Archive pour le 22 janvier, 2015
PROPHÈTES DE MALHEUR, PROPHÈTES DE BONHEUR
22 janvier, 2015http://www.interbible.org/interBible/ecritures/exploration/2015/exp_150120.html
PROPHÈTES DE MALHEUR, PROPHÈTES DE BONHEUR
(Source : par Pierre Gilbert, adaptation de Yves Guillemette, ptre, Parabole, janvier-février 1998).
Un Dieu courroucé dont la colère ne connaît aucune limite. Voilà le portrait scandaleux qui se dégage d’un premier contact avec les livres prophétiques de l’Ancien Testament. Cependant, affirmer que YHWH annonce le malheur n’est pas tout dire. Le lecteur attentif constatera que les livres prophétiques attribuent également à Dieu des promesses de salut. Malgré cela, certains problèmes demeurent. Par exemple, les prophètes juxtaposent des promesses de délivrance et des paroles de malheur sans expliquer ni comment, ni pourquoi leur discours change aussi abruptement. Les prophètes nous décrivent-ils un Dieu schizophrène qui, ayant aimé son peuple un jour, se déclare prêt à le détruire le lendemain? Bien naïf celui qui serait tenté de ne voir en ce Dieu des prophètes qu’un personnage capricieux et immoral.
Encore, faut-il que ce lecteur soit averti. En effet, il serait périlleux d’interpréter les textes bibliques sans tenir compte de leur contexte littéraire, historique et culturel. Il s’ensuivrait de graves malentendus sur le caractère des jugements attestés chez les prophètes. L’annonce du malheur (la malédiction) est également attestée à l’extérieur d’Israël. Chez les autres peuples du Proche-Orient ancien, la malédiction joue un double rôle: elle met en garde contre certaines actions et elle annonce la mort de quiconque transgresse l’interdit. Toute perspective pédagogique en est absente. Dès qu’on enfreint les prescriptions, on devient l’objet d’un jugement irrévocable.
Dans leur recours à la malédiction, les prophètes reflètent, à bien des égards, les pratiques du Proche-Orient ancien. Tout d’abord, ils n’en font jamais un usage aléatoire. Le jugement découle toujours de la transgression d’une prescription. Les prophètes annoncent le jugement pour deux raisons fondamentales: l’injustice et l’idolâtrie. Si la malédiction prophétique suivait exactement le modèle répandu chez les peuples voisins d’Israël, nous serions en présence de l’annonce exclusive du malheur. Cependant, ce n’est pas le cas! Dans les livres prophétiques, l’objectif ultime du jugement semble être le rétablissement plutôt que la destruction du peuple. Malgré la sévérité des paroles de malheur énoncées, le salut du peuple constitue la préoccupation première des prophètes.
Pour qu’Israël puisse survivre en tant que peuple de Dieu à l’époque des prophètes, une conversion radicale s’impose. Les prophètes ont recours à différents moyens, dont la malédiction, pour susciter un tel changement. Dans les textes prophétiques, la malédiction a un double but: alors que les jugements sur l’avenir sont dissuasifs, on attribue une fonction pédagogique aux malheurs anciens. À ce titre, Amos 4, 4-12 est particulièrement révélateur. Dans les versets 6 à 11, Amos évoque une série de catastrophes qui ont frappé Israël dans le passé. Ces malheurs sont le résultat de l’infidélité du peuple envers YHWH. Mais le texte est clair : si Dieu prononce ces jugements, ce n’est pas pour anéantir le peuple, mais pour lui rappeler son infidélité. L’expression mais vous n’êtes pas revenus jusqu’à moi (vv. 6.8.9.10.11) reprise cinq fois dans ce passage exprime cette intention rédemptrice de Dieu.
Cependant, le texte biblique ne se limite pas à noter les jugements du passé. Le prophète en constate l’échec et évoque l’assurance d’une rencontre ultime entre YHWH et son peuple. Cet affrontement laisse planer la menace d’une destruction finale et irrévocable : Prépare-toi à rencontrer ton Dieu, Israël (v. 12). Le prophète pressent ce point de non-retour; tout n’est pas que rhétorique et pédagogie. Si le peuple refuse de retourner à YHWH, malgré les avertissements et les jugements, Israël sera anéanti.
Cette tension entre l’annonce de malheurs et la promesse de salut attestée dans le texte prophétique n’est-elle pas à l’image de Dieu lui-même? YHWH est déchiré entre le désir profond de sauver son peuple et la nécessité d’agir pour le discipliner. Dieu est comme un médecin qui doit traiter une personne atteinte du cancer; plus la maladie est grave, plus le traitement risque de perturber voire de tuer le patient.
L’annonce du malheur chez les prophètes, c’est beaucoup plus que l’expression de la colère de Dieu. C’est avant tout l’expression de sa souffrance. Le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu dont la préoccupation rédemptrice oriente l’action. Le salut de l’homme et de la femme est au cœur de son projet. Cependant, malgré son désir intense de relation avec l’être humain, Dieu ne s’impose pas au cœur de l’homme. Il emploie tous le moyens possibles pour amener l’humanité a`se tourner vers lui, mais son appel demeure une invitation. La liberté, cette image de Dieu au plus profond de notre être, nous permet d’accueillir ou de rejeter cette invitation.
JEAN-PAUL II, LES DROITS DE L’HOMME ET LA FOI EN DIEU
22 janvier, 2015http://www.revue-kephas.org/11/2/editorial.html
JEAN-PAUL II, LES DROITS DE L’HOMME ET LA FOI EN DIEU
Bruno le Pivain
Avril–Juin 2011
On a coutume de rappeler le fort engagement du Bienheureux Jean-Paul II pour la défense et la promotion des droits de l’homme, sur tous les fronts, dans tous les continents. À n’en pas douter, ce fut en effet un souci permanent dans son pontificat, maintes fois réaffirmé.
On a pu souvent cependant confondre cette insistance avec un blanc-seing ferme et définitif accordé sans sourciller à la théorie qui verrait dans l’assomption de ces droits la divinisation de la Raison affranchie de la loi naturelle et coupée de la foi en Dieu, certains pour s’y engouffrer jusqu’à transformer le catholicisme en une sorte d’humanisme horizontal, un humanisme contre l’homme puisqu’il est sans Dieu, où le mot « tolérance » devient la clé de voûte de tous les dogmes, d’autres pour fustiger ce pape des « droits de l’homme sans Dieu » qui désertait son premier devoir et introduisait une rupture dans la Tradition de l’Église. Défaut de compréhension ? Dans le premier cas, c’est comme si l’on n’aimait pas vraiment Dieu, un peu encombrant par ce qu’il pourrait contrarier notre vie mondaine et consumériste ; dans le deuxième cas, c’est comme si l’on n’aimait pas l’homme et cette enveloppe charnelle dont on voudrait se dispenser pour n’avoir pas su l’apprivoiser. Dans l’un et l’autre cas, c’est la grâce reçue sous le régime de l’Incarnation qui n’est pas reçue en vérité, matérialisme individualiste ou spiritualisme orgueilleux.
Étrange interprétation de toute façon – la même en l’un et l’autre cas – qui contredit visiblement le témoignage éclatant de la sainteté d’un homme fidèle à la grâce – ou il faudrait trouver au lutteur de Dieu une incohérence profonde, lui dont toute la vie fut un doigt levé vers le ciel – et ignore son enseignement constant sur la primauté de Dieu dans la vie des hommes.
Est-ce bien le même qui affirmait le 10 octobre 1980, dès les premiers mots d’un discours au Congrès international sur évangélisation et athéisme, pour situer le cours de son propos : « Comme il est facile de le constater, l’athéisme est sans conteste l’un des phénomènes majeurs, et il faut même dire, le drame spirituel de notre temps » ? Constat que l’on peut facilement rapprocher des premières lignes de l’un des ouvrages majeurs du Cardinal de Lubac, Le drame de l’humanisme athée :
Sous les innombrables courants de surface qui portent dans tous les sens la pensée de nos contemporains, il nous a semblé en effet qu’il existait un courant profond, ancien déjà, ou plutôt une sorte d’immense dérive : par l’action d’une partie considérable de son élite pensante, l’humanité occidentale renie ses origines chrétiennes et se détourne de Dieu. […] De plus en plus, l’athéisme contemporain se veut se veut positif, organique, constructif.1
Jean-Paul II le situe quant à lui de façon précise dans l’histoire : « Voici que, en un gigantesque défi, l’homme moderne, depuis la Renaissance, s’est dressé contre ce message de salut, et s’est mis à refuser Dieu au nom même de sa dignité d’homme. » Poursuivant le raisonnement et l’adaptant à l’époque – trente ans après –, il constate l’évolution des sociétés occidentales, à partir de ces influences idéologiques. Celles-ci, d’une certaine manière, ont disparu dans leur expression formelle, faute aussi de serviteurs suffisamment instruits ou aguerris. C’est aussi ce que constatait, non sans humour, Etienne Gilson, dans ce remarquable opuscule qui faisait suite aux Constantes philosophiques de l’être, L’athéisme difficile. Au sortir des années 70, celles du déclin des idéologies d’après-guerre et de la montée en puissance du matérialisme… d’après-guerre – le deuxième est moins astreignant et plus flatteur, plus sûr aussi à première vue –, l’athéisme n’est plus seulement réservé à une aristocratie de la pensée ; il s’est diffusé dans toutes les couches de la société occidentale via les moyens de communication, « l’opinion publique » et le mode de vie consumériste. Mais plus encore, parce que les chrétiens sont dans le monde et ne sont pas toujours armés, spirituellement, intellectuellement ou moralement pour y faire face, cet état d’esprit va se répandre chez eux, être même véhiculé par les baptisés, cette fois avec plus d’autorité puisqu’ils sont sensés connaître les chemins du Royaume des cieux :
