Archive pour le 7 janvier, 2015
«TOUT PAR AMOUR, RIEN PAR FORCE !» – FRANÇOIS DE SALES
7 janvier, 2015http://www.coopdonbosco.be/TPA/index.html
(trois parties, je propose la première)
«TOUT PAR AMOUR, RIEN PAR FORCE !»
FRANÇOIS DE SALES
Causerie de Xavier THEVENOT sur SAINT FRANÇOIS DE SALES
«L’homme est la perfection de l’univers, l’esprit est la perfection de L’homme, l’amour, celle de l’esprit et la charité celle de l’amour»
‘François de Sales
Cet exposé sera sans prétention, c’est vraiment en famille que ça se passe. On m’a demandé de vous parler de la spiritualité salésienne.
Alors, il y a deux mots dans cette expression, le mot spiritualité et le mot salésienne.
Le mot spiritualité, comme le signalait le Père Danielou, c’est difficile de l’utiliser parce qu’il parle d’Esprit et quand nous parlons d’Esprit, que nous disons Dieu est Esprit, que voulons-nous dire? Parlons-nous grec ou hébreux? Si nous parlons grec nous disons que Dieu est immatériel etc…, si nous parlons hébreux, nous disons que Dieu est un ouragan, une tempête, une puissance irrésistible. D’où toutes les ambiguïtés quand on parle de spiritualité.
La spiritualité consiste-t-elle à devenir immatériel? – certainement pas! -répondront les Salésiens et les Salésiennes, – ou plutôt à être animés par le Saint-Esprit? Eh bien, c’est évidemment dans ce sens d’animation par le Saint Esprit qu’il faut entendre le terme de spiritualité.
Don Vigano en 1990 écrivait ceci: « La vraie spiritualité apporte avec elle l’enthousiasme et le courage. Parce qu’elle est consciente de cette animation constante de l’Esprit.» Et nous savons que l’Esprit manifeste d’ordinaire sa puissance non pas dans l’ouragan ou dans le tremblement de terre ou dans le feu, mais, comme le rappelle le Livre des Rois, paradoxalement dans le murmure d’une brise légère comme l’a expérimenté le prophète Elie. Mais de toutes façons, sa puissance demeure tout le temps irrésistible; plutôt que comme pou voir absolu, l’Esprit-Saint se présente comme amour infini et c’est cet amour infini auquel ont été spécialement sensibles Saint François de Sales et Saint Jean Bosco. Il touche efficacement le coeur, renforce l’homme intérieur. Il se rend présent pour ainsi dire en se cachant. L’homme spirituel, et on en voit des exemples parfaits à travers François de Sales, Jean Bosco, Dominique Savio, l’homme spirituel est son chef d’oeuvre, le fruit de l’énergie de la charité qu’il nous donne.
Donc, la base de toute spiritualité, c’est de se mettre en harmonie avec l’Esprit-Saint. En ce jour, il est bon de se le rappeler. Et le propre de l’Esprit est de transformer tellement des hommes qu’ils deviennent des saints.
Et donc on rejoint le deuxième mot de l’expression « spiritualité salésienne »: le mot salésienne.
Et je crois qu’il est très important que nous revenions à notre qualificatif de salésienne, famille salésienne, parce que je crois que ces dernières décennies on a trop négligé St François de Sales. Et le Supérieur Majeur insiste fortement aujourd’hui pour que l’on redécouvre non seulement St Jean Bosco, mais François de Sales dans la sorte de dialectique qui existe entre ces deux grands saints.
Je vous lis encore une lettre du Recteur Majeur en 1990, montrant que ce n’est pas par hasard du tout que notre qualificatif de salésienne existe pour cette famille que nous formons. « Le terme renvoie à François de Sales, – écrit Don Vigano – , une des plus hautes figures de la spiritualité chrétienne. Et l’emploi de ce qualificatif de salésienne remonte à Don Bosco, quand il engagea sa première équipe de jeunes à rester pour lui, avec lui, pour s’exercer dans la charité pastorale propre à sa mission éducative, il choisit parmi tant d’autres noms possibles le nom de « Salésiens », il voulut également que l’institution religieuse qu’il avait fondée devint » Société de François de Sales « ; il désirait que les siens se tournent vers François de Sales comme un pasteur plein de zèle et un docteur de la charité.
Et les Constitutions précisent encore qu’il voulait s’inspirer de sa bonté et de son zèle et privilégier les attitudes de bonté affectueuse, de joie, de dialogue, de convivialité, d’amitié et de patience inlassable selon le riche humanisme qui a caractérisé la vie et l’action de l’Evêque de Genève. L’attirance de Don Bosco pour François de Sales remonte aux années de sa formation et de son perfectionnement pastoral. Sa quatrième résolution lors de sa première messe disait: « que la charité et la douceur de François de Sales me guident en toutes choses ». Et cette attirance n’a jamais faibli au cours de sa vie, comme le montre ce qu’il a fait ou fait faire en l’honneur du patron qu’il aimait.
Et Vigano renvoie à la table analytique des Mémoires biographiques, où l’on voit le nombre d’allusions considérables qui sont faites à François de Sales, montrant bien ainsi que François de Sales était un personnage structurant de la vie et de l’agir de Don Bosco. Et Vigano conclut: « Pour rendre à St François de Sales le poids qui lui revient dans notre spiritualité, je crois qu’il est important pour nous de souligner que la qualification de salésienne exprime son caractère ecclésial et son envergure; car il est le docteur de la charité pastorale et le centre et la synthèse de notre esprit apostolique ». Les formules sont pesées: « docteur de la charité pastorale ». Or on sait que toute la pédagogie salésienne est un déploiement de la charité pastorale. Donc, le docteur qui a pensé cela pour nous, c’est François de Sales et il est le centre et la synthèse de notre esprit apostolique.
Et vous savez que la devise « Da mihi animas coetera tolle »: – donne-moi des âmes, le reste prends-le -, Don Bosco, d’après le Père Scheppens, pensait plutôt que c’était attribué à François de Sales. Au fait, ce n’était pas de St François de Sales, c’était dans la Genèse, mais pour lui ça représentait une devise tout-à-fait salésienne.
Bref, on peut dire avec Don Vigano que Don Bosco mettait au centre de sa spiritualité l’intuition lapidaire de François de Sales, qui est si merveilleuse et si dense. Voici cette intuition:
« L’homme est la perfection de l’univers, l’esprit est la perfection de l’homme, l’amour celle de l’esprit et la charité celle de l’amour » (TRAITÉ DE L’AMOUR DE DIEU, Volume 2, livre 10).
L’homme est la perfection de l’univers. Dieu a voulu l’homme pour lui, il nous a faits pour lui mais l’esprit c’est la perfection de l’homme, l’amour celle de l’esprit et la charité celle de l’amour.
Cette spiritualité apostolique plut tellement à Don Bosco qu’au soir de sa vie il chargea le Père Jules Barberis, maître des novices, de faire mieux connaître François de Sales et d’en écrire une vie adaptée à ses jeunes, qui fut comme l’incarnation de la vie chrétienne. Le Père Rinaldi, déjà Recteur Majeur, pria le Père Eugène Ceria de travailler à approfondir et à mieux faire connaître François de Sales.
C’est pourquoi ce matin, nous allons ensemble, tout simplement, sans faire trop d’intellectualisme, méditer; je vous propose une méditation sur des passages du « Traité de l’amour de Dieu » et de « L’Introduction à la Vie dévote », les deux grandes oeuvres majeures de François de Sales, parce que je crois qu’elles sont une longue réflexion sur la charité pastorale qui est au coeur de la Famille Salésienne.
