paul est le témoin le plus fabuleux de cette gigantesque aventure. Quand, sur le chemin de Damas, il tombe de son cheval à la vue de l’éblouissante beauté du Christ ressuscité, c’est le saisissement total de tout son être. Paul comprend d’un coup, par expérience, qu’il n’y a désormais plus d’autre joie pour lui et que sa vie ne saurait avoir un autre sens maintenant que d’annoncer cette bonne nouvelle à tous. Jusqu’à la fin de ses jours, son martyr à Rome, il va parcourir tout le bassin méditerranéen pour proclamer partout cet Évangile de sa joie à lui, qui n’est autre que le Christ en personne. Toutes les communautés qu’il fonde, c’est-à-dire l’Église, sont bâties sur cette Joie. Rien ne pourra l’arrêter dans sa passion unique, ni la prison où il fait de nombreux séjours, ni les supplices de toutes sortes qu’on lui inflige, ni les dangers sans nombre sur les routes et les mers de son époque, ni les souffrances, ni la mort qu’il côtoie souvent ; lors même qu’il se croit devenu comme l’ordure du monde et l’universel rebut, sa joie ne fait que s’affermir et illuminer son existence, quelles qu’en soient parfois les terribles tribulations. Pour lui, le Christ est ressuscité, et rien ne saurait plus avoir le dernier mot ; tout mal est définitivement vaincu : Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? En tout cela nous n’avons aucune peine à triompher par celui qui nous a aimés ! Oui, j’en ai l’assurance, ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni présent, ni avenir, ni puissance, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur ! (Rm 8, 35-39).
C’est donc par cette puissante énergie qui le fait vivre lui-même que Saint Paul enfante les Églises. Elles sont le lieu où tout homme peut, à son tour, expérimenter la joie d’une libération radicale, le don gratuit que Dieu veut faire à chacun, tout comme à Paul, d’une absolue nouveauté. Pour celui qui accepte de tomber de son cheval et de lâcher tous ses faux dieux sans joie, il y a un avant et un après : toute sa vie s’organise autour de cette unique expérience. Il n’est plus pour lui de possibilité de joie en dehors de ce mystère de l’Évangile : Ainsi donc que nul ne se glorifie dans les hommes ; car tout est à vous…, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu (1 Co 3,21). Alors que l’homme, tant qu’il n’est pas converti en profondeur, est livré à une multitude de choses, dépendant et enchaîné, le vrai disciple est libre de tout, il appartient au Christ seul : il n’y a pas de joie supérieure à celle-là ; à cette gloire chacun est appelé (2 Th 2,14), elle fait de lui, ainsi que des communautés, des foyers de lumière où ils brillent pour le monde, au sein d’une génération dévoyée et pervertie (Ph 2,15).
Cette joie est un feu qui brûle au coeur de Saint Paul lorsqu’un seul tombe (2 Co 11,29) et il n’a de cesse qu’elle se répande, comme le feu lui-même, car l’amour du Christ le presse (2 Co 5,14). Paul  » revit  » lorsque ce feu de la joie prend : Comment pourrions-nous remercier Dieu suffisamment à votre sujet pour toute la joie dont vous vous réjouissez devant Dieu ?(1 Th 3,8-9). Saint Paul est enivré par la joie du Christ qui l’habite, mais quand il réussit à la communiquer à d’autres, alors elle est à son comble : Mettez le comble à ma joie par l’accord de vos sentiments : ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment… Ayez en vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus (Ph 2,2-5). Cela va si loin que, finalement, la joie des autres prime la sienne et devient, pour lui, le critère de toute joie : le pire des malheurs qui pourrait arriver à Paul serait d’être séparé loin du Christ, et bien, il préfère cela pourvu que ses frères, eux, découvrent le Christ (Rm 9,3). Folie de l’amour le plus gratuit qui exprime la qualité insondable de sa joie…

CONNAÎTRE LE CHRIST : NAÎTRE À LA JOIE
Nous sommes ici au sommet de ce à quoi peut tendre un être humain. Tout tient en ces trois mots de Saint Paul : Connaître le Christ ! Là est le bien suprême et rien ne subsiste à ses côtés… Il faut lire et relire ces phrases de l’épître aux Philippiens qui contiennent la quintessence de toute joie imaginable, il faut les garder par-devers soi, sur un petit papier dans sa poche ou accroché au mur, ou mieux encore : en lettres de feu dans son coeur, les inculquer à son souffle jusqu’à ce qu’elles pénètrent dans la mémoire revêche de nos cellules, et un jour il y a une percée qui se fait, les premiers fruits surgissent :
Tous ces avantages dont j’étais pourvu, je les ai considérés comme un désavantage, à cause du Christ. Bien plus, désormais je considère tout comme désavantage à cause de la supériorité de la connaissance du Christ Jésus mon Seigneur. À cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, je considère tout comme déchets, afin de gagner le Christ et d’être trouvé en lui… Le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans sa mort, afin de parvenir si possible à ressusciter d’entre les morts… Je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été moi-même saisi par le Christ (Ph 3,7-12).
Cette connaissance du Christ fonde la vie et la mort de tout chrétien. Là se trouve d’ailleurs le sens de son baptême : la connaissance est une nouvelle naissance en Christ, inaugurée par ce sacrement et sans cesse approfondie tout au long de la vie : désormais vivre, c’est le Christ (Ph 1,21). De surcroît, il n’y a aucune limite à cette connaissance qui s’ouvre sur l’au-delà de notre existence, où nous serons avec le Seigneur pour toujours (1 Th 4,17). Or cette joie définitive et plénière, dont nul ne peut mesurer la splendeur, n’est pas qu’un avenir lointain, donc flou et encore sans consistance, mais irradie déjà maintenant notre existence et la modifie tout entière. Depuis la venue du Christ dans l’histoire, chaque instant s’ouvre sur une transcendance habitée, la vie éternelle a déjà commencé, le royaume des cieux est en nous (Lc 17,21). Dés lors tout doit être imprégné par cette formidable Réalité et le comportement d’un chrétien ne devrait pouvoir s’expliquer que par là ! Sinon il est comme les autres qui n’ont pas cette espérance (1 Th 4,11). Notre joie est faite d’une participation totale, spirituelle et corporelle, à la gloire du Christ ressuscité. Le Seigneur transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire (Th 3,21) : il n’y a donc pas même de geste qui ne puisse en rendre compte ; un geste conscient rayonne de cette Présence, c’est dans le Christ, en effet, que nous avons le mouvement, l’être et la vie (Ac 17,28).
Mais pour entrer dans cette joie parfaite, il faut évidemment en faire l’apprentissage. Ce chemin c’est le Christ lui-même, il traverse la passion et la mort. Ce qui motive le disciple c’est le Christ, non la joie, sinon toute sa vie n’est qu’une imposture ! Choisir la joie, c’est se choisir soi-même et nourrir une subtile auto-gratification… Choisir le Christ, c’est entrer avec lui dans une relation inconditionnelle où je risque toute ma vie en l’offrant à son bon vouloir. Comme ce choix est toujours ambigu à cause de la condition humaine, il va passer par le feu de l’épreuve, tout comme le métal est purifié pour devenir de l’or. Suivre le Christ et s’identifier à lui, c’est donc communier aussi au Christ crucifié, c’est accepter d’être comme lui persécuté, diffamé, condamné à mort et d’aimer malgré tout ceux qui nous haïssent ainsi, nos ennemis… La vie nous bafoue tous les jours et de mille manières, mais en l’acceptant comme elle est à cause du Christ, mieux : en communiant pleinement à elle nous communions au Christ qui s’y trouve. Communier aux souffrances du Christ à travers les nôtres, c’est faire sa suprême connaissance, joie inouïe au-delà de tout et pourtant au sein même de notre condition la plus tragique :
Nous sommes fous à cause du Christ… Nous avons faim, nous avons soif, nous sommes nus, maltraités et errants ; nous nous épuisons à travailler de nos mains. On nous insulte et nous bénissons, on nous persécute et nous l’endurons, on nous calomnie et nous consolons. Nous sommes devenus comme l’ordure du monde, jusqu’à présent l’universel rebut… Nous portons toujours et partout en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps…Nous sommes tenus pour tristes, nous qui sommes toujours joyeux. (1 Co 4,9-13 ; 2 Co 4,10 ; 6,10).

À LA SOURCE DE TOUTE JOIE
Tout se trouve pour saint Paul dans ce petit mot à cause du Christ. À cause de lui, il n’y a plus d’épreuve ou de souffrance qui ne soit transfigurée. Le trouver, lui, au coeur de la souffrance, alors la souffrance elle-même est aimable, et jusqu’à la mort. Ô mort, où es ton aiguillon ? (1 Co 15,55). Il n’y a donc plus d’obstacle à la joie : à cause du Christ et par lui, la joie est possible en tout temps et à tout propos (Ép 5,20). Cela explique pourquoi saint Paul parle toujours de la souffrance d’une façon positive, comme d’un lieu de haute expérience : Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ (Ga 6,14), Je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous (Col 1,24). Aux Philippiens, Paul dit que c’est une grâce qui vous a été donnée que de souffrir pour le Christ (Ph 1,29).
La souffrance n’est jamais cherchée pour elle-même, mais quand elle est là, loin d’éliminer la joie, elle la renforce encore, car nulle part ailleurs le Christ ne se livre autant que dans la communion à sa croix ; là il nous fait entrer dans son intimité pour laquelle il n’y a pas de mots… La souffrance parle dans le silence et témoigne de notre secrète appartenance au Christ : Je porte dans mon corps les marques de Jésus (Ga 6,17).
L’homme qui a ce Chemin devient une créature nouvelle dans un monde transfiguré (2 Co 5,17). Il est greffé sur le Christ mort et ressuscité (Rm 6,5) et ne s’appartient plus. Sa source de sa joie est cette Pâque de son Maître d’où il se reçoit à chaque instant pour une vie radicalement autre : Si je vis, ce n’est plus moi, dit saint Paul, mais le Christ qui vit en moi (Ga 2, 20). C’est cette joie des profondeurs de son être que Paul s’arrache pour la partager avec tous les hommes, là est le point incandescent de son Évangile : Soyez mes imitateurs (1 Co 4,16).
Ainsi configuré au Christ par une communion aussi intime, le disciple entre en partage avec la joie du Christ lui-même : sa propre intimité avec le Père ! Le Christ veut nous introduire dans cette relation indicible où nous devenons avec lui des fils adoptifs (Ép 1,5). Être fils, cela veut dire pour nous être engendrés par la Joie qu’est le Père en personne et qui engendre éternellement le Christ. Là est notre Source de vie, et cette Source se trouve derrière toute vie de moment en moment dans notre quotidien. C’est pourquoi l’attitude fondamentale d’un fils qui veut se recevoir du Père est celle d’une constante écoute : il pose l’oreille de tout son être sur l’instant présent et accueille la vie telle qu’elle vient, pour communier totalement à la volonté de Dieu, tout comme le Christ nous l’a appris par sa propre vie. La qualité et la profondeur de notre joie est en proportion directe de cette obéissance qui est l’offrande absolue de notre vie à Dieu.
Cela nous est cependant impossible sans être assisté par la puissance de l’Esprit Saint. C’est l’Esprit qui nous rend le Christ présent et nous ouvre au Père, c’est donc par lui, l’Esprit, que la joie se communique aux hommes. Aussi une vie  » spirituelle « , c’est-à-dire selon l’Esprit Saint, se caractérise par la joie, elle est le grand signe de sa Présence (Ga 5,22). Signe pour soi-même et pour les autres, témoignage d’une vie authentique et qui vivifie ceux que l’on approche. En effet, l’homme ne cherche que la joie et c’est par elle que Dieu se réconcilie le monde. C’est pourquoi lorsque toute une assemblée se retrouve pour célébrer cette joie dans une fête commune, elle est signe pour toute l’humanité, levain pour une nouvelle création à laquelle tous les hommes sont appelés (Ép 1,1-15). Voilà la vocation même de l’Église. Seule l’Église est capable d’une telle célébration, elle est unique au sein de l’humanité, car seule l’Église a la  » capacité  » de la joie sans limites puisque l’Esprit ne cesse d’y déposer le secret de sa Présence. Et c’est pourquoi seule l’Église est aussi capable d’accueillir le gémissement de tous les humains (Rm 8,22), qui ne peut trouver son refuge que dans la joie. L’Église est ce laboratoire d’un devenir autre, elle est notre mère qui transforme la détresse stérile de chacun : Réjouis-toi, stérile qui n’enfantait pas, éclates en cris de joie et d’allégresse (Ga 4,26-27). Enfantement sans fin, car l’Église est sur terre l’annonce de la Jérusalem Céleste où l’exultation sera à son achèvement; celle-ci va, pour le moment de plénitude en plénitude et s’acheminera au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir… (Ép 3, 19-21).

LE SEUL GRAND MALHEUR DE L’HOMME
Dans cette cohérence, on ne sera pas étonné que le message central de saint Paul, face à l’immense tragique de la condition humaine, sera d’une clarté absolue : il n’y a qu’un seul grand malheur, c’est de ne pas connaître Jésus Christ !
Paul nous apprend à regarder toutes les réalités humaines de ce seul point de vue et à découvrir alors comment cela transforme tous nos plans et programmes humains, comment se déplace alors radicalement le niveau de nos décisions et de tous nos questionnements. C’est seulement dans cette unique perspective, l’enracinement dans le Christ ressuscité, que l’homme peut entrevoir quelque peu le sens du malheur prodigieux d’une humanité sans Dieu. Mais avec lui et en lui tout homme est appelé au bonheur (Rm 4,9) et, dès à présent, est-ce devant la mort, est-ce sous les coups de la violence qui s’abat sur lui ou quels que soient les événements extérieurs, la vie du chrétien est toujours une vie royale, une vie de gloire et non d’horreur. Pour Paul, tout est dans la relation à Dieu. Si elle est inexistante, alors l’homme est dans le  » péché « , source de tout malheur et de la mort elle-même (Rm 5,12).
En Christ, au contraire, l’homme ne se définit plus, selon Heidegger, comme un être pour la mort, mais un être pour la vie définitive et la gloire incorruptible à jamais. Le chrétien n’échappe pas à la condition commune, il vit, comme tout un chacun, dans le péché et la mort, mais le Christ, en l’enveloppant de sa Présence libératrice, a enlevé au mal sa puissance de destin. C’est pourquoi, là où le péché abonde, la grâce surabonde (Rm 5,20), c’est-à-dire la joie.
Joie et souffrance cohabitent donc dans le même homme, comme la lumière et les ténèbres (Jn 1,4-5), mais il dépend de l’homme qu’il laisse triompher la joie qui lui est acquise par le Christ, bien plus : que la souffrance elle-même se transforme en joie ! Ici, le disciple reçoit la leçon suprême de son Maître, dont toute la vie en a été le développement, nous l’avons déjà dit : il n’y a finalement d’autre joie possible que de se laisser crucifier dans la passion et la mort du Christ : c’est l’acceptation pleine de l’inacceptable quotidien, du détail insignifiant, l’ennui ordinaire dit admirablement Véronique Nahoum, jusqu’aux situations les plus enfériques. Embrasser ce qui nous arrive, le prendre dans notre amour, nous ajuster pleinement à l’instant, comme le Christ sur sa croix, c’est faire descendre la lumière dans les pires ténèbres et la joie dans la souffrance même. Cet ajustement joyeux à ce qui est, de moment en moment, s’éprouve souvent comme absurde à nos yeux, folie et scandale, mais notre entendement lui-même, le raisonneur de ce siècle doit être crucifié pour découvrir qu’il existe une tout autre sagesse que celle des  » intelligents  » !
Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ; ce qui est dans le monde sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi… (1 Co 1,27-28).
Seule cette acceptation pleine de ce qui vient à nous et que nous voulons recevoir de Dieu, nous libère de toute joie illusoire et vérifie l’authenticité de nos sentiments… Si le Christ est la Vie (Jn 14,6), on ne communie à lui qu’en étant un avec la vie tout court, telle qu’elle se présente. La profondeur de l’océan se trouve autant dans les vagues et les tempêtes que dans eaux calmes. La joie du disciple n’est pas une échappatoire à la condition tragique de l’existence humaine, mais communion à la totalité, à toute l’épaisseur de l’histoire comme lieu où se vit la Pâque du Christ, transformation incessante de la mort en vie. On est loin d’une pieuse émotion qui ne ferait que trahir l’homme et Dieu.
Par l’Incarnation du Christ, Dieu épouse la condition humaine jusque dans ses derniers recoins pour y déposer la joie de sa Résurrection au prix de sa propre mort. La communion de l’homme à cette joie s’inscrira donc dans la même logique, la christologique, qui est une victoire sur toutes les forces contraires. La joie est une conquête et donc un combat ; sans ce combat, justement, la vie n’aurait aucune saveur. Mais à aucun moment l’homme ne peut mettre la main sur elle ; la joie échappera toujours à sa prise, car elle restera un mystère d’éternité inépuisable, transcendant toute expérience humaine. Bien souvent, il n’y a de joie que dans la pure foi en la présence du Ressuscité. Là est l’exercice (l’ascèse) à son plus haut niveau qui consiste à vivre la joie en tous temps et en tous lieux… :
…C’est pourquoi je me complais dans les faiblesses, les outrages, les détresses, les persécutions et les angoisses endurés pour le Christ (2 Co 12,10).
En dehors de toute exaltation sensible, nous sommes dans la douloureuse joie, comme l’appellent les Pères du désert. Par elle nous apprenons le dépouillement du vieil homme (Col 3,9) qui risque toujours de se fixer sur la joie comme sur un bien. La joie inconditionnelle, exercée au sein même de la détresse, s’appelle amour. Et l’amour se suffit à lui-même : il est. Ainsi, devenu libre de la joie elle-même, l’homme naît à Dieu…

Cet article a été publié dans la revue
Le Chemin, numéro 30, 1996. Reproduit avec l’autorisation
du Père Alphonse Goettmann et du Chemin.

Laisser un commentaire