MAXIME EGGER : AUJOURD’HUI JE COMMENCE (Orthodoxie)
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Témoignages : Chemins vers l’Orthodoxie
MAXIME EGGER : AUJOURD’HUI JE COMMENCE
par Maxime Egger
Archimandrite Sophrony (1897-1993)
Maxime Egger est né en Suisse dans une famille catholique. Il est devenu orthodoxe en 1990, suite à plusieurs visites au monastère orthodoxe Saint-Jean-Baptiste en Angleterre et à plusieurs entretiens avec l’archimandrite Sophrony, fils spirituel et biographe de saint Silouane l’Athonite. Maxime Egger fut l’inspirateur et le premier secrétaire de l’Association Saint Silaoune l’Athonite et il est le fondateur des Éditions Le sel de la terre, maintenant associées en co-édition avec les Éditions du Cerf, et de la Fondation « Diagonale ». Il est l’auteur de Prier 15 jours avec Silouane (Nouvelle cité, 2002) et il prépare une biographie du père Sophrony. Il est diacre à la paroisse Sainte-Trinité-et-Sainte-Catherine à Genève (Patriarcat de Constantinople).
Comment faire pour que Dieu ne meure pas entre les lignes d’un texte? »
Mgr Georges Khodr
Comment suis-je devenu orthodoxe ? C’est sans doute la question qui m’a été posée le plus souvent ces dernières années. N’aimant guère parler de moi-même, j’ai généralement noyé le poisson dans quelques vagues généralités. Aujourd’hui, après de longues hésitations, j’ai consenti à répondre.
Pourtant, alors que je prends la plume, je me dis que j’ai été bien imprudent, inconscient même, d’accepter un exercice aussi difficile, délicat et périlleux. Difficile, parce qu’il est, au fond, impossible de raconter en quelques pages ce qui est le fruit d’années de cheminement. Délicat, parce qu’il y a dans ce parcours – comme dans tout cheminement spirituel – un mystère proprement indicible, une dimension si profonde et personnelle qu’on ne peut qu’avoir énormément de réticence à en parler. Mais, si ma main frémit, c’est surtout que j’ai peur de parler davantage pour ma propre gloire que pour la gloire de Dieu.
Je viens d’utiliser le mot « cheminement ». J’aurais aussi pu parler d’une série de passages – au sens de Pâques –, d’une succession de morts-résurrections. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Je vois vraiment non seulement mon itinéraire spirituel, mais toute la vie comme une marche ininterrompue, un pèlerinage intérieur et une ascension toujours recommencée vers le Royaume des cieux, qui est au milieu de nous et en nous. Sur ce chemin, il y a tout ce dont l’existence est faite, mais surtout des rencontres, des personnes à travers lesquelles – sans que j’en sois toujours conscient – Dieu est venu à ma rencontre et m’a montré la voie.
Que dire de mon itinéraire spirituel et de ses différentes étapes ?
D’abord, il y a eu le temps de l’enfance, dans une famille catholique plutôt pieuse mais non rigoriste, avec le catéchisme et la messe plus ou moins « obligatoires ».
Ensuite, juste après ma confirmation, est venu le temps de la révolte de l’adolescence contre une Église jugée – à tort ou à raison – comme pharisienne, hypocrite, moralisatrice, culpabilisante. Rébellion qui va m’amener à jeter le bébé (le Christ) avec l’eau du bain (l’institution et ses dogmes).
À partir de 15 ans, je peux dire que j’étais agnostique, mais travaillé en profondeur par les grandes questions métaphysiques: qui suis-je ? quel est le but de la vie ? pourquoi la souffrance et la mort ? etc. Le temps de la quête avait commencé. Lecture des grands auteurs existentialistes, études de sociologie et engagement journalistique, tout cela m’exaltait, mais rien ne me satisfaisait complètement. Il restait au fond de moi comme une béance secrète. J’avais, intuitivement, le sentiment que l’homme ne peut pas être à lui-même son propre sens, la source de sa propre vie.
Taraudé par ce manque, fatigué par « les petites éternités de jouissance » dont je relevais mon quotidien, je décidai en 1983 – terme de ma formation journalistique – de prendre une année sabbatique pour réaliser un vieux rêve : le voyage en Orient. Je passerai, de fait, quelque neuf mois dans le sous-continent indien.
Ce voyage, si riche et bouleversant que je n’ai toujours pas fini de le digérer, fut un temps de l’éveil. L’un des moments capitaux eut lieu dans le désert de Thar (Rajasthan). Le corps limé et l’âme polie par la route, j’étais descendu au petit matin au bord d’un étang dans lequel se mirait un temple. Là, dans le silence et la solitude de l’aube, dans cette transparence cristalline de l’eau et de l’air, j’ai été soudain comme submergé par une force de paix, de plénitude, de lumière. Les larmes, abondantes, coulaient sans raison. Entre le monde et moi, tout soudain était communion, amour, harmonie.