D’abord réservé à un petit groupe d’esprits, l’intelligentsia qui se considérait comme une élite, l’athéisme est aujourd’hui devenu un phénomène de masse qui investit les Églises. Bien plus, il les pénètre de l’intérieur, comme si les croyants eux-mêmes, y compris ceux qui se réclament de Jésus-Christ, trouvaient en eux une secrète connivence ruineuse de la foi en Dieu, au nom de l’autonomie et de la dignité de l’homme. C’est d’un « véritable sécularisme » qu’il s’agit, selon l’expression de Paul VI dans son Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi : « Une conception du monde d’après laquelle ce dernier s’explique par lui-même sans qu’il soit besoin de recourir à Dieu ; Dieu devenu ainsi superflu et encombrant. Un tel sécularisme, pour reconnaître le pouvoir de l’homme, finit donc par se passer de Dieu et même par renier Dieu ». Tel est le drame spirituel de notre temps.
La conséquence est inévitable, à cause de la tendance incoercible de l’être humain vers le bonheur : l’homme va se tromper de ciel, ou d’espérance – c’est ce que relevait Benoît XVI dans sa deuxième encyclique en appelant à entrer dans la « grande espérance », Dieu n’étant plus qu’une projection de ses désirs ou des fantasmes. C’est le drame ici, non seulement de l’humanisme athée, mais d’un catholicisme aplati en humanisme, qui justifie toutes les démissions et encourage tous les compromis, jusqu’à dénaturer la charité elle-même.
En germe, l’on retrouve aussi dans cette puissante intervention tout le fil de la réflexion de la grande encyclique Fides et Ratio, où le pasteur reste le philosophe :
Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la mort ? Depuis qu’il y a des hommes qui pensent, ces questions fondamentales n’ont cessé d’habiter leur esprit. Depuis des millénaires, les grandes religions se sont efforcées d’y apporter leurs réponses. L’homme lui-même n’apparaissait-il pas, au regard pénétrant des philosophes, comme étant, indissociablement, homo faber, homo ludens, homo sapiens, homo religious ?
Le raisonnement qui suit entre en plein cœur d’un débat qui a beaucoup agité les théologiens sur l’interprétation du Concile et sur la doctrine même de Paul VI : quelle place tient l’homme dans le monde ? Par rapport à Dieu ? Est-il à lui-même sa propre fin ? N’a-t-on pas absolutisé la dignité de l’homme, jusqu’à rendre inutile le salut et l’intervention divine ? Il convient ici de reprendre soigneusement les explications de Jean- Paul II, qui procède étape par étape. Voici tout d’abord la citation maintes fois reprise de Paul VI lors de la clôture du Concile :
L’humanisme laïque et profane, a dit Paul VI lors de la clôture du Concile, est apparu dans sa terrible stature et a en un certain sens défié le Concile. La religion du Dieu qui s’est fait homme s’est rencontrée avec la religion – car c’en est une – de l’homme qui se fait Dieu. Qu’est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver, mais cela n’a pas eu lieu. La vieille histoire du Samaritain a été le modèle de la spiritualité du Concile.
Voici ensuite ce commentaire qui reprend à son compte le constat de son prédécesseur, et qui, lu sans lunettes déformantes, apporte la réponse entière au dilemme apparent :
Telle est la conviction de notre humanisme plénier, qui nous porte au-devant même de ceux qui ne partagent pas notre foi en Dieu, au nom de leur foi en l’homme – et c’est là le tragique malentendu à dissiper. À tous, nous voulons dire avec ferveur : nous aussi, autant et plus que vous, s’il est possible, nous avons le respect de l’homme. Aussi voulons-nous vous aider à découvrir et à partager avec nous la joyeuse nouvelle de l’amour de Dieu, de ce Dieu qui est la source et le fondement de la grandeur de l’homme, lui-même fils de Dieu, et devenu notre frère en Jésus-Christ.
On le constate : il est bien question de dissiper un « tragique malentendu », celui qui mettrait en concurrence la dignité de l’homme et la nécessité du salut, donc de la grâce, et arrêteraient ceux qui « ne partagent pas notre foi en Dieu au nom de leur foi en l’homme ». Malentendu contraire en effet aussi bien à l’Évangile qu’à la Tradition de l’Église tout entière, au bon sens tout simplement. Si Dieu s’est incarné en son Fils, c’est bien par amour pour l’homme, et par amour infini, jusqu’à la mort sur la Croix. On sait la clé de l’Évangile : « Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé » (Jn 3, 17). Ce n’est pas péché que de servir l’homme (« Le Fils de l’Homme n’est pas venu dans le monde pour être servi, mais pour servir » (Mc 10, 45), que d’aimer l’homme, que de professer un « humanisme plénier », c’est- à-dire une doctrine de la Rédemption qui permette à l’homme de vivre en plénitude, racheté de ce qui le diminue ou le tue, dans sa vocation d’image de Dieu et d’enfant adoptif.
Si l’on doutait encore, voici la suite, qui vient confirmer le paragraphe précédent :
Qu’y a-t-il apparemment de commun, en effet, entre des pays où l’athéisme théorique, pourrait-on dire, est au pouvoir, et d’autres au contraire dont la neutralité idéologique professée recouvre un véritable athéisme pratique ? Sans doute la conviction que l’homme est, à lui seul, le tout de l’homme. Certes, le psalmiste déjà allait, répétant : « Insensés, ceux qui disent qu’il n’y a pas de Dieu ». Et l’athéisme n’est pas d’aujourd’hui. Mais il était comme réservé à notre temps d’en faire la théorisation systématique, indûment prétendue scientifique, et d’en mettre en œuvre la pratique à l’échelle de groupes humains et même d’importants pays.
Cette conviction profonde habitait le Bienheureux Jean-Paul II, qui a pu à loisir étayer son raisonnement, au-delà des heures de prière où apparaît le juste rapport entre l’homme et Dieu, aussi bien sous les régimes nazi ou communiste que dans l’Occident sécularisé contre lequel il mit en garde les pays de l’est tout de suite après la chute du mur de Berlin. Il n’est ici que de reprendre les discours ou homélies prononcés en Tchécoslovaquie en avril 1990, qui ne sont qu’une application pratique et un rappel des enseignements délivrés lors de ce Congrès, ou d’une autre manière la grande encyclique Laborem exercens (14 septembre 1981) qui renvoie dos à dos communisme et capitalisme matérialistes.
Suit alors, après cet état des lieux sans concession, l’exhortation de l’homme de foi et d’espérance, du pasteur. Si l’on cherche quelque part une clé pour discerner les chemins de la Nouvelle évangélisation, si l’on veut savoir le pourquoi du discours de Benoît XVI aux Bernardins, l’initiative du Parvis des Gentils – sur laquelle nous reviendrons dans le prochain numéro de Kephas –, la création du Conseil Pontifical pour la Nouvelle évangélisation, il suffit de lire ces quelques mots :
Et pourtant, comment ne pas le reconnaître avec admiration, l’homme résiste devant ces assauts répétés et ces feux croisés de l’athéisme pragmatiste, néopositiviste, psychanalytique, existentialiste, marxiste, structuraliste, nietzscheen… L’envahissement des pratiques et la déstructuration des doctrines n’empêchent pas, bien au contraire, parfois même elles suscitent, au cœur même des régimes officiellement athées, comme au sein des sociétés dites de consommation, un indéniable réveil religieux. Dans cette situation contrastée, c’est un véritable défi que l’Église doit affronter, et une tâche gigantesque qu’il lui faut réaliser, et pour laquelle elle a besoin de la collaboration de tous ses fils : réacculturer la foi dans les divers espaces culturels de notre temps, et réincarner les valeurs de l’humanisme chrétien.
