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POUR MIEUX SITUER MARIE DE NAZARETH DANS LE PLAN DE DIEU : UN PARCOURS BIBLIQUE
26 novembre, 2014(je ne trouve pas l’auteur de cette étude … mais il doit être écrit)
POUR MIEUX SITUER MARIE DE NAZARETH DANS LE PLAN DE DIEU : UN PARCOURS BIBLIQUE
Un « parcours biblique » a pour but d’aider le croyant à revenir aux fondements de la Tradition chrétienne : l’Écriture Sainte, Parole de Dieu gardée dans les livres bibliques canoniques. Il s’appuie (normalement) sur des analyses des textes bibliques sérieuses, fiables, éprouvées, et sait faire la part des choses entre certitudes, hypothèses, probabilités et légendes. En tant que « parcours », il se veut pédagogique, allant de plus simple au plus complexe.
Que trouvons-nous dans la Bible concernant Marie de Nazareth, la Mère du Christ ? Qu’est-ce que ces textes veulent transmettre aux croyants ?
Le N.T. ne comporte pas – et d’ailleurs ne pourrait pas comporter – une doctrine autonome et complète sur Marie ; en effet, l’objet unique de son annonce n’est pas la Mère mais le Fils. Saint Ambroise le faisait remarquer à propos de la virginité de Marie : « Celui qui désirait prouver le mystère inaltéré de l’Incarnation n’a pas voulu aller plus loin dans l’évocation de la virginité pour ne pas sembler défendre la Vierge au détriment du mystère » . Cependant, la proximité de Marie avec le Christ et son mystère a conduit les hagiographes à lui donner une place, plus ou moins ample, toujours dans le contexte de l’annonce du Christ et selon une perspective théologique.
1. Quelques réflexions préalables
Il nous faut nous mettre d’accord sur un certain nombre de principes indispensables à toute réflexion sur le mystère de Marie dans le dessein du Salut ; sans eux, notre réflexion risque fort de se laisser entraîner dans des chemins éloignés de la Révélation. Nous les résumerons en six points.
• Le « mystère de Marie » est tout entier ordonné au Christ ; elle est toute servante du mystère du salut dans le Christ.
• Toute la réflexion de l’Église catholique sur le rôle de Marie s’appuie sur la Révélation, c’est-à-dire sur la Parole de Dieu et sur la Tradition authentifiée par le Magistère.
• Marie est une rachetée comme nous, mais par anticipation.
• Marie est créature comme nous. Elle n’a rien que nous n’ayons pas, mais tout ce qu’elle a reçu de Dieu, elle l’a reçu de manière parfaite.
• Fille d’Adam et d’Ève, soumise aux conditions habituelles de la vie humaine, y compris la mort, Marie doit connaître toutes les étapes de croissance nécessaires aux hommes ; elle doit recevoir la formation et l’éducation capable de l’intégrer dans le monde ; elle est soumise aux éléments naturels, aux besoins du corps et de l’âme. Pouvait-elle tomber malade ?
• Fille de Nazareth, elle appartient au peuple juif et partage la religion et les traditions de sorte qu’elle est pleinement insérée dans la vie d’une famille, d’un village, d’une nation ; les éléments constitutifs de sa mission relèvent de l’accomplissement des promesses que Dieu a faites à son peuple.
2. Résumé
Voici, en forme de cheminement en six étapes , un résumé des repères fondamentaux de mariologie qui doivent servir de repères incontournables à toute méditation sur la Vierge Marie.
1- Marie est notre sœur, jeune fille de Nazareth, éduquée comme toute autre jeune fille de la société juive pieuse de ce temps ; de ce fait, son cheminement se fera en réponse aux commandements de la Torah – le premier étant d’aimer Dieu « de tout son cœur… » – et aux promesses divines.
2- Marie est Mère de Dieu (=de Fils de Dieu) par vocation et mission ; pour cela, elle a été préparée dès sa conception et a reçu les grâces liées à cette mission ; pour les catholiques, les orthodoxes et certains anglicans (du « Mouvement d’Oxford ») elle est non seulement « pleine de grâce » (cf. la parole de l’ange dans le récit de Luc), mais elle est « immaculée », anticipant ainsi la vocation de tout baptisé selon l’hymne de la lettre aux Éphésiens (Ep 1, 4).
3- Marie est parfaite disciple du Christ, celle qui écoute sa Parole, la médite jour et nuit et la met en pratique, sans réserve et jusqu’au bout, c’est-à-dire en l’accompagnant au lieu de son supplice ; elle reçoit la révélation dans la foi selon le même mode que nous, autrement dit sans révélations particulières.
4- Marie s’est librement associée à Jésus comme une mère voulant partager les joies et les peines de son fils ; de disciple, elle est devenue progressivement collaboratrice, mais à sa manière, à la fois dans le service matériel (le rôle des femmes auprès d’un homme dans le milieu juif de l’époque) et spirituelle (par la prière et les œuvres de piété) ; en ce sens, se trouvant à la première place dans l’Église, avant même Simon-Pierre, elle est la grande sœur de tous les baptisés ; dans la tradition catholique, elle reçoit même une mission de type maternelle : elle est « Mère de l’Église ».
5- Étroitement associée à son Fils pour l’extension du Royaume, étroitement unie à l’Église, Marie partage la vocation de l’Église qui est de parvenir à une union avec le Christ semblable à celle des époux ; Marie peut donc être contemplée comme l’épouse du Christ toute tournée vers lui lors de l’étape la plus dramatique et aussi la plus féconde de son ministère : la Croix.
6- Cette intime association avec le Christ crucifié, indéfectible sur la terre, s’est prolongée immédiatement après la mort de Marie ; dans les traditions catholiques et orthodoxes, elle s’exprime dans le dogme de l’Assomption de Marie.
3. La mention de la mère du Christ dans la lettre aux Galates
Chronologiquement, Paul est le premier à parler de Marie, évoquant la mère de Jésus à l’intérieur de la théologie du plan salvifique de Dieu : c’est au sujet de l’envoi du Fils dans le monde – la kenosis – pour la libération de la Loi et pour l’adoption filiale (Ga 4, 1-7). Paul laisse Marie dans l’anonymat : l’évocation de la naissance de Jésus « d’une femme » est un élément de la kénose du Fils de Dieu, soulignant ainsi sa faiblesse et sa fragilité (condition commune à tous les hommes) et en même temps sa mission de « libération » des fils d’Abraham du fait de son appartenance au peuple juif et à ses formes de soumission. Rien n’est dit sur la personne de Marie, hormis son appartenance au centre eschatologique du temps avec une fonction indispensable pour l’incarnation du Fils de Dieu dans notre chair mortelle. La mention de Marie se retrouve dans la dynamique historico-salvifique de la venue du fils de Dieu (le schéma d’envoi), avec le genre littéraire du paradoxe qui rapproche des réalités opposées tout en laissant la porte ouverte à d’ultérieures clarifications.
Il faut mentionner ici deux autres passages des lettres de saint Paul :
1- Il semble que deux versets du début de la Lettre aux Romains (1, 2-4) prolongent ce que l’on a lu dans la lettre aux Galates : Paul y affirme solennellement que Jésus est « fils de David selon la chair ».
2- En 2 Co 8, 9, Paul donne en exemple la pauvreté que Jésus a choisie ; elle semble concerner son mode de vie et pas seulement sa passion et sa mort.
4. La tradition de Marc
N.B. : Lire ensemble les trois textes concernant le refus des gens de Nazareth : 3, 20-21.31-35 ; 6, 1-6a.
Marie intervient dans l’évangile selon Marc comme membre à part entière du cercle des parents de Jésus, un clan qui ne croyaient pas en lui. On peut expliquer la dureté de Marc à l’égard de la mère de Jésus par le travail rédactionnel de l’évangéliste, respectant à cette occasion sa théologie du « secret messianique » (voir J. GNILKA). Cette vision de Jésus comme un prophète incompris de toutes les catégories de personnes a conduit Marc à recueillir l’événement historique de l’incrédulité de sa famille en y incluant la Mère de Jésus.
Cependant, noter la formule : « N’est-il pas le fils de Marie ? » (6, 3) au lieu de : « fils du charpentier » de Mt (13, 55).
Accepter de contempler Marie face au Christ aux prises avec ses propres forces, comme nous tous. Elle est comme nous face à un mystère qui échappe à notre compréhension, qui ne cadre pas avec les attentes messianiques juives.
5. Les récits de l’enfance
La situation de Marie change profondément et positivement avec les évangiles de l’enfance. Matthieu situe Marie dans le plan divin comme un signe de l’action inattendue de Dieu qui triomphe des obstacles humains et accomplit ce qu’il a promis. Tout en donnant la première place à Joseph dans le domaine des décisions pratiques, Matthieu donne à Marie, la « Mère de Jésus », la priorité dans l’ordre de la participation à la réalisation du mystère, du fait de la conception de Jésus sans l’intervention de Joseph, montrant ainsi la véritable identité de Jésus, l’Emmanuel. Joseph entrevoit le mystère et n’y participe qu’en raison d’un appel divin explicite. Matthieu utilise le procédé midrashique et haggadique, qui part de l’événement et remonte à l’Écriture.
Le travail exégétique a montré que les évangiles, y compris les évangiles de l’enfance, ne sont pas de simples histoires de Jésus mais plutôt l’annonce salvifique du Christ, venant de la foi réfléchie et mûrie de la communauté et de l’évangéliste. Cette annonce commence avec le mystère pascal et remonte le temps en reprenant les traditions sur l’activité terrestre de Jésus et même son origine.
5.1 Le récit de Luc, ch. 1-2
Lire ces textes dans la lumière d’une enfance de Jésus à la fois normale et providentielle : son origine est marquée par des signes de la Providence adressés aux petits et aux justes, dans la continuité avec les annonces de l’A.T.
Théologien de l’histoire du salut, Luc fait un pas en avant. Non seulement il insère Marie au seuil du temps eschatologique, mais il en souligne la double fonction de Mère et de Servante du Seigneur, associée à la Passion du Fils, la présentant avec le visage spirituel de la croyante et de la pauvre de Yhwh. Le Magnificat place Marie dans une perspective théocentrique et historico-salvifique, appliquant à l’événement le schéma paradoxal de l’abaissement et de l’exaltation ; il représente la théologie mariale la plus antique, à partir de traditions plus anciennes intégrées par Luc selon une théologie de type sémitique et palestinien.
5.1.1 Annonciation par l’Ange Gabriel
L’ange salue Marie par les mots : « Réjouis-toi ! Ne crains pas ! Le Seigneur est avec toi ! ». Ces formules de salutation font penser aux promesses de salut adressées à la « Fille de Sion » dans les livres des prophètes Isaïe, Sophonie et Zacharie . Car il s’agit d’une joie particulière : la « joie messianique ». Le contexte est toujours celui de la précarité de la situation de Jérusalem puisque ses habitants sont en exil, sauf des personnes pauvres ou âgées… Pourtant, Dieu annonce : « Ne crains pas ! » Alors que tous pensent qu’il a abandonné son peuple, le prophète annonce : « Yahvé ton Dieu est au milieu de toi ! »
En saluant Marie, l’ange la qualifie de : « Comblée-de-grâce » sans la nommer par son prénom (il le fera ensuite). C’est en quelque sorte son nom propre, comme dans le récit de la vocation de Gédéon (Jg 6, 12) où l’ange s’adersse à lui de cette manière : « Le Seigneur avec toi, vaillant guerrier ! » Et en Rt 2, 4, on lit la salutation : « Le Seigneur avec vous ! ». Par cette expression difficile à traduire en français, Kekharitôménè, nous apprenons que Marie a bénéficié d’une manière exceptionnelle de la faveur divine. Personne n’avait reçu jusque là une telle qualification.
« L’Esprit Saint viendra sur toi et la Puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre » : cette annonce reprend ce que le livre de l’Exode disait de la Sainteté de Yahvé représentée par la Nuée. En effet, en Ex 40, 35, il est dit qu’au moment de la consécration de la Tente de la Rencontre, celle qui protégeait l’Arche d’Alliance, la Nuée divine la recouvrit de son ombre et la gloire de Dieu la remplit.
Dans le récit du baptême de Jésus, l’Esprit Saint descend sur lui pour le consacrer comme Fils bien-aimé (3, 22) ; plus tard dans l’évangile de Luc, dans le récit de la Transfiguration, la Nuée recouvre Jésus, Moïse et Élie (9, 34), mentionnant en plus la mention de la gloire divine. Autrement dit, le fruit du sein de Marie est comparé à la gloire de YHWH et Marie est la Tente du Ren-dez-vous !
Le récit de Luc ne nous donne pas de renseignement sur la manière dont l’Enfant Jésus a été conçu dans le sein de Marie mais nous présente la consécration de celle qui est appelée à porter le Saint, médiateur d’une Alliance nouvelle.
« Voici la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole » : voilà la réponse de Marie à la mission qu’elle reçoit de Dieu par l’intermédiaire de l’ange. Servante, ici, est à prendre au sens fort, puisque c’est le même terme qu’on utilise pour désigner l’esclave.
5.1.2 Annonce par Élisabeth (la « Visitation »)
En réponse à la salutation de la jeune Marie, se rendant compte que seul Dieu avait pu lui faire connaître qu’elle était enceinte, son propre enfant ayant tressailli de joie, danse messianique, Élisabeth fait l’éloge de la jeune feme en ces termes : « Bienheureuse celle qui a cru… » Elle regarde Marie comme parfait disciple de l’Évangile, celle qui garde toutes choses dans son cœur, modèle des croyants (voir 2, 19.51). Ainsi, elle cherche à pénétrer la révélation concernant le Fils de Dieu devenant homme et y répond dans une foi totale. Voir plus tard 11, 27-28.
Le récit lucanien contient deux expressions qui donnent la clef de l’interprétation biblique et théologique. La première est dans l’interrogation d’Elisabeth: « Comment se fait-il que la Mère de mon Sauveur vienne jusqu’à moi ? » La seconde est dans la remarque, apparemment banale, de l’évangéliste (le « narrateur », dit-on en narratologie): « Marie demeura environ trois mois » (v. 56). Or, l’une et l’autre expressions ont leur point de départ dans la Bible, plus précisément en 2 Sm 6, 9-11. En effet, on y lit que David, à la pensée que l’Arche allait habiter dans son palais, s’était interrogé: « Comment l’Arche de Yhwh entrerait-elle chez moi ? ». Le narrateur poursuit en rapportant que David préféra confier l’Arche à Obed-Edom, où elle demeura… trois mois! Luc a donc intentionnellement, mais discrètement, élaboré une mariologie toute centrée sur l’avènement du Christ…
Marie est donc l’Arche nouvelle qui porte celui par qui sera instaurée l’Alliance parfaite. Ce qui compte, ce n’est pas tant l’arche, l’écrin, le « contenant », que ce qu’il enferme, le trésor. Là encore, la maternité de Marie est éclairée par le mystère du Christ, Alliance nouvelle, qu’elle porte en elle et vers lequel elle est totalement tournée, dont elle est totalement SERVANTE. Ce service ne l’honore pas du fait de « mérites » qu’elle aurait acquis pas plus que la boîte de cèdre recouverte d’or ne se glorifiait de contenir les Tables de la Loi. Evidemment l’exercice de la maternité à l’égard du Fils de Dieu implique chez la maman une grâce autrement plus fine qu’un coffre de bois et de métal précieux!
5.1.3 Le cantique du Magnificat
Dans le Magnificat, on retrouve des extraits plus ou moins textuels du chant de Moïse (Ex 15, suivi par celui de sa sœur Myriam), de ceux d’Anne (1 Sm 2, 1-10) et de Judith (Jdt 5,12 – 16,17). Il s’inscrit dans la continuité d’autres chants ayant pour auteur des femmes de la Bible.
Il proclame tout ensemble la fidélité de Dieu à ses promesses, sa puissance mais surtout sa miséricorde, son attention privi-légiée à l’égard des petits et des pauvres. À la suite du chant de Judith (Jdt 16, 1-17), il proclame – par anticipation – la victoire de Dieu sur ses ennemis.
Aucun trait de ce cantique n’est spécifique à Marie : conformément à toute la « mariologie » de Lc 1-2, Marie s’efface totalement devant le plan divin.
5.1.4 L’annonce par le vieux Syméon au Temple (Lc 2, 22-38)
Il n’était pas prévu par la Loi que l’enfant soit présenté au Temple. Luc renvoie donc le lecteur à l’histoire du jeune Samuel, offert à Dieu comme serviteur du sanctuaire de Silo, en réponse au fait qu’il ait été donné par Dieu à ses parents. Cela nous apprend que Marie considère son fils comme un envoyé de Dieu, un enfant porteur d’une mission divine et qu’elle ne peut pas le garder pour elle.
Le récit apporte une quatrième annonce à Marie : son fils sera Lumière des nations et Gloire d’Israël. C’est une annonciation étonnante ! Mais ce n’est pas tout : on sait que le vieux Siméon s’adresse à Marie pour ajouter un complément important à ces annonces successives : du fait de sa mission, Jésus devra faire face à l’opposition de son peuple ; de son côté, du fait du lien qui lie toute mère à son fils, Marie sera étroitement associée au drame : « Une épée te transpercera l’âme ».
On reconnaît généralement que la prophétie de Siméon reprend trois textes des prophètes :
Is 8, 14 : « C’est le Seigneur Sabaot que vous sanctifierez, c’est lui qu’il faut craindre, lui qui doit faire peur. Le Seigneur sera un sanctuaire et une pierre que l’on heurte et un rocher où l’on trébuche pour les deux maisons d’Israël, un filet et un piège pour l’habitant de Jérusalem. »
Is 28, 16 : « Voici que je poserai en Sion une pierre, une pierre de granit, pierre angulaire, précieuse, pierre de fondation bien assise : celui qui s’y fie ne sera pas ébranlé. »
Ez 14, 17 : « Si je faisais venir l’épée contre ce pays, si je disais : « Que l’épée passe dans ce pays et j’en frapperai bêtes et gens… » »
5.1.5 La dernière annonce, par Jésus lui-même au Temple (Lc 2, 41-51)
La dernière « annonciation » à Marie, faite par Jésus lui-même : il a Dieu pour Père et doit – logiquement – habiter sa maison (et non Joseph). Marie est associée à Joseph comme deux parents « normaux », Joseph (« Ton père… ») étant nommé en premier. Ils réagissent comme tous parents auraient réagi face à la disparition de leur enfant, que celui-ci explique de manière assez désinvolte, avançant une raison qui ne peut que leur échapper.
L’épisode provient d’une tradition qui ne correspond pas exactement avec ce que Lc a rapporté dans les épisodes précédents, notamment le fait que les parents agissent de concert, que Jésus est doué d’une sagesse étonnante et que les parents ne comprennent pas sa réaction comme si c’était la première fois qu’ils se trouvaient devant l’affirmation de son origine divine de leur enfant. Sans ce présupposé, on se perd dans des efforts de cohérence extravagants.
5.2 Marie, la Vierge qui enfante, dans le récit de Matthieu
Le récit de l’enfance de Jésus dans les deux premiers chapitres de l’évangile selon Matthieu introduit à la mission de Jésus dans le monde juif en mettant plus en scène son père, Joseph, que sa mère. Car un des deux principaux buts de Mt 1-2 est de justifier que Jésus est le fils de David, héritier de la royauté davidique. Dans cette ligne, la mère n’a que peu de place, la lignée se faisant par les pères.
Cependant, on sait que Matthieu a tenu à transmettre la tradition selon laquelle la mère de Jésus l’a conçu dans la virginité, en accord avec la tradition représentée par la traduction grecque d’un passage célèbre d’Is 7 (verset 14).
« Avant qu’ils eussent mené vie commune, Marie se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint….Tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur : « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : Dieu avec nous. » » (Mt 1,18.22-23).
6. Marie auprès de son Fils dans l’évangile de Jean
Évangéliste théologien par excellence, Jean présente la Mère de Jésus comme la Femme qui participe au commencement des signes de son Fils, fondateur d’une nouvelle économie, supérieure à l’ancienne. Elle est étroitement associée à l’heure de Jésus, avec une fonction maternelle à l’égard des disciples. Chez Jean comme chez Luc, la figure de Marie comporte un caractère représentatif soit de la fille de Sion qui se réjouit de la venue du Messie, soit de l’Église qui devient la Mère des fils de Dieu.
? Marie a un rôle de médiation lors des noces de Cana (Jn 2), quand Jésus quitte la maison (« Qu’y a-t-il entre toi et moi, femme ? ») pour s’attacher à Israël, l’épouse de Yahvé (« Tu as gardé le bon vin… », dit l’intendant au marié).
? Jn 19, 25-27 : Marie est au pied Jésus, nouvel Adam, en Croix, avec son côté percé par la lance d’où coule le sang et l’eau (comme à toute naissance ?), signes du Fleuve de vie, mais aussi de la Femme nouvelle, l’Église (voir Gn 2, 21-24 : Dieu bâtit la femme à partir d’une côte d’Adam). Marie est nouvelle Ève par qui est enfantée l’Église (représentée par le disciple bien-aimé).
7. Marie au cœur de l’Église naissante dans les Actes des Apôtres
De même que Marie, assistée de l’Esprit Saint, est au point de départ de l’Incarnation, de même Luc la situe dans le groupe des apôtres qui se réunissent au Cénacle en attendant la Pentecôte. Sa mission « apostolique » est premièrement celle de prier au milieu des croyants. À lire en relation avec les récits de l’enfance, qui donnent un rôle décisif à l’Esprit Saint dans tout ce qui prépare et réalise la naissance du Sauveur. Marie, elle aussi, à la fois disciple priant pour le don de l’Esprit Saint et mère du Maître capable de transmettre ce que sa mémoire a enregistré, accompagne les premiers pas de l’Église.
8. L’Apocalypse de Jean parle-t-il de la Vierge Marie ?
Non et oui au sens où, si Marie est concernée par l’histoire du salut, c’est en tant que membre le plus représentatif de l’Église dans sa dimension féminine et maternelle.
Ap 12 : Vision de la Femme revêtue de soleil, la lune sous les pieds, symbolise d’abord l’Église (12 étoiles) puis la Mère du Sauveur. Elle donne naissance au Messie annoncé dans le Psaume 2, celui « qui mènera les nations avec un sceptre de fer ». Et en même temps, elle doit elle-même souffrir. Cette Femme aura plus loin (ch. 17) sa correspondante dans la figure de la Prostituée siégeant à Rome, au centre politique et commercial de tout l’Empire, centre aussi de la persécution dont l’Église est victime (celle de Néron ? de Domitien ?). On la retrouve à la fin du Livre (ch. 20-21) dans la figure de l’Épouse de l’Agneau. Ces deux figures sont collectives. La Femme du ch. 12 doit donc être a priori une réalité collective, l’Église dans l’histoire et l’Église au-delà de l’histoire.
9. La conception immaculée de Marie et la « comblée de grâces »
Dans l’hymne de la Lettre aux Éphésiens, nous lisons ceci : « [Dieu] nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour » (Eph 1,4). Tout baptisé est donc destiné à devenir « immaculé », ou « sans reproche », la puissance de la rédemption acquise par le Christ étant parfaite. La Tradition chrétienne, dès avant la Réforme, a estimé que, ce que Dieu a prévu pour la fin des temps, il pouvait le faire dans le temps pour celle qui devait concevoir puis éduquer son Fils lui-même immaculé. Certes, cela ne relève pas de l’exégèse, mais l’exégèse ne peut pas contredire une réponse positive.
La tradition a relié spontanément, mais peut-être inconsciemment, ce passage de la Lettre aux Éphésiens avec l’étonnante qualification donnée par l’ange dans le récit de Luc : « comblée-de-grâce ». L’expression, qui contient trois mots en français, traduit un seul terme grec, le participe parfait du verbe charitoô, rare, exprimant l’action de favoriser quelqu’un par bienveillance. C’est un verbe transitif mais, au participe parfait, on en considère le résultat, et un résultat durable, qui dure dans l’aujourd’hui du récit. C’est comme si l’ange définissait Marie par le fait qu’elle est totalement l’effet de la bienveillance divine, qu’elle a été « gratifiée » des dons du salut lui permettant d’être pleinement juste aux yeux de Dieu et capable d’exercer la mission dont l’ange s’apprête à l’informer.
10. L’Assomption de la Mère de Dieu
Voici le P. Bernard SESBOÜÉ, un théologien jésuite français réputé, a écrit à propos du dogme de l’Assomption de Marie :
« Cohérence doctrinale fondée dans la même raison économique et doctrinale, qui est le lien personnel de Marie au Christ… Le corps de Marie, immaculé et vierge pour son Fils, ne peut être séparé de ce même Fils. Le dogme de la Theotokos trouve là son accomplissement… Ce dogme demande la foi à un fait qui n’a aucune attestation historique et ne prétend pas en avoir. Il n’y a même pas de témoin, à la différence du fait du tombeau vide. Marie représente l’anticipation de la rédemption totale. Le salut reçu par Marie est celui de toute l’Église et de tout homme, mais en elle il existe et se trouve manifesté dans sa plénitude. Marie a déjà rejoint l’eschatologie pleinement réalisée en elle, elle est l’anticipation de la consommation finale. Elle institue la communauté corporelle de tous les baptisés. Sous un mode insigne et unique, Marie accomplit le destin de l’Église, dont elle est à la fois le type et un membre parfait. »
On peut relier la tradition chrétienne antique sur la glorification de Marie dans son âme et dans son corps à quelques paroles de Paul. Ainsi, dans la Lettre aux Colossiens, il encourage les baptisés à tenir bon parce que, diti-il, « vous êtes morts et votre vie reste cachée en Dieu avec le Christ » (Col 3, 3). Dans la Lettre aux Éphésiens, on trouve des affirmations semblables, comme celle-ci : « Avec lui, le Christ, Dieu nous a ressuscités et fait asseoir [assomption ?] dans les cieux, en Jésus-Christ » (Eph 2,6).
Avec ces deux citations, la formule de l’Assomption de Marie avec son corps et son âme perd tout son caractère spéculatif et arbitraire ; elle n’est en fait que la forme la plus haute de la canonisation : « On pourrait dire que le dogme de l’Assomption est le degré le plus élevé de la canonisation dans lequel l’attribut « saint » est entendu au sens le plus rigoureux et signifie : être totalement et sans partage dans l’accomplissement eschatologique » (J. RATZINGER ).
11. Conclusion: résumé de la démarche théologique
Ce dossier a mis en valeur le fait que, déjà dans les écrits du N.T., Marie est un thème théologique qui mérite une attention particulière. Elle appartient à l’annonce du Christ comme « intermédiaire » et témoin privilégiés. Il faut maintenant passer le relais au théologie et au mystique. Voilà la démarche que je leur propose:
1- Marie est notre soeur.
2- Elle reçoit la mission d’être Mère de Dieu, avec une compétence parfaitement adaptée: elle est immaculée et comblée de grâce.
3- Elle est parfaite disciple de son Fils, l’aimant et l’écoutant dans la foi et l’espérance.
4- Elle s’associe étroitement à sa mission jusqu’à la Croix, participant à la naissance de l’Eglise, comme une Mère.
5- Elle est tellement unie à son Fils dans l’accueil aimant de sa volonté qu’elle exerce en plénitude la mission finale de l’Eglise, celle d’être Epouse de l’Agneau.
6- Elle est totalement introduite dans la gloire de son Fils, inaugurant dans tout son être l’achèvement de l’histoire du salut.
DISCOURS DU PAPE FRANÇOIS AU PARLEMENT EUROPÉEN – Strasbourg 2014
26 novembre, 2014VISITE DU SAINT-PÈRE AU PARLEMENT EUROPÉEN ET AU CONSEIL DE L’EUROPE
DISCOURS DU PAPE FRANÇOIS AU PARLEMENT EUROPÉEN
Strasbourg
Mardi 25 novembre 2014
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Vice-présidents,
Honorables Députés Européens,
Personnes qui travaillent à des titres divers dans cet hémicycle,
Chers amis,
Je vous remercie pour l’invitation à prendre la parole devant cette institution fondamentale de la vie de l’Union Européenne, et pour l’opportunité qui m’est offerte de m’adresser, à travers vous, à plus de cinq cents millions de citoyens des 28 pays membres que vous représentez. Je désire exprimer une gratitude particulière à vous, Monsieur le Président du Parlement, pour les paroles cordiales de bienvenue que vous m’avez adressées, au nom de tous les membres de l’Assemblée.
Ma visite a lieu plus d’un quart de siècle après celle accomplie par le Pape Jean Paul II. Beaucoup de choses ont changé depuis lors, en Europe et dans le monde entier. Les blocs opposés qui divisaient alors le continent en deux n’existent plus, et le désir que « l’Europe, se donnant souverainement des institutions libres, puisse un jour se déployer aux dimensions que lui ont données la géographie et plus encore l’histoire »[1], se réalise lentement.
À côté d’une Union Européenne plus grande, il y a aussi un monde plus complexe, et en fort mouvement. Un monde toujours plus interconnecté et globalisé, et donc de moins en moins « eurocentrique ». À une Union plus étendue, plus influente, semble cependant s’adjoindre l’image d’une Europe un peu vieillie et comprimée, qui tend à se sentir moins protagoniste dans un contexte qui la regarde souvent avec distance, méfiance, et parfois avec suspicion.
En m’adressant à vous aujourd’hui, à partir de ma vocation de pasteur, je désire adresser à tous les citoyens européens un message d’espérance et d’encouragement.
Un message d’espérance fondé sur la confiance que les difficultés peuvent devenir des promotrices puissantes d’unité, pour vaincre toutes les peurs que l’Europe – avec le monde entier – est en train de traverser. L’espérance dans le Seigneur qui transforme le mal en bien, et la mort en vie.
Encouragement pour revenir à la ferme conviction des Pères fondateurs de l’Union Européenne, qui ont souhaité un avenir fondé sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions, et favoriser la paix et la communion entre tous les peuples du continent. Au centre de cet ambitieux projet politique il y avait la confiance en l’homme, non pas tant comme citoyen, ni comme sujet économique, mais en l’homme comme personne dotée d’une dignité transcendante.
Je tiens avant tout à souligner le lien étroit qui existe entre ces deux paroles : « dignité » et « transcendante ».
La « dignité » est une parole-clé qui a caractérisé la reprise du second après guerre. Notre histoire récente se caractérise par l’indubitable centralité de la promotion de la dignité humaine contre les violences multiples et les discriminations qui, même en Europe, n’ont pas manqué dans le cours des siècles. La perception de l’importance des droits humains naît justement comme aboutissement d’un long chemin, fait de multiples souffrances et sacrifices, qui a contribué à former la conscience du caractère précieux, de l’unicité qu’on ne peut répéter de toute personne humaine individuelle. Cette conscience culturelle trouve son fondement, non seulement dans les évènements de l’histoire, mais surtout dans la pensée européenne, caractérisée par une riche rencontre, dont les nombreuses sources lointaines proviennent « de la Grèce et de Rome, de fonds celtes, germaniques et slaves, et du christianisme qui l’a profondément pétrie»[2], donnant lieu justement au concept de « personne ».
Aujourd’hui, la promotion des droits humains joue un rôle central dans l’engagement de l’Union Européenne, en vue de favoriser la dignité de la personne, en son sein comme dans ses rapports avec les autres pays. Il s’agit d’un engagement important et admirable, puisque trop de situations subsistent encore dans lesquelles les êtres humains sont traités comme des objets dont on peut programmer la conception, la configuration et l’utilité, et qui ensuite peuvent être jetés quand ils ne servent plus, parce qu’ils deviennent faibles, malades ou vieux.
Quelle dignité existe vraiment, quand manque la possibilité d’exprimer librement sa pensée ou de professer sans contrainte sa foi religieuse ? Quelle dignité est possible, sans un cadre juridique clair, qui limite le domaine de la force et qui fasse prévaloir la loi sur la tyrannie du pouvoir ? Quelle dignité peut jamais avoir un homme ou une femme qui fait l’objet de toute sorte de discriminations ? Quelle dignité pourra jamais avoir une personne qui n’a pas de nourriture ou le minimum nécessaire pour vivre et, pire encore, qui n’a pas le travail qui l’oint de dignité ?
Promouvoir la dignité de la personne signifie reconnaître qu’elle possède des droits inaliénables dont elle ne peut être privée au gré de certains, et encore moins au bénéfice d’intérêts économiques.
Mais il convient de faire attention pour ne pas tomber dans des équivoques qui peuvent naître d’un malentendu sur le concept de droits humains et de leur abus paradoxal. Il y a en effet aujourd’hui la tendance à une revendication toujours plus grande des droits individuels – je suis tenté de dire individualistes –, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une « monade » (µ????), toujours plus insensible aux autres « monades » présentes autour de soi. Au concept de droit, celui – aussi essentiel et complémentaire – de devoir, ne semble plus associé, de sorte qu’on finit par affirmer les droits individuels sans tenir compte que tout être humain est lié à un contexte social dans lequel ses droits et devoirs sont connexes à ceux des autres et au bien commun de la société elle-même.
Par conséquent je considère qu’il est plus que jamais vital d’approfondir aujourd’hui une culture des droits humains qui puisse sagement relier la dimension individuelle, ou mieux, personnelle, à celle de bien commun, de ce « nous-tous » formé d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui s’unissent en communauté sociale[3]. En effet, si le droit de chacun n’est pas harmonieusement ordonné au bien plus grand, il finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences.
Parler de la dignité transcendante de l’homme signifie donc faire appel à sa nature, à sa capacité innée de distinguer le bien du mal, à cette « boussole » inscrite dans nos cœurs et que Dieu a imprimée dans l’univers créé[4] ; cela signifie surtout de regarder l’homme non pas comme un absolu, mais comme un être relationnel. Une des maladies que je vois la plus répandue aujourd’hui en Europe est la solitude, précisément de celui qui est privé de liens. On la voit particulièrement chez les personnes âgées, souvent abandonnées à leur destin, comme aussi chez les jeunes privés de points de référence et d’opportunités pour l’avenir ; on la voit chez les nombreux pauvres qui peuplent nos villes ; on la voit dans le regard perdu des migrants qui sont venus ici en recherche d’un avenir meilleur.
Cette solitude a été ensuite accentuée par la crise économique, dont les effets perdurent encore, avec des conséquences dramatiques du point de vue social. On peut constater qu’au cours des dernières années, à côté du processus d’élargissement de l’Union Européenne, s’est accrue la méfiance des citoyens vis-à-vis des institutions considérées comme distantes, occupées à établir des règles perçues comme éloignées de la sensibilité des peuples particuliers, sinon complètement nuisibles. D’un peu partout on a une impression générale de fatigue, de vieillissement, d’une Europe grand-mère et non plus féconde et vivante. Par conséquent, les grands idéaux qui ont inspiré l’Europe semblent avoir perdu leur force attractive, en faveur de la technique bureaucratique de ses institutions.
À cela s’ajoutent des styles de vie un peu égoïstes, caractérisés par une opulence désormais insoutenable et souvent indifférente au monde environnant, surtout aux plus pauvres. On constate avec regret une prévalence des questions techniques et économiques au centre du débat politique, au détriment d’une authentique orientation anthropologique[5]. L’être humain risque d’être réduit à un simple engrenage d’un mécanisme qui le traite à la manière d’un bien de consommation à utiliser, de sorte que – nous le remarquons malheureusement souvent – lorsque la vie n’est pas utile au fonctionnement de ce mécanisme elle est éliminée sans trop de scrupule, comme dans le cas des malades, des malades en phase terminale, des personnes âgées abandonnées et sans soin, ou des enfants tués avant de naître.
C’est une grande méprise qui advient « quand l’absolutisation de la technique prévaut »[6], ce qui finit par produire « une confusion entre la fin et moyens »[7]. Résultat inévitable de la « culture du déchet » et de la « mentalité de consommation exagérée ». Au contraire, affirmer la dignité de la personne c’est reconnaître le caractère précieux de la vie humaine, qui nous est donnée gratuitement et qui ne peut, pour cette raison, être objet d’échange ou de commerce. Dans votre vocation de parlementaires, vous êtes aussi appelés à une grande mission, bien qu’elle puisse sembler inutile : prendre soin de la fragilité, de la fragilité des peuples et des personnes. Prendre soin de la fragilité veut dire force et tendresse, lutte et fécondité, au milieu d’un modèle fonctionnaliste et privatisé qui conduit inexorablement à la « culture du déchet ». Prendre soin de la fragilité de la personne et des peuples signifie garder la mémoire et l’espérance ; signifie prendre en charge la personne présente dans sa situation la plus marginale et angoissante et être capable de l’oindre de dignité[8].
Comment donc redonner espérance en l’avenir, de sorte que, à partir des jeunes générations, on retrouve la confiance afin de poursuivre le grand idéal d’une Europe unie et en paix, créative et entreprenante, respectueuse des droits et consciente de ses devoirs ?
Pour répondre à cette question, permettez-moi de recourir à une image. Une des fresques les plus célèbres de Raphaël qui se trouvent au Vatican représente la dite École d’Athènes. Au centre se trouvent Platon et Aristote. Le premier a le doigt qui pointe vers le haut, vers le monde des idées, nous pourrions dire vers le ciel ; le second tend la main en avant, vers celui qui regarde, vers la terre, la réalité concrète. Cela me parait être une image qui décrit bien l’Europe et son histoire, faite de la rencontre continuelle entre le ciel et la terre, où le ciel indique l’ouverture à la transcendance, à Dieu, qui a depuis toujours caractérisé l’homme européen, et la terre qui représente sa capacité pratique et concrète à affronter les situations et les problèmes.
L’avenir de l’Europe dépend de la redécouverte du lien vital et inséparable entre ces deux éléments. Une Europe qui n’a plus la capacité de s’ouvrir à la dimension transcendante de la vie est une Europe qui lentement risque de perdre son âme, ainsi que cet « esprit humaniste » qu’elle aime et défend cependant.
Précisément à partir de la nécessité d’une ouverture au transcendant, je veux affirmer la centralité de la personne humaine, qui se trouve autrement à la merci des modes et des pouvoirs du moment. En ce sens j’estime fondamental, non seulement le patrimoine que le christianisme a laissé dans le passé pour la formation socioculturelle du continent, mais surtout la contribution qu’il veut donner, aujourd’hui et dans l’avenir, à sa croissance. Cette contribution n’est pas un danger pour la laïcité des États ni pour l’indépendance des institutions de l’Union, mais au contraire un enrichissement. Les idéaux qui l’ont formée dès l’origine le montrent bien: la paix, la subsidiarité et la solidarité réciproque, un humanisme centré sur le respect de la dignité de la personne.
Je désire donc renouveler la disponibilité du Saint Siège et de l’Église catholique – à travers la Commission des Conférences Épiscopales Européennes (COMECE) – pour entretenir un dialogue profitable, ouvert et transparent avec les institutions de l’Union Européenne. De même, je suis convaincu qu’une Europe capable de mettre à profit ses propres racines religieuses, sachant en recueillir la richesse et les potentialités, peut être plus facilement immunisée contre les nombreux extrémismes qui déferlent dans le monde d’aujourd’hui, et aussi contre le grand vide d’idées auquel nous assistons en Occident, parce que « c’est l’oubli de Dieu, et non pas sa glorification, qui engendre la violence »[9].
Nous ne pouvons pas ici ne pas rappeler les nombreuses injustices et persécutions qui frappent quotidiennement les minorités religieuses, en particulier chrétiennes, en divers endroits du monde. Des communautés et des personnes sont l’objet de violences barbares : chassées de leurs maisons et de leurs patries ; vendues comme esclaves ; tuées, décapitées, crucifiées et brulées vives, sous le silence honteux et complice de beaucoup.
La devise de l’Union Européenne est Unité dans la diversité, mais l’unité ne signifie pas uniformité politique, économique, culturelle ou de pensée. En réalité, toute unité authentique vit de la richesse des diversités qui la composent : comme une famille qui est d’autant plus unie que chacun des siens peut être, sans crainte, davantage soi-même. Dans ce sens, j’estime que l’Europe est une famille des peuples, lesquels pourront sentir les institutions de l’Union proches dans la mesure où elles sauront sagement conjuguer l’idéal de l’unité à laquelle on aspire, à la diversité propre de chacun, valorisant les traditions particulières, prenant conscience de son histoire et de ses racines, se libérant de nombreuses manipulations et phobies. Mettre au centre la personne humaine signifie avant tout faire en sorte qu’elle exprime librement son visage et sa créativité, au niveau des individus comme au niveau des peuples.
D’autre part, les particularités de chacun constituent une richesse authentique dans la mesure où elles sont mises au service de tous. Il faut toujours se souvenir de l’architecture propre de l’Union Européenne, basée sur les principes de solidarité et de subsidiarité, de sorte que l’aide mutuelle prévale, et que l’on puisse marcher dans la confiance réciproque.
Dans cette dynamique d’unité-particularité, se pose à vous, Mesdames et Messieurs les Eurodéputés, l’exigence de maintenir vivante la démocratie, la démocratie des peuples d’Europe. Il est connu qu’une conception uniformisante de la mondialité touche la vitalité du système démocratique, affaiblissant le débat riche, fécond et constructif des organisations et des partis politiques entre eux.
On court ainsi le risque de vivre dans le règne de l’idée, de la seule parole, de l’image, du sophisme… et de finir par confondre la réalité de la démocratie avec un nouveau nominalisme politique. Maintenir vivante la démocratie en Europe demande d’éviter les « manières globalisantes » de diluer la réalité : les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les fondamentalismes anhistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse[10].
Maintenir vivante la réalité des démocraties est un défi de ce moment historique, en évitant que leur force réelle – force politique expressive des peuples – soit écartée face à la pression d’intérêts multinationaux non universels, qui les fragilisent et les transforment en systèmes uniformisés de pouvoir financier au service d’empires inconnus. C’est un défi qu’aujourd’hui l’histoire vous lance.
Donner espérance à l’Europe ne signifie pas seulement reconnaître la centralité de la personne humaine, mais implique aussi d’en favoriser les capacités. Il s’agit donc d’y investir ainsi que dans les domaines où ses talents se forment et portent du fruit. Le premier domaine est surement celui de l’éducation, à partir de la famille, cellule fondamentale et élément précieux de toute société. La famille unie, féconde et indissoluble porte avec elle les éléments fondamentaux pour donner espérance à l’avenir. Sans cette solidité, on finit par construire sur le sable, avec de graves conséquences sociales. D’autre part, souligner l’importance de la famille non seulement aide à donner des perspectives et l’espérance aux nouvelles générations, mais aussi aux nombreuses personnes âgées, souvent contraintes à vivre dans des conditions de solitude et d’abandon parce qu’il n’y a plus la chaleur d’un foyer familial en mesure de les accompagner et de les soutenir.
À côté de la famille, il y a les institutions éducatives : écoles et universités. L’éducation ne peut se limiter à fournir un ensemble de connaissances techniques, mais elle doit favoriser le processus plus complexe de croissance de la personne humaine dans sa totalité. Les jeunes d’aujourd’hui demandent à pouvoir avoir une formation adéquate et complète pour regarder l’avenir avec espérance, plutôt qu’avec désillusion. Ensuite, les potentialités créatives de l’Europe dans divers domaines de la recherche scientifique, dont certains ne sont pas encore complètement explorés, sont nombreuses. Il suffit de penser par exemple aux sources alternatives d’énergie, dont le développement servirait beaucoup à la protection de l’environnement.
L’Europe a toujours été en première ligne dans un louable engagement en faveur de l’écologie. Notre terre a en effet besoin de soins continus et d’attentions ; chacun a une responsabilité personnelle dans la protection de la création, don précieux que Dieu a mis entre les mains des hommes. Cela signifie, d’une part, que la nature est à notre disposition, que nous pouvons en jouir et en faire un bon usage ; mais, d’autre part, cela signifie que nous n’en sommes pas les propriétaires. Gardiens, mais non propriétaires. Par conséquent, nous devons l’aimer et la respecter, tandis qu’« au contraire, nous sommes souvent guidés par l’orgueil de dominer, de posséder, de manipuler, d’exploiter; nous ne la “gardons” pas, nous ne la respectons pas, nous ne la considérons pas comme un don gratuit dont il faut prendre soin»[11]. Respecter l’environnement signifie cependant non seulement se limiter à éviter de le défigurer, mais aussi l’utiliser pour le bien. Je pense surtout au secteur agricole, appelé à donner soutien et nourriture à l’homme. On ne peut tolérer que des millions de personnes dans le monde meurent de faim, tandis que des tonnes de denrées alimentaires sont jetées chaque jour de nos tables. En outre, respecter la nature, nous rappelle que l’homme lui-même en est une partie fondamentale. À côté d’une écologie environnementale, il faut donc une écologie humaine, faite du respect de la personne, que j’ai voulu rappeler aujourd’hui en m’adressant à vous.
Le deuxième domaine dans lequel fleurissent les talents de la personne humaine, c’est le travail. Il est temps de favoriser les politiques de l’emploi, mais il est surtout nécessaire de redonner la dignité au travail, en garantissant aussi d’adéquates conditions pour sa réalisation. Cela implique, d’une part, de repérer de nouvelles manières de conjuguer la flexibilité du marché avec les nécessités de stabilité et de certitude des perspectives d’emploi, indispensables pour le développement humain des travailleurs ; d’autre part, cela signifie favoriser un contexte social adéquat, qui ne vise pas l’exploitation des personnes, mais à garantir, à travers le travail, la possibilité de construire une famille et d’éduquer les enfants.
De même, il est nécessaire d’affronter ensemble la question migratoire. On ne peut tolérer que la Mer Méditerranéenne devienne un grand cimetière ! Dans les barques qui arrivent quotidiennement sur les côtes européennes, il y a des hommes et des femmes qui ont besoin d’accueil et d’aide. L’absence d’un soutien réciproque au sein de l’Union Européenne risque d’encourager des solutions particularistes aux problèmes, qui ne tiennent pas compte de la dignité humaine des immigrés, favorisant le travail d’esclave et des tensions sociales continuelles. L’Europe sera en mesure de faire face aux problématiques liées à l’immigration si elle sait proposer avec clarté sa propre identité culturelle et mettre en acte des législations adéquates qui sachent en même temps protéger les droits des citoyens européens et garantir l’accueil des migrants ; si elle sait adopter des politiques justes, courageuses et concrètes qui aident leurs pays d’origine dans le développement sociopolitique et dans la résolution des conflits internes – cause principale de ce phénomène – au lieu des politiques d’intérêt qui accroissent et alimentent ces conflits. Il est nécessaire d’agir sur les causes et non seulement sur les effets.
Monsieur le Président, Excellences, Mesdames et Messieurs les Députés,
La conscience de sa propre identité est nécessaire aussi pour dialoguer de manière prospective avec les États qui ont demandé d’entrer pour faire partie de l’Union Européenne à l’avenir. Je pense surtout à ceux de l’aire balkanique pour lesquels l’entrée dans l’Union Européenne pourra répondre à l’idéal de paix dans une région qui a grandement souffert des conflits dans le passé. Enfin, la conscience de sa propre identité est indispensable dans les rapports avec les autres pays voisins, particulièrement avec ceux qui bordent la Méditerranée, dont beaucoup souffrent à cause de conflits internes et de la pression du fondamentalisme religieux ainsi que du terrorisme international.
À vous législateurs, revient le devoir de protéger et de faire grandir l’identité européenne, afin que les citoyens retrouvent confiance dans les institutions de l’Union et dans le projet de paix et d’amitié qui en est le fondement. Sachant que « plus grandit le pouvoir de l’homme plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires »[12]. Je vous exhorte donc à travailler pour que l’Europe redécouvre sa bonne âme.
Un auteur anonyme du IIème siècle a écrit que « les chrétiens représentent dans le monde ce qu’est l’âme dans le corps » [13]. Le rôle de l’âme est de soutenir le corps, d’en être la conscience et la mémoire historique. Et une histoire bimillénaire lie l’Europe et le christianisme. Une histoire non exempte de conflits et d’erreurs, et aussi de péchés, mais toujours animée par le désir de construire pour le bien. Nous le voyons dans la beauté de nos villes, et plus encore dans celle des multiples œuvres de charité et d’édification humaine commune qui parsèment le continent. Cette histoire, en grande partie, est encore à écrire. Elle est notre présent et aussi notre avenir. Elle est notre identité. Et l’Europe a fortement besoin de redécouvrir son visage pour grandir, selon l’esprit de ses Pères fondateurs, dans la paix et dans la concorde, puisqu’elle-même n’est pas encore à l’abri de conflits.
Chers Eurodéputés, l’heure est venue de construire ensemble l’Europe qui tourne, non pas autour de l’économie, mais autour de la sacralité de la personne humaine, des valeurs inaliénables ; l’Europe qui embrasse avec courage son passé et regarde avec confiance son avenir pour vivre pleinement et avec espérance son présent. Le moment est venu d’abandonner l’idée d’une Europe effrayée et repliée sur elle-même, pour susciter et promouvoir l’Europe protagoniste, porteuse de science, d’art, de musique, de valeurs humaines et aussi de foi. L’Europe qui contemple le ciel et poursuit des idéaux ; l’Europe qui regarde, défend et protège l’homme ; l’Europe qui chemine sur la terre sûre et solide, précieux point de référence pour toute l’humanité !
Merci.
[1] Jean Paul II, Discours au Parlement Européen, 11 octobre 1988, n. 5.
[2] Jean-Paul II, Discours à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988.
[3] Cf. Benoît XVI, Caritas in veritate, n. 7 ; Conc. Œcum. Vat. II, Const. Past. Gaudium et spes, n. 26.
[4] Cf. Compendiumde la Doctrine Sociale de l’Église, n. 37.
[5] Cf. Evangelii gaudium, n. 55.
[6]Benoît XVI, Caritas in veritate, n. 71.
[7]Ibid.[8] Cf. Evangelii gaudium, n. 209.
[9] Benoît XVI, Discours aux Membres du Corps Diplomatique, 7 janvier 2013.
[10]Cf. Evangelii gaudium, n. 231.
[11]François, Audience générale, 5 juin 2013.
[12]Gaudium et spes, 34.
[13]Cf. Lettre à Diognète, 6.