Cette expérience était-elle une illusion – je me méfie plutôt des états mystico-extatiques – ou une manifestation de la Gloire divine qui irradie en permanence les êtres et les choses? Je ne sais pas et je préfère ne pas me prononcer. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel – ce dont je suis sûr – c’est qu’après rien n’était plus comme avant. Mon cœur avait été touché, une autre dimension de la conscience s’était ouverte en moi. Oui, il y a au plus profond de l’être et du monde une force, un Etre, une Présence infinie, au-delà du temps et de l’espace, qui transcende le réel et qui le fonde. Oui, l’homme est un mélange de finitude et d’infini, de temporel et d’éternel. A ce moment-là, cet Être, ce Tout-Autre était encore impersonnel. Il n’avait ni nom, ni visage. Je n’osais pas encore l’appeler Dieu. Mais il était.
De retour en Suisse s’imposa le temps du questionnement. L’existence de ce Tout-Autre dont j’avais eu l’intuition remettait tout en cause. Les questions se bousculaient dans mon esprit: quelles conséquences dois-je en tirer pour ma vie ? puis-je simplement continuer comme avant, reproduire le même bonheur facile et superficiel ? Un désir d’infini et d’éternité brûlait en moi. Je ressentais comme une indicible nostalgie de cette paix et de cette unité à laquelle il m’avait été donné de goûter.
Des auteurs comme Karlfried Graf Dürckheim et René Guénon me permirent de comprendre, de mettre des mots sur ce qui m’arrivait. Tout devenait clair: pour rester en contact avec cet Etre suprême, Principe de toute existence, il fallait me rendre « transparent », me libérer de mon ego et de ses illusions. Pour cela, les livres ne servaient à rien. Je devais me mettre en chemin. Il fallait une pratique de transformation spirituelle. Différentes rencontres, certaines affinités esthétiques firent le reste: le temps du zen pouvait commencer.
Laïc, sans dogmes ni croyances, « neutre » donc universel, centré sur l’expérience immédiate de l’esprit humain et non sur l’étude des textes, le zen me convenait très bien. Je m’y engageai avec beaucoup de zèle, notamment au sein d’une communauté réunie autour d’un centre de rencontres spirituelles et de méditation dans le Jura neuchâtelois. Par sa rigueur et ses exigences alliées à une étonnante fraîcheur, cette pratique a été fondatrice pour toute la suite de mon cheminement.
Ce travail de vidage et de vidange du moi, d’ouverture intérieure, de dépouillement et d’approfondissement, allait paradoxalement, secrètement, permettre à la grâce de mon baptême de se réactiver. Un jour, en pleine session zen, la figure du Christ remonta ainsi à la surface, resurgit des profondeurs de l’être. Fabuleux humour de Dieu qui écrit droit avec des lignes courbes: cet Etre impersonnel et abstrait dont j’avais pris conscience en Inde prenait, par la pratique d’une forme impersonnelle de méditation, un visage et un Nom personnels: Jésus-Christ. Comme saint Augustin, j’avais envie de crier : « Mais toi, Seigneur, tu étais plus intérieur que ce qu’il y a en moi de plus intérieur, et plus élevé que ce qu’il y a en moi de plus élevé ».
Alors, je partis à la recherche de mes racines chrétiennes. Avec cette question, lancinante: existait-il dans le christianisme une voie offrant les éléments que la spiritualité orientale m’avait montrés comme essentiels à tout cheminement: des pratiques de transformation intérieure, une vraie «tradition», une relation maître-disciple vivante ? René Guénon – qui mentionne l’hésychasme comme «voie initiatique» –, diverses rencontres à la faveur notamment d’une enquête journalistique sur les conversions, un reportage en Egypte chez les Coptes m’amenèrent tous à la même réponse: une telle voie existait dans le christianisme oriental.
Étrangement, une conversation que j’avais eue avec une amie deux ans auparavant me revint en mémoire avec une intensité et une insistance inhabituelles. Elle m’avait parlé alors d’un monastère « extraordinaire », fondé en Angleterre par l’archimandrite Sophrony (1896-1993), un moine orthodoxe – disciple du starets Silouane (1866-1938), canonisé en 1987 par la Patriarcat œcuménique de Constantinople – qui avait vécu plus de vingt ans au mont Athos, notamment comme ermite et père spirituel de plusieurs communautés. Ce souvenir m’obséda tellement que je finