Archive pour le 16 décembre, 2014
BENOÎT XVI: LE CHRISTOCENTRISME DE SAINT PAUL (2008)
16 décembre, 2014BENOÎT XVI
AUDIENCE GÉNÉRALE
Mercredi 22 octobre 2008
LE CHRISTOCENTRISME DE SAINT PAUL
Chers frères et sœurs,
Dans les catéchèses des semaines dernières nous avons médité sur la « conversion » de saint Paul, fruit de sa rencontre personnelle avec Jésus crucifié et ressuscité, et nous nous sommes interrogés sur ce qu’a été la relation de l’apôtre des nations avec Jésus terrestre. Aujourd’hui je voudrais parler de l’enseignement que saint Paul nous a laissé sur le caractère central du Christ ressuscité dans le mystère du salut, sur sa christologie. En vérité, Jésus Christ ressuscité, « exalté au dessus de tous les noms », est au centre de toutes ses réflexions. Le Christ est pour l’apôtre le critère d’évaluation des événements et des choses, l’objectif de chaque effort qu’il accomplit pour annoncer l’Evangile, la grande passion qui soutient ses pas sur les routes du monde. Et il s’agit d’un Christ vivant, concret: le Christ – dit Paul – « qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Cette personne qui m’aime, avec laquelle je peux parler, qui m’écoute et me répond, telle est réellement le principe pour comprendre le monde et pour trouver le chemin dans l’histoire.
Celui qui a lu les écrits de saint Paul sait bien qu’il ne s’est pas soucié de rapporter chacun des faits qui composent la vie de Jésus, même si nous pouvons penser que dans ses catéchèses il a raconté bien davantage sur Jésus pré-pascal que ce qu’il écrit dans les Lettres, qui sont des avertissements dans des situations précises. Son intention pastorale et théologique visait à un tel point à l’édification des communautés naissantes, qu’il concentrait spontanément tout dans l’annonce de Jésus Christ comme « Seigneur » vivant aujourd’hui et présent aujourd’hui parmi les siens. D’où le caractère essentiel de la christologie paulinienne, qui développe les profondeurs du mystère avec un souci constant et précis: annoncer, bien sûr, Jésus vivant, son enseignement, mais annoncer surtout la réalité centrale de sa mort et de sa résurrection, comme sommet de son existence terrestre et racine du développement successif de toute la foi chrétienne, de toute la réalité de l’Eglise. Pour l’apôtre, la résurrection n’est pas un événement isolé, séparé de la mort: le Ressuscité est toujours celui qui, auparavant, a été crucifié. Même ressuscité il porte ses blessures: la passion est présente en Lui et l’on peut dire avec Pascal qu’il est souffrant jusqu’à la fin du monde, tout en étant ressuscité et en vivant avec nous et pour nous. Cette identité du Ressuscité avec le Christ crucifié, Paul l’avait compris lors de la rencontre sur le chemin de Damas: à cet instant-là, lui avait été clairement révélé que le Crucifié est le Ressuscité et que le Ressuscité est le Crucifié, qui dit à Paul: « Pourquoi me persécutes-tu? » (Ac 9, 4). Paul persécute le Christ dans l’Eglise et comprend alors que la croix est une « une malédiction de Dieu » (Dt 21, 23), mais un sacrifice pour notre rédemption.
L’apôtre contemple avec fascination le secret caché du Crucifié-ressuscité et, à travers les souffrances vécues par le Christ dans son humanité (dimension terrestre), il remonte à cette existence éternelle dans laquelle Il ne fait qu’un avec le Père (dimension pré-temporelle): « Mais lorsque les temps furent accomplis – écrit-il -, Dieu a envoyé son Fils; il est né d’une femme, il a été sous la domination de la loi de Moïse pour racheter ceux qui étaient sous la domination de la Loi et pour faire de nous des fils » (Ga 4, 4-5). Ces deux dimensions, la préexistence éternelle auprès du Père et la descente du Seigneur dans l’incarnation, s’annoncent déjà dans l’Ancien Testament, dans la figure de la Sagesse. Nous trouvons dans les Livres sapientiaux de l’Ancien Testament certains textes qui exaltent le rôle de la Sagesse préexistante à la création du monde. C’est dans ce sens que doivent être lus des passages comme celui du Psaume 90: « Avant que naissent les montagnes, que tu enfantes la terre et le monde, de toujours à toujours, toi, tu es Dieu » (v. 2); ou des passages comme celui qui parle de la Sagesse créatrice: « Yahvé m’a créée, prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes. Dès l’éternité je fus établie, dès le principe, avant l’origine de la terre » (Pr 8, 22-23). L’éloge de la Sagesse, contenu dans le livre homonyme, est également suggestif: « Elle s’étend avec force d’un bout du monde à l’autre et elle gouverne l’univers pour son bien » (Sg 8, 1).
Ces mêmes textes sapientiaux qui parlent de la préexistence éternelle de la Sagesse, parlent également de la descente, de l’abaissement de cette Sagesse, qui s’est créée une tente parmi les hommes. Nous entendons ainsi déjà résonner les paroles de l’évangile de Jean qui parle de la tente de la chair du Seigneur. Elle s’est créé une tente dans l’Ancien Testament: là est indiqué le temple, le culte selon la « Torah »; mais du point de vue du Nouveau Testament nous pouvons dire que celle-ci n’était qu’une préfiguration de la tente bien plus réelle et significative: la tente de la chair du Christ. Et nous voyons déjà dans les Livres de l’Ancien Testament que cet abaissement de la Sagesse, sa descente dans la chair, implique également la possibilité qu’elle soit refusée. Saint Paul, en développant sa christologie, fait précisément référence à cette perspective sapientielle: il reconnaît en Jésus la sagesse éternelle existant depuis toujours, la sagesse qui descend et se crée une tente parmi nous et ainsi il peut décrire le Christ, comme « puissance et sagesse de Dieu », il peut dire que le Christ est devenu pour nous « par lui [Dieu] notre sagesse, pour être notre justice, notre sanctification, notre rédemption » (1 Co 1, 24.30). De même, Paul explique que le Christ, de même que la Sagesse, peut être refusé en particulier par les dominateurs de ce monde (cf. 1 Co 2, 6-9), si bien que dans les desseins de Dieu peut se créer une situation paradoxale, la croix, qui se retournera en chemin de salut pour tout le genre humain.
Un développement ultérieur de ce cycle sapientiel, qui voit la Sagesse s’abaisser pour ensuite être exaltée malgré le refus qu’on peut lui opposer, se trouve dans le célèbre hymne contenu dans la Lettre aux Philippiens (cf. 2, 6-11). Il s’agit de l’un des textes les plus élevés de tout le Nouveau Testament. La plus grande majorité des exégètes s’accordent désormais à considérer que ce passage reproduit une composition antérieure au texte de la Lettre aux Philippiens. Il s’agit d’une donnée très importante, car cela signifie que le judéo-christianisme, avant saint Paul, croyait dans la divinité de Jésus. En d’autres termes, la foi dans la divinité de Jésus n’est pas une invention hellénistique, apparue bien après la vie terrestre de Jésus, une invention qui, oubliant son humanité, l’aurait divinisé; nous voyons en réalité que le premier judéo-christianisme croyait en la divinité de Jésus, et nous pouvons même dire que les Apôtres eux-mêmes, dans les grands moments de la vie de leur Maître, ont compris qu’Il était le Fils de Dieu, comme le dit saint Pierre à Césarée de Philippes: « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Mais revenons à l’hymne de la Lettre aux Philippiens. La structure de ce texte peut être articulée en trois strophes, qui illustrent les moments principaux du parcours accompli par le Christ. Sa préexistence est exprimée par les paroles: « lui qui était dans la condition de Dieu, il n’a pas jugé bon de revendiquer son droit d’être traité à l’égal de Dieu » (v. 6); suit alors l’abaissement volontaire du Fils dans la deuxième strophe: « mais au contraire, il se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur » (v. 7), jusqu’à s’humilier lui-même « en devenant obéissant jusqu’à mourir, et à mourir sur une croix » (v. 8). La troisième strophe de l’hymne annonce la réponse du Père à l’humiliation du Fils: « C’est pourquoi Dieu l’a élevé au-dessus de tout; il lui a conféré le nom qui surpasse tous les noms » (v. 9). Ce qui frappe est le contraste entre l’abaissement radical et la glorification successive dans la gloire de Dieu. Il est évident que cette seconde strophe est en opposition avec la prétention d’Adam qui voulait lui-même se faire Dieu, est en opposition également avec le geste des bâtisseurs de la tour de Babel qui voulaient édifier seuls le pont vers le ciel et devenir eux-mêmes des divinités. Mais cette initiative de l’orgueil s’acheva dans l’autodestruction: ce n’est pas ainsi que l’on arrive au ciel, au bonheur véritable, à Dieu. Le geste du Fils de Dieu est exactement le contraire: non l’orgueil, mais l’humilité, qui est la réalisation de l’amour et l’amour est divin. L’initiative d’abaissement, d’humilité radicale du Christ, à laquelle s’oppose l’orgueil humain, est réellement l’expression de l’amour divin; celle-ci est suivie par cette élévation au ciel vers laquelle Dieu nous attire avec son amour.
Outre la Lettre aux Philippiens, il y a d’autres passages de la littérature paulinienne où les thèmes de la préexistence et de la descente du Fils de Dieu sur la terre sont reliés entre eux. Une réaffirmation de l’assimilation entre Sagesse et Christ, avec toutes les conséquences cosmiques et anthropologiques qui en découlent, se retrouve dans la première Lettre à Timothée: « C’est le Christ manifesté dans la chair, justifié par l’Esprit, apparu aux anges, proclamé chez les païens, accueilli dans le monde par la foi, enlevé au ciel dans la gloire » (3, 16). C’est surtout sur ces prémisses que l’on peut mieux définir la fonction du Christ comme Médiateur unique, avec en toile de fond l’unique Dieu de l’Ancien Testament (cf. 1 Tm 2, 5 en relation avec Is 43, 10-11; 44, 6). C’est le Christ le vrai pont qui nous conduit au ciel, à la communion avec Dieu.
Et enfin quelques mots sur les derniers développements de la christologie de saint Paul dans les Lettres aux Colossiens et aux Ephésiens. Dans la première, le Christ est qualifié de: « Premier né par rapport à toutes les créatures » (1, 15-20). Ce terme de « Premier né » implique que le premier parmi tant de fils, le premier parmi tant de frères et de sœurs est descendu pour nous attirer à lui et faire de nous ses frères et sœurs. Dans la Lettre aux Ephésiens nous trouvons une belle présentation du plan divin du salut, lorsque Paul dit que dans le Christ Dieu voulait récapituler toute chose (cf. Ep 1, 23). Le Christ est la récapitulation de toutes les choses, il résume toutes choses et nous guide vers Dieu. Et ainsi il nous implique dans un mouvement de descente et de montée, en nous invitant à participer à son humilité, c’est-à-dire à son amour envers le prochain, pour participer ainsi également de sa glorification en devenant comme lui fils dans le Fils. Prions le Seigneur afin qu’il nous aide à nous conformer à son humilité, à son amour, pour qu’il nous soit ainsi permis de participer de sa divinisation.
P. CANTALAMESSA – AVENT 2012: 1. LE LIVRE « MANGÉ »
16 décembre, 2014http://www.cantalamessa.org/?p=1876&lang=fr
PREMIÈRE PRÉDICATION DE L’AVENT 2012
1. LE LIVRE « MANGÉ »
P. CANTALAMESSA
Dans ma prédication à la Maison pontificale, j’essaie de me laisser guider, dans le choix des thèmes, par les grâces ou les événements que l’Eglise est en train de vivre à un moment donnée de son histoire. Récemment, nous avons eu l’ouverture de l’Année de la foi, le cinquantième anniversaire du concile Vatican II et le synode pour l’évangélisation et la transmission de la foi chrétienne. J’ai donc pensé centrer ma réflexion de l’Avent sur chacun de ces trois évènements.
Je commence par l’Année de la foi. Pour ne pas me perdre dans un thème aussi vaste que la foi, je me concentre sur un point de la lettre « Porta fidei » du Saint-Père Benoit XVI, à l’endroit précis où il exhorte chaleureusement à faire du Catéchisme de l’Eglise Catholique, dont on fête cette année le vingtième anniversaire de publication, un outil de prédilection pour vivre fructueusement la grâce de cette année. Voici les mots du pape :
« L’Année de la foi devra exprimer un engagement général pour la redécouverte et l’étude des contenus fondamentaux de la foi qui trouvent dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique leur synthèse systématique et organique. Ici, en effet, émerge la richesse d’enseignement que l’Église a accueillie, gardée et offerte au cours de ses deux mille ans d’histoire. De l’Écriture sainte aux Pères de l’Église, des maîtres de théologie aux saints qui ont traversé les siècles, le Catéchisme offre une mémoire permanente des nombreuses façons dans lesquelles l’Église a médité sur la foi et produit un progrès dans la doctrine pour donner certitude aux croyants dans leur vie de foi »[1].
Je ne parlerai certes pas du contenu du Catéchisme de l’Eglise Catholique, de ses répartitions, des critères informatifs ; ce serait comme vouloir expliquer la Divine Comédie à Dante Alighieri. Je voudrais plutôt m’efforcer de montrer comment on peut transformer ce livre, muet comme un précieux instrument musical posé sur du velours, en un instrument qui joue et secoue les cœurs. La Passion selon Matthieu de Bach est restée pendant près d’un siècle à l’état de partition écrite, conservée au fond d’archives musicales, jusqu’au moment où Félix Mendelssohn l’a fait connaître par une exécution magistrale à Berlin en 1829 ; depuis ce jour-là tout le monde connait les mélodies et les chœurs sublimes que ces pages renfermaient.
C’est un peu ce qui arrive avec chaque livre qui parle de la foi, y compris le Catéchisme de l’Eglise Catholique: on doit passer de la partition à l’exécution, d’une page muette à quelque chose de vivant qui touche le cœur. L’image d’Ézéchiel tenant un rouleau dans sa main tendue nous aide à comprendre ce qui est demandé pour que cela ait lieu :
« Alors je vis une main tendue vers moi : elle tenait un livre en forme de rouleau; et le déroula devant moi ; ce rouleau était écrit au-dedans et au-dehors, il contenait des chants de deuil, des plaintes et des lamentations. Le Seigneur me dit : « Fils d’homme, mange ce qui est devant toi, mange ce rouleau, et va parler à la maison d’Israël. ». J’ouvris la bouche, il me fit manger le rouleau, et il me dit : « Fils d’homme, remplis ton ventre, rassasie tes entrailles avec ce rouleau que je te donne ». Je le mangeai donc, et dans ma bouche il fut doux comme du miel » (Ez 2,9-3,3).
Le pape est la main qui tend, encore une fois, à l’Eglise, le Catéchisme de l’Eglise Catholique, disant à chaque catholique: « Prends ce livre, mange-le, remplis ton ventre de lui». Que veut dire « manger » un livre ? Pas seulement l’étudier, l’analyser, le mémoriser, mais en faire la chair de sa propre chair et le sang de son propre sang, « l’assimiler », comme on le fait matériellement avec la nourriture que nous mangeons. Passer de la foi étudiée ou proclamée à la foi vécue.
C’est quelque chose qu’on ne peut pas faire avec le livre tout entier, vu son volume, et avec chaque chose qu’on y lit. Impossible donc de le faire de manière analytique, mais seulement synthétique. Je m’explique. Il nous faut saisir le principe qui informe et unifie le tout, en somme le cœur battant du Catéchisme de l’Eglise Catholique. Et quel est ce cœur ? Pas un dogme, ni une vérité, une doctrine ou un principe éthique. C’est une personne: Jésus Christ! « Page après page – écrit le Saint-Père à propos du Catéchisme de l’Eglise Catholique, dans cette même lettre apostolique – on découvre que tout ce qui est présenté n’est pas une théorie, mais la rencontre avec une Personne qui vit dans l’Église ».
Si les Ecritures, comme Jésus lui-même l’affirme, parlent de lui (cf. Jn 5, 39), si elles sont pleines du Christ et se résument toutes en lui, comment pourrait-il en être autrement pour le Catéchisme de l’Eglise Catholique qui n’est qu’une exposition systématique, élaborée par la Tradition, sous la conduite du Magistère, de ces même Ecritures ?
Dans la première partie, consacrée à la foi, le Catéchisme de l’Eglise Catholique renvoie au grand principe de saint Thomas d’Aquin selon lequel « l’acte de foi du croyant ne s’arrête pas à l’énoncé, mais va à la réalité » (« Fides non terminatur ad enunciabile sed ad rem »)[2]. Maintenant, quelle est la réalité, la « chose » ultime de la foi ? Dieu, assurément! Mais pas un Dieu quelconque imaginé selon les goûts et le bon plaisir de chacun, mais le Dieu qui s’est révélé en Jésus Christ, qui « s’identifie » à lui jusqu’à dire : « Qui me voit, voit le Père » et « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, c’est lui qui a conduit à le connaître » (Jn 1,18).
Quand nous disons foi « en Jésus Christ » nous ne détachons pas le Nouveau de l’Ancien Testament, nous ne faisons pas commencer la vraie foi à partir de la venue du Christ sur terre. S’il en était ainsi, nous exclurions du nombre des croyants Abraham que nous appelons « notre père dans la foi » (cf. Rm 4,16). En identifiant son Père au « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Mt 22, 32) et au Dieu « de la loi et des prophètes » (Mt 22, 40), Jésus proclame l’authenticité de la foi juive, il montre son caractère prophétique, affirmant que c’est de lui qu’ils parlaient (cf. Lc 24, 27. 44; Jn 5, 46). C’est ce qui fait la différence, aux yeux des chrétiens, entre la foi juive et toutes les autres religions et qui justifie le statut spécial dont bénéficie, depuis le concile Vatican II, le dialogue avec les juifs par rapport à celui avec les autres religions.
2. Kérygme et didachè
Au début de l’Eglise, il y avait une distinction claire entre le kérygme et la didaché. Dans le kérygme, que Paul appelle aussi « l’Evangile », il était question de l’action de Dieu en Jésus Christ, du mystère pascal de la mort et de la résurrection, qui se traduisaient par de courtes formules de foi, comme celle que suggèrent les propos de Pierre le jour de la Pentecôte: « Vous l’avez fait mourir en le faisant clouer à la croix, Dieu l’a ressuscité et a fait de lui le Seigneur » (cf. Ac 2, 23-36), ou alors: « Si tu affirmes de ta bouche que Jésus est Seigneur et tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, alors tu seras sauvé » (Rm 10, 9).
La didaché indiquait, par contre, l’enseignement donné à ceux qui avaient accepté la foi, le développement, la formation complète du croyant. On était convaincu (St. Paul surtout) que la foi, en tant que telle, ne surgit qu’en présence du kérygme. Celui-ci qui n’était pas un résumé de la foi ou une partie d’elle, mais la semence d’où sortait tout le reste. Les quatre évangiles aussi ont été écrits après, précisément pour expliquer le kérygme.
Il en était de même pour le noyau le plus ancien du Credo, qui n’avait pour objet que la personne de Jésus-Christ, montré sous ses deux natures humaine et divine. Nous en avons un exemple dans la Lettre aux Romains, où on parle du Christ « né de la race de David selon la chair, établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts, selon l’Esprit qui sanctifie » (Rm 1, 3-4). Très vite, ce noyau des origines, ou credo christologique, a été englobé dans un contexte plus large, en tant que deuxième article du Symbole de la foi, donnant ainsi naissance, aussi pour des exigences liées au baptême, aux Symboles trinitaires que nous connaissons aujourd’hui.
Ce processus fait partie de ce que Newman appelle « le développement de la doctrine chrétienne » ; il est un enrichissement et non un éloignement de la foi des origines. Et c’est à nous aujourd’hui – d’abord aux évêques, aux prédicateurs, aux catéchistes – de faire ressortir le caractère « à part » du kérygme comme étant le moment germinatif de la foi. Dans une œuvre lyrique, pour reprendre l’image musicale, il y a le « récitatif » et le « chanté », et dans le chanté il y a les « aigus » qui secouent l’auditoire et provoquent des émotions fortes, parfois même des frissons. Nous savons maintenant quel est l’aigu de chaque catéchèse.
Notre situation est à nouveau la même que celle du temps apôtres. Ces derniers avaient devant eux un monde préchrétien à évangéliser ; nous, on a devant nous, au moins pour certains côtés et dans certains milieux, un monde postchrétien à évangéliser de nouveau. Nous devons revenir à leur méthode, ramener au jour « le glaive de l’Esprit » qui est l’annonce, en Esprit et puissance, du Christ livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification (cf. Rm 4,25).
Mais le kérygme n’est pas seulement l’annonce de faits ou de vérités de foi bien précis : c’est aussi un certain climat spirituel que l’on peut créer, quoi qu’on est en train de dire, un horizon qui est derrière tout. C’est à l’annonceur, par sa foi, de permettre à l’Esprit Saint de créer cette atmosphère.
Quel est alors le sens du Catéchisme de l’Eglise Catholique ? Le même que, dans l’Eglise apostolique, celui de la didachè: former la foi, lui donner du contenu, montrer ses exigences éthiques et concrètes, amener la foi à être « agissante par la charité » (cf. Gal 5,6). Un paragraphe du Catéchisme met bien cela en évidence. Après avoir rappelé le principe thomiste selon lequel « la foi ne s’arrête pas aux formulations mais aux réalités », celui-ci ajoute :
« Cependant, ces réalités, nous les approchons à l’aide des formulations de la foi. Celles-ci permettent d’exprimer et de transmettre la foi, de la célébrer en communauté, de l’assimiler et d’en vivre de plus en plus »[3].
De là l’importance de l’adjectif « catholique » dans le titre du livre. La force de certaines Eglises non catholiques est de tout miser sur le moment initial, quand on découvre la foi, on adhère au kérygme et on accepte Jésus comme Seigneur -, ce qu’on appelle « renaissance », ou « seconde conversion ». Tout cela peut devenir une limite si l’on s’y arrête et si tout continue à tourner autour de ce point de départ.
Nous, catholiques, nous avons à apprendre quelque chose de ces Eglises, mais nous avons aussi beaucoup à donner. Dans l’Église catholique, tout ceci est le début, et non pas la fin de la vie chrétienne. Après cette décision, s’ouvre un chemin de croissance et de progrès dans la vie spirituelle. Et l’Eglise catholique, par sa richesse sacramentelle, par le magistère et l’exemple de tant de saints, se trouve dans une situation privilégiée pour conduire les croyants à la perfection de la vie chrétienne. Dans sa lettre « Porta fidei », le pape écrit ceci:
« De la Sainte Ecriture aux Pères de l’Église, des Maîtres de théologie aux Saints qui ont traversé les siècles, le Catéchisme offre une mémoire permanente des nombreuses façons dans lesquelles l’Eglise a médité sur la foi et produit un progrès dans la doctrine pour donner certitude aux croyants dans leur vie de foi ».
3. L’onction de la foi
J’ai dit du kérygme qu’il est le « aigu » de la catéchèse. Mais pour produire cet aigu, il ne suffit pas de hausser la voix d’un ton, il faut autre chose. « Nul ne peut dire : ‘Jésus est le Seigneur!’ [C’est l’aigu par excellence!] sans l’action de l’Esprit Saint » (1 Co 12,3). Ce que St. Jean dit, dans sa Première Lettre, à propos de l’onction nous est particulièrement utile à cet égard. Il écrit:
« Quant à vous, celui qui est saint vous a consacrés par l’onction, et ainsi vous avez tous la connaissance, […] l’onction par laquelle il vous a consacrés demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous instruise. Vous êtes instruits de tout par cette onction, qui est vérité et non pas mensonge : suivant ce qu’elle vous a enseigné, vous demeurez en lui » (1 Jn 2, 20.27).
L’Esprit Saint est l’auteur de cette onction, comme le suggère le fait qu’ailleurs la fonction d’« enseigner chaque chose » est attribuée au Paraclet comme « Esprit de vérité » (Jn 14, 26). Il s’agit, comme l’écrivent plusieurs Pères, d’une « onction de la foi » : « L’onction qui vient du Saint, écrit Clément d’Alexandrie, se réalise dans la foi ». « L’onction est la foi en Jésus-Christ », dit un autre auteur de la même école[4].
Dans son commentaire, Augustin pose à ce propos une question à l’évangéliste. Pourquoi, dit-il, as-tu écrit ta lettre, si ceux à qui tu t’adresses ont reçu l’onction qui enseigne toute chose et n’ont pas besoin qu’on les instruise? A quoi bon parler et instruire les fidèles ? Et voici sa réponse, fondée sur le thème du Maître intérieur :
« Le son de nos paroles frappe vos oreilles, mais le vrai Maître est au-dedans. […] J’ai parlé à tous; mais ceux à qui cette onction ne parle pas au-dedans, ceux que l’Esprit Saint n’instruit pas au-dedans, s’en vont sans avoir rien appris […]. Il est donc à l’intérieur, le Maître qui enseigne ; c’est le Christ qui enseigne ; c’est son inspiration qui enseigne »[5].
Une instruction de l’extérieur est donc nécessaire, il faut des maîtres; mais leurs voix ne pénètreront les cœurs que si l’instruction intérieure de l’Esprit Saint vient s’ajouter à elles. « Quant à nous, nous sommes les témoins de tout cela, avec l’Esprit Saint, que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent. » (Ac 5, 32). Par ces paroles, prononcées devant le sanhédrin, l’apôtre Pierre affirme la nécessité d’un témoignage intérieur de l’Esprit, mais indique aussi quelle est la condition pour le recevoir : la disponibilité à obéir, à se soumettre à la Parole.
C’est l’onction de l’Esprit qui fait passer des énoncés de la foi à leur réalité. C’est un thème cher à St. Jean que celui d’un « croire » qui est aussi « connaître »: « Nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru » (1 Jn 4,16). « Nous, nous croyons, et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6, 69). « Connaître », dans ce cas, comme pour l’ensemble des Ecritures en général, n’a pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui, c’est-à-dire avoir l’idée ou le concept d’une chose. Cela signifie faire une expérience, entrer en relation avec la chose ou avec la personne. L’affirmation de la Vierge: « Je ne connais pas d’homme », ne voulait certes pas dire j’ignore ce qu’est un homme…
Un exemple évident d’onction de la foi est le « Mémorial » de Blaise Pascal, cette expérience faite par lui dans la nuit du 23 novembre 1654, fixée par de courtes exclamations, qu’on a retrouvé après sa mort, à l’intérieur de sa veste:
« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jésus Christ […]. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile. […] Joie, joie. Joie, larmes de joie. […] Ceci est la vie éternelle, qu’ils te connaissent toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ »[6].
En général on expérimente une onction de foi quand sur une Parole de Dieu ou une affirmation de foi, tombe la lumière de l’Esprit Saint, un moment qui s’accompagne aussi d’habitude d’une forte émotion. Une fois, à l’occasion de la fête du Christ Roi, j’écoutais dans la première lecture de la Messe la prophétie de Daniel sur le Fils de l’homme:
« Je regardais, au cours des visions de la nuit, et je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ; il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit avancer devant lui; Et il lui fut donné domination, gloire et royauté ; tous les peuples, toutes les nations et toutes les langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite » (Dn 7,13-14).
Le Nouveau Testament, on le sait, a vu se réaliser la prophétie de Daniel en Jésus; lui-même devant le sanhédrin l’a fait sienne (cf. Mt 26, 64); une phrase de la prophétie est entrée dans le Credo : « et son règne n’aura pas de fin » (« cuius regnum non erit finis »). Je connaissais tout cela, pour l’avoir étudié, mais là c’était autre chose. C’était comme si la scène se déroulait sous mes yeux. Oui, ce fils de l’homme qui avançait était Jésus en personne. Tous les doutes et toutes les explications alternatives des savants, que je connaissais bien aussi, me semblaient, à ce moment-là, de simples prétextes pour ne pas croire. Je vivais, sans le savoir, une onction de la foi.
Une autre fois (je crois avoir déjà mentionnée cette expérience autrefois, mais elle aide a comprendre l’idée), j’étais en train d’assister à la messe de minuit de Jean-Paul II à Saint-Pierre. Le moment arriva de chanter la Calende, c’est-à-dire la proclamation solennelle de la naissance du Sauveur, présente dans l’ancien Martyrologe et réintroduite dans la liturgie de Noël après Vatican II:
« Beaucoup de siècles après la création du monde …
Treize siècles après la sortie d’Egypte …
A la cent quatre-vingt-quinzième Olympiade,
En l’an 752 de la fondation de Rome …
Dans la quarante-deuxième année de l’empire de César Auguste,
Jésus-Christ, Dieu éternel et Fils du Père éternel, ayant été conçu du Saint Esprit, et neuf mois s’étant écoulés depuis sa conception, est né à Bethléem de Juda, fait homme de la Vierge Marie ».
A ces dernières paroles, une soudaine clarté se fit en moi et je disait à moi-même: « C’est vrai! Tout ce que l’on chante est vrai! Ce ne sont pas que des mots. L’éternel est donc entré dans le temps. Le dernier événement de la série a fait éclater la série; il a créé un « avant » et un « après » irréversibles; le temps qui, avant, se calculait en fonction des divers évènements (telle olympiade, règne d’untel), se calcule maintenant par rapport à un seul événement : avant lui, et après lui. Une émotion subite s’empara de ma personne, et tout ce que j’arrivais à dire c’était: « Merci, très sainte Trinité, et merci aussi à toi, sainte Mère de Dieu ! »
L’onction de l’Esprit Saint produit un autre effet, pour ainsi dire, « collatéral » chez l’annonciateur: elle lui fait éprouver la joie de proclamer Jésus et son Evangile. Elle transforme l’obligation et le devoir de l’évangélisation en un honneur et un motif de fierté. C’est la joie que connaît bien le messager qui porte à une ville assiégée l’annonce que son siège a été levé, ou le héraut qui dans l’Antiquité arrivait à la ville pour annoncer qu’une victoire décisive avait été remporter par son armée. L’« heureuse nouvelle », procure d’abord du bonheur à celui qui la porte avant même de la procurer à celui qui la reçoit.
La vision d’Ézéchiel et du rouleau mangé s’est réalisée une fois dans l’histoire au sens littéral aussi et non seulement métaphorique. C’est au moment où le rouleau de la parole de Dieu s’est concentré en une seule Parole, le Verbe. Le Père l’a offert à Marie ; Marie l’a accueilli, en a rempli aussi physiquement ses entrailles, puis elle l’a donné au monde. Marie est le modèle de tout évangélisateur, de tout catéchiste. Elle nous enseigne à nous remplir de Jésus pour le donner aux autres. Marie a conçu Jésus « du Saint Esprit » et il doit en être ainsi de chaque annonciateur.
Le Saint-Père conclut sa lettre pour l’Année de la foi par un renvoi à la Vierge : « Confions à la Mère de Dieu, proclamée « bienheureuse parce qu’elle a cru » (Lc 1, 45), ce temps de grâce »[7]. Demandons-lui de nous obtenir la grâce de faire l’expérience, en cette année, de tant de moments d’onction de foi : « Virgo fidelis, ora pro nobis », Vierge croyante, prie pour nous.
(Prochaine prédication de l’Avent, vendredi prochain, 14 décembre 2012)
Traduction d’Isabelle Cousturié
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Notes:
[1] Benoît XVI, Lettre apostolique « Porta fidei », n.11
[2] Saint Thomas d’Aquin, Summa theologiae, II-II, 1, 2, ad 2; cit. in CEC, n.170.
[3] CEC, n. 170
[4] Clément d’Alexandrie, Adumbrationes in 1 Johannis (PG 9, 737B); Homélies pascales (SCh 36, p.40): textes cités par I. de la Potterie, L’onction du chrétien par la foi, dans Biblica 40, 1959, 12-69.
[5] Saint Augustin, Commentaire de la Première Epître de saint Jean 3,13 (PL 35, 2004 s).
[6] B. Pascal, Mémorial, éd. Brunschvicg.
[7] « Porta fidei », n. 15.