Et de citer Pascal, en cette phrase jamais vraiment explorée qui renvoie elle aussi dos à dos les critiques des deux bords : « l’homme passe infiniment l’homme ». Cela suppose une attitude d’âme hardie, résolue, lucide, une conscience droite et sans faux-fuyants :
L’athéisme proclame la disparition nécessaire de toute religion, mais il est lui-même un phénomène religieux. N’en faisons pas, pour autant, un croyant qui s’ignore. Et ne ramenons pas ce qui est un drame profond à un malentendu superficiel. Devant tous les faux dieux sans cesse renaissants du progrès, du devenir, de l’histoire, sachons retrouver le radicalisme des premiers face aux idolâtres du paganisme antique, et redire avec saint Justin : « Certes, nous l’avouons, nous sommes les athées de ces prétendus dieux. »
Pourtant, la nature a horreur du vide, et la vie entière de Jean-Paul II l’illustre à sa manière, avec cette foi qui soulève les montagnes, mais aussi germe en silence et se développe sans bruit, ainsi que le relève encore Henri de Lubac à la lecture de L’idiot de Dostoïevski :
En ce siècle, l’Europe est devenue savante. L’Europe perd la foi. Versillov, cet homme plein de songes, contemple avec effroi ce crépuscule, et il entend sonner sur elle un glas d’enterrement. Il pleure sur « la vieille idée qui s’en va. Mais l’athéisme occidental n’aura qu’un temps. Car « l’homme ne peut vivre sans Dieu » (L’Adolescent), et les pauvres femmes du peuple l’emporteront sur les savants, parce qu’en elles s’exprime, plus simplement mais plus complètement aussi que par la voix de l’homme souterrain, l’élan incoercible de l’âme faite à l’image de Dieu.2
C’est d’ailleurs le Père de Lubac, précisément, que cite Jean-Paul II :
Il n’est pas vrai que l’homme ne puisse organiser la terre sans Dieu. Ce qui est vrai, c’est que, sans Dieu, il ne peut en fin de compte que l’organiser contre l’homme. L’humanisme exclusif est un humanisme inhumain.
Qu’on nous pardonne ici de citer le long extrait qui va suivre. À sa petite place, c’est très exactement l’objectif qui a présidé à la naissance de la revue Kephas. Il reste aujourd’hui d’une singulière actualité pour tous les catholiques ; il est même d’une urgence renouvelée, à l’heure où tant de forces se dispersent dans des arguties byzantines, dans des discussions de salon qui se concluent sur le constat amer – mais rassurant par son unanimité et le sérieux appliqué de son argumentation – des dérives du monde moderne et des dangers qui le guettent, dans des heures passées à courir sur internet et ses magistères virtuels – quoiqu’il s’y trouve aussi beaucoup de bon, voire de très bon, et de très utiles outils de discernement ou d’information – ou dans des foliocules à la quête de la dernière information croustillante. Rarement le devoir du catholique dans le monde moderne aura-t-il été décrit avec autant de précision, de lucidité et de force, d’intelligence et de foi :
Quelle invitation à revenir au cœur de notre foi : « Le Rédempteur de l’homme, Jésus-Christ, est le centre du cosmos et de l’histoire ». L’écroulement du déisme, la conception profane de la nature, la sécularisation de la société, la poussée des idéologies, l’émergence des sciences humaines, les ruptures structuralistes, le retour de l’agnosticisme, et la montée du néopositivisme technicien ne sont- ils pas autant de provocations pour le chrétien à retrouver dans un monde vieillissant toute la force de la nouveauté de l’Évangile toujours neuf, source inépuisable de renouvellement : « Omnem novitatem attulit, semetipsum afferens ? ». Et saint Thomas d’Aquin, à onze siècles de distance, prolongeait le mot de saint Irénée : « Christus initiavit nobis viam novam. »
C’est au chrétien qu’il appartient d’en donner témoignage. Il porte certes ce trésor dans des vases d’argile. Mais il n’en est pas moins appelé à placer la lumière sur le candélabre, pour qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. C’est le rôle même de l’Église, dont le Concile nous rappelait qu’elle est porteuse de Celui qui, seul, est Lumen Gentium. Ce témoignage doit être à la fois un témoignage de pensée et un témoignage de vie. Puisque vous êtes des hommes d’étude, j’insisterai en terminant sur la première exigence, la seconde en effet nous concerne tous.
Apprendre à bien penser était une résolution que l’on professait hier volontiers. C’est toujours une nécessité première pour agir. L’apôtre n’en est pas dispensé. Que de baptisés sont devenus étrangers à une foi qui jamais peut-être ne les avait vraiment habités parce que personne ne la leur avait bien enseignée ! Pour se développer, le germe de la foi a besoin d’être nourri de la parole de Dieu, des sacrements, de tout l’enseignement de l’Église et ceci dans un climat de prière. Et, pour atteindre les esprits tout en gagnant les cœurs, il faut que la foi se présente pour ce qu’elle est, et non pas sous de faux revêtements. Le dialogue du salut est un dialogue de vérité dans la charité.
Qui s’y dérobera ? Il est bien question de l’homme, et de Dieu.
Bienheureux Jean-Paul II : le pape des droits de l’homme et l’athlète de Dieu. C’est tout comme, si l’on sait lire et voir.
Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Spes 1950, p. 7.
Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, p. 336–337