En effet, le Père Scheppens, qui est donc un grand spécialiste de Don Bosco, qui a fait sa thèse de doctorat sur Don Bosco, affirme que tout ce qui oriente l’agir apostolique, l’agir éducatif de Don Bosco, c’est ce qu’on appelle dans la théologie contemporaine, une théonomie radicale. L’autonomie, ça veut dire qu’on trouve la règle d’agir en soi-même, la théonomie ça veut dire qu’on trouve la règle d’agir en Dieu. Eh bien, pour Don Bosco, il y avait théonomie radicale de son activité éducative. Je lis ce qu’écrit le P. Scheppens :«L’homme en général, et le jeune en particulier, était présenté sans hésitation aucune par Don Bosco comme un être pour Dieu. Il y avait chez lui un primat de la dimension verticale, c’est un trait essentiel de son anthropologie. Pour Don Bosco, l’homme est fondamentalement orienté vers Dieu, vers un monde divin, vers la réalité céleste; il l’est de par sa nature, depuis son origine et par la force de tout son être, il est essentiellement ouverture au transcendant qui est son créateur, son rédempteur, son unique maître. Il n’atteint la plénitude de son être que dans la rencontre définitive avec Dieu, dans la vie éternelle et céleste.»
Chez Don Bosco, il ne faut donc pas chercher le contenu essentiel et spécifique de la tâche éducative en premier lieu dans la réalisation d’un idéal humain. La destinée de l’homme n’est pas d’abord à repérer dans un engagement dans le monde d’ici-bas. La seule chose absolument nécessaire pour Don Bosco est une vie en amitié, et en paix avec Dieu et avec la pratique de la foi. Autrement dit, ce qui dirige la réflexion éducative de Don Bosco, c’est la méditation profonde de l’être même de Dieu. L’être même de Dieu, la pédagogie de Dieu, c’est ce qui va donner à Don Bosco, ses intuitions pédagogiques fondamentales. Or, l’être de Dieu, auquel Don Bosco se réfère, est manifestement le Dieu présenté par François de Sales, même s’il l’a lu médiatisé par d’autres auteurs.
Et je suis très frappé, depuis le jour où je me suis remis à lire St François de Sales, sérieusement, avec la maturité de mon âge, maintenant, et je relis ça comme un texte splendide, d’une finesse théologique extrême, d’une qualité d’analyse psychologique qui n’a rien à envier à la psychologie contemporaine; on découvre page par page des textes qui s’appliquent tout-à-fait à Don Bosco, comme si les portraits que François de Sales fait de l’action de Dieu auprès de l’humanité peuvent s’appliquer au portrait de l’action de Don Bosco auprès de la jeunesse.
Voilà pourquoi ce matin je voudrais vous donner le goût de relire chez vous François de Sales, un auteur un peu difficile à lire, mais qui a un style de toute beauté. Je voudrais vous inviter à lire avec moi, tout simplement, quelques extraits du Traité de l’amour de Dieu, de la Vie dévote.
Donc si vous voulez, l’intuition qui dirige ma conférence, c’est que l’action pédagogique de Dieu vis-à-vis de l’humanité est le modèle de l’action pédagogique de Don Bosco vis-à-vis des jeunes, que le Dieu de Don Bosco, c’est le Dieu de St François de Sales et que les portraits de Dieu qui sont faits là sont aussi évidemment des portraits du Christ, car ce sont des portraits de l’amour et, toute proportion gardée, dans la mesure où Don Bosco est configuré au Christ, ce sont des portraits de Don Bosco.
Alors, lisons ensemble le TRAITÉ DE L’AMOUR DE DIEU, au chapitre 9, page 2.
Le titre:
« Comme l’amour éternel de Dieu envers nous prévient nos coeurs de
son inspiration afin que l’aimions ».
Regardez le mot prévenir, il est central dans ce chapitre. Il y a une précédence radicale de Dieu. Et notre système préventif va tenter d’instaurer une précédence radicale de l’amour de l’éducateur vis-à-vis des jeunes à éduquer.
Et ce chapitre 9 est une longue méditation de cette prévenance, de cette antécédence, de cette précédence radicale de Dieu qui fait que l’action de l’homme ne sera jamais qu’une éthique de la responsabilité. Notre éthique éducative est une éthique de réponse et c’est pourquoi elle est spécialement de responsabilité au sens étymologique. Il s’agit de déployer dans une logique extrême, cette précédence enveloppante de l’amour de Dieu.
Alors voici ce que fait dire François de Sales à Dieu:
« Je t’ai aimé d’une charité perpétuelle, (phrase que Don Bosco peut dire vis-à-vis de ses jeunes) et partant, je t’ai attiré, ayant pitié et miséricorde de toi, et je te réédifierai, tu seras édifiée, toi Vierge d’Israël, (la volonté de Don Bosco de réédifier les jeunes blessés par la vie). Voilà les paroles de Dieu par lesquelles il promet que le Sauveur venant au monde, établira un nouveau règne en son Eglise qui sera son épouse vierge et vraie Israélite spirituelle. Or, comme vous voyez que ça n’a pas été par aucun mérite des oeuvres que nous avions faites.»
Il faut se rappeler que François de Sales, Evêque de Genève, écrit dans un diocèse marqué par le protestantisme, où il y a une polémique où l’on se défie de la théologie du mérite qui affirmerait qu’il faut mériter l’amour de Dieu. Eh bien, François de Sales, vous allez voir, a des accents luthériens et calvinistes très forts, il va jusqu’où il peut aller pour développer sa tâche oecuménique.
– Eh bien, ce n’est
« par aucun mérite des oeuvres que nous eussions faites mais selon sa miséricorde, (la miséricorde précède, les mérites ne sont que réponse), c’est selon sa miséricorde qu’il nous a sauvés, par cette charité ancienne et éternelle qui a ému sa divine Providence de nous attirer à soi.»
L’émotion de Dieu…, le Dieu présenté par François de Sales est un Dieu qui n’est pas un intellect pur mais un Dieu plein d’émotion, qui vibre a la réalité des hommes, comme Don Bosco vibre à la réalité de la jeunesse blessée.
«Que si le Père ne nous eut tirés, jamais nous ne fussions venus au Fils notre Sauveur, ni par conséquent, au salut.»
Et François de Sales qui est un merveilleux pédagogue et un grand contemplatif, va immédiatement prendre une comparaison pour faire comprendre cette réflexion très abstraite sur la nature et la grâce. Alors j’y vois deux indications pour nous, Salésiens, aujourd’hui. Tout d’abord une indication à la contemplation. On est très frappé quand on lit François de Sales, de voir un homme pour qui les objets, les réalités quotidiennes se mettent à parler de Dieu: les abeilles lui parlent de Dieu, les grenouilles lui parlent de Dieu, les albatros lui parlent de Dieu, les goélands lui parlent de Dieu. Enfin, chaque chose la plus ordinaire est pour lui occasion de méditer sur l’action de Dieu vis-à-vis de l’humanité.
Merveilleuse pédagogie ! Savoir ouvrir les yeux des jeunes sur les choses banales de leur vie pour leur faire comprendre que ces choses sont des icônes qui nous renvoient à une profondeur beaucoup plus grande que celle que l’on imagine.
Et puis, deuxième leçon que je tire de cet appel à des exemples concrets, c’est que François de Sales n’a pas un discours qui fait marcher uniquement le cerveau gauche de la rationalité, mais il fait aussi marcher l’hémisphère droit qui est l’hémisphère des analogies, l’hémisphère des perceptions esthétiques et, grâce à cela, il fait comprendre des choses très compliquées. Voilà une comparaison qu’il prend id: il va prendre la comparaison des apodes, qui veut dire en grec: sans pieds. Ce sont des oiseaux qu’ Aristote appelait ainsi, qui avaient de tout petits pieds et de grandes ailes; pensez à un goéland, pensez à un albatros.
Alors il continue: « II ya certains oiseaux qu’Aristote nomme apodes parce qu’ayant des jambes extrêmement courtes et les pieds sans force, (les pieds sans force me parlent beaucoup), ils ne s’en servent non plus que s’ils n’en avaient point Alors si une fois ils prennent terre, ils y demeurent pris, sans que jamais ils puissent reprendre le vol; d’autant que n’ayant nul usage des jambes et des pieds, ils n’auront pas le moyen de se pousser, et relancer en l’air. Ils demeurant là, croupissant, et y meurent, sauf bouffées sur la face de la terre, les vienne saisir et enlever comme il si quelque vent propice à leur impuissance, jetant ses fait plusieurs autres choses car alors si, employant leurs ailes, ils correspondent à cet élan et premier essor que le vent leur donne, le même vent continue aussi son secours envers eux, les poussant de plus en plus au vol. »
Et on assiste à ces merveilleuses évolutions d’albatros dans le ciel.
«Eh bien, dit-il, nous autres humains, nous ressemblons aux apodes (aux albatros); car s’il nous advient de quitter l’air du saint amour divin pour prendre terre et nous attacher aux créatures, ce que nous faisons toutes les fois que nous offensons Dieu; »
Admirez cette affirmation: l’écosystème, c’est-à-dire l’endroit où est bien l’albatros, l’apode, c’est l’air du saint amour. Voilà ce qui nous fait vivre. Nous trouvons notre agilité d’homme, de femme, blessé ou non par la vie, ayant un équilibre ou non, dans la vérité de l’aire de l’agapè chrétienne. Hors de l’agapê, nous devenons comme ces albatros posés au sol, lourdauds, incapables de nous envoler.
On retrouve là l’intuition profonde de Don Bosco devant des jeunes blessés qui agitent leurs ailes pour essayer de reprendre l’air, il faut que le vent du saint amour les atteigne, c’est-à-dire qu’il faut reconstituer une institution, une façon d’être avec eux où l’agapè, l’air de l’amour, rend possible le déploiement des ailes et aide le jeune à décoller et le rend de nouveau agile.
Il continue:
« nous mourons maintenant mais regardez, (voyez le conflit avec les Luthériens), nous mourons voirement, mais pas d’une mort si entière qu’il ne nous reste un peu de mouvement, (notre nature n’est pas complètement pourrie par le péché) e( avec cela des jambes et des pieds, c’est-à-dire qu’il nous reste quelques menues affections qui nous peuvent faire faire quelques essais d’amour. »
Splendide expression! Tout être humain, si abîmé fut-il par la vie, peut encore faire quelques essais d’amour. Et l’art de l’éducateur salésien, l’art du système préventif qui, comme Dieu, prévient l’homme, c’est de s’appuyer, d’aller d’abord en quête de ces essais d’amour, de s’appuyer sur ces essais d’amour et d’envoyer le grand vent de l’amour qui permet à ces essais de se transformer en vol.
Mais, continue François de Sales:
« Cela est si important et si faible qu’en vérité nous ne pouvons plus de nous-mêmes défendre nos coeurs du péché et nous relancer au vol de la sacrée dilection, laquelle, chétifs que nous sommes, nous avons perfidement et volontairement quittée. Et certes, nous mériterions bien de demeurer abandonnés de Dieu…»
(Eh oui, après tout, on n’a aucune revendication à avoir après avoir péché, à ne pas être abandonnés de Dieu.) «…quand avec cette déloyauté nous l’avons ainsi abandonné »
APPELÉS À LA LIBERTÉ
7 janvier, 2015http://www.lueur.org/textes/appeles-liberte.html
APPELÉS À LA LIBERTÉ
AUTEUR : DR. HUBERT GOUDINEAU
La liberté : y a-t-il sujet plus important et plus vital aux yeux de l’homme moderne ? Liberté, c’est le premier mot de la devise républicaine de notre pays : « Liberté, égalité, fraternité ». Et l’article premier de ce texte si capital pour la modernité, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne déclare-t-il pas que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » ? Et pourtant …
Tout être humain lucide est conscient que l’expérience concrète contredit (au moins en partie) ces belles affirmations. On connaît le mot de Jean-Jacques Rousseau : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » Dans un tout autre style, la chanteuse Patricia Kaas (dans une chanson intitulée justement « La liberté ») dit également la difficulté d’être libre : « La liberté / C’est pas la porte à côté / La liberté / C’est le bout du monde ».
Faut-il donc appeler Dieu à la rescousse ? N’oublions pas que la construction de notre modernité occidentale s’est faite dans une prise de distance toujours plus grande avec la « chose » religieuse. Bien des penseurs du siècle des Lumières et des siècles suivants voyaient dans l’émancipation de l’être humain vis-à-vis de Dieu et de la société religieuse de leur époque une des conditions indispensables de la liberté humaine. Et s’il faut constater, en cette fin de millénaire, que cette émancipation n’a pas produit l’effet désiré (en tout cas sur un plan individuel), Dieu et la liberté n’en continuent pas moins d’apparaître la plupart du temps, dans notre culture, comme des concepts largement opposés.
Le Dieu libérateur
Y a-t-il donc un chemin vers la liberté ? Il vaut la peine de se mettre à l’écoute de ce superbe texte que constitue le chapitre 5 de l’épître aux Galates dans lequel l’apôtre Paul (Ga 5), après avoir magistralement défendu dans les précédents chapitres la gratuité du salut, se livre à une profonde réflexion sur la condition humaine et la liberté chrétienne. « C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés » affirme-t-il dès le premier verset (Ga 5.1). Paul se fait l’écho d’une vérité fondamentale qui traverse toute la Bible le Dieu de la révélation biblique est le Dieu libérateur. A un peuple esclave et sans avenir, il ouvre la mer des Joncs et avec elle un avenir inespéré. Israël passe de l’esclavage d’Egypte au service du Dieu qui rend libre. Le don de la Loi (chemin de vie) se situe dans ce contexte ; ainsi les dix Commandements sont-ils introduits par le rappel de cette importante vérité : « C’est moi le SEIGNEUR ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison des esclaves » (Ex 20.2). Mais l’ancien pharisien juif qu’était Paul, par sa rencontre du Seigneur Jésus, a mesuré tout ce que la nouvelle alliance (le régime nouveau de l’Esprit) apportait en plus en matière de libération par rapport à l’ancienne.
Dans cette réflexion, il convient d’être attentif, me semble-t-il, à la double vérité qui est énoncée :
1 – la réalité objective de cette libération opérée par la mort et la résurrection du Christ : c’est un fait accompli, la chose a été réalisée et elle nous concerne dans la mesure où nous sommes unis à Lui. Il nous a libérés du joug de la loi en portant sur lui le poids de nos fautes, et de la tyrannie de la chair en la réduisant à l’impuissance (Rm 6.6). Comme pour Luther, une telle vérité doit susciter en nous la joie et l’émerveillement : « Nul ne peut définir par la parole ni concevoir par sa pensée la grandeur d’un tel don : à la place de la loi, du péché, de la mort et d’un Dieu irrité, posséder la rémission des péchés, la justice, la vie éternelle et un Dieu propice et favorable ! » (Commentaire de l’épître aux Galates).
2 – cette réalité objective doit devenir une réalité subjective, c’est-à-dire être reçue dans la foi, intégrée intérieurement et avoir des répercussions visibles dans notre vie quotidienne. En d’autres termes, Paul nous dit : votre vocation de chrétiens c’est d’expérimenter dans le concret de votre vie la libération acquise par Jésus-Christ.
Le joug de la loi
C’est pourquoi, Paul poursuit par cette exhortation qui est un appel à la vigilance : « tenez bon et ne vous laissez pas de nouveau réduire en esclavage »… car deux puissants tyrans ne demandent qu’à nous plonger dans la servitude la plus profonde : la « loi » et la « chair ». Et Paul de décrire dans la suite de ce chapitre leurs actions funestes respectives. Il commence par la loi (Ga 5.2-12), ce tyran « extérieur » pourrait-on dire. A des chrétiens galates séduits par le discours de judaïsants les invitant à pratiquer les préceptes de la loi de Moïse, notamment la circoncision (condition selon eux pour plaire à Dieu et être sauvé), Paul rappelle avec vigueur qu’il n’y a qu’un Evangile véritable, celui de la libération de la condamnation divine par l’oeuvre de Jésus-Christ, celui de la justification de l’homme devant Dieu « par la foi en Christ, et non par les oeuvres de la loi » (Ga 2.16). Je suis déclaré par Dieu acquitté et juste non pas à cause de mes actes, mais à cause du seul Juste, Jésus, en qui je place ma confiance : il prend mon péché et me donne sa justice. Admirable échange, merveilleuse nouvelle !
Mais quel est le chrétien qui n’a jamais cédé aux sirènes de l’autojustification, de la justice par les couvres ? Ce mécanisme de la justification par nos actes est inscrit en chacun de nous (d’une manière plus ou moins profonde), parce qu’il régit profondément le fonctionnement de notre société (et comment pourrait-t-il en être autrement ?) : je suis considéré par ma famille, par mes professeurs, par mes collègues de travail, par mes voisins, etc. dans la mesure où mon comportement correspond à leurs attentes et à leurs valeurs morales. Je me sens donc aimé et apprécié dans la mesure où je fais ceci et cela.
C’est donc tout naturellement (et de manière en bonne partie inconsciente) que nous projetons ce type de fonctionnement sur notre relation à Dieu… et nous y voilà sous le joug de la loi (en tant que système de justification) ! Vigilance, nous dit l’apôtre.
L’esclavage de la chair
La « chair » : ce mot a plusieurs sens possibles dans la Bible. Ici, il désigne la réalité humaine marquée par le péché, portée vers le mal.
D’autant plus, qu’un tyran peut en cacher un autre, cette fois tout « intérieur » : la « chair ». D’où la deuxième exhortation paulinienne « Oui, mes frères, vous avez été appelés à la liberté. Seulement, ne faites pas de cette liberté un prétexte pour vous laisser aller aux tendances de votre nature pécheresse (littéralement : « la chair ») » (Ga 5.13). Y a-t-il plus puissant oppresseur que celui-là ?! Il habite en chacun d’entre nous et constamment nous pousse au mal. Ses oeuvres (Paul en cite un certain nombre), suscitées par des désirs purement égoïstes, sont ténébreuses et engendrent des ruptures de relation, avec notre Créateur et avec nos frères d’humanité. La chair, c’est le venin du « serpent ancien » (Ap 12.9) qui coule dans nos veines. Ô malheureux homme que je suis, qui me délivrera… ?
L’Esprit libérateur
La réponse paulinienne ne se fait pas attendre : s’il est vrai que l’Esprit est la source de notre vie (nouvelle), alors laissons-le vraiment diriger notre conduite (Ga 5.25), dit-il en substance. Car c’est Lui (et Lui seul) qui peut rendre effective, dans le concret de notre existence, la libération opérée par Jésus-Christ. Face à ces deux grands tyrans invincibles par nos seules forces humaines, l’apôtre invoque l’action puissante et libératrice de Celui qui est Dieu en tant qu’oeuvrant et répandant la vie nouvelle en nous.
Face à la loi en tant que système de justification par les couvres qui engendre la culpabilité et la paralysie, la voix tout intérieure de l’Esprit nous dit et nous redit que nous sommes les enfants bien-aimés du Père, adoptés et accueillis tels que nous sommes : « Fils, vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie Abba – Père ! » (Ga 4.6). N’oublions cependant pas que l’Esprit couvre avec la Parole de Dieu que nous sommes appelés à toujours méditer. Face à la puissance de la chair, il nous faut faire appel à la puissance supérieure de l’Esprit : « Je vous dis donc ceci : laissez le Saint-Esprit diriger votre vie et vous n’accomplirez pas les désirs de votre nature pécheresse » (Ga 5.16). Il s’agit pour nous d’abord de savoir et de croire à la réalité de cette oeuvre de l’Esprit, qui produit ce bon fruit décrit par Paul (Ga 5.22-23). Il s’agit ensuite de véritablement compter sur elle et de s’y disposer en usant des moyens de grâce que Dieu nous a donnés : la prière (voire le jeûne), la méditation de la Bible, l’Eglise. Avec la force que nous donnera l’Esprit, nous pourrons résister aux désirs illégitimes de la chair et marcher en nouveauté de vie.
Notre vocation chrétienne, c’est la liberté. Nous sommes appelés à constamment progresser sur ce chemin de liberté. Vivre libre, c’est donc être vainqueur par l’Esprit de ces deux tyrans que sont la loi et la chair. Vivre libre, c’est savoir au plus profond de nous-mêmes que nous sommes aimés de Dieu, et c’est choisir librement et joyeusement de se mettre au service les uns des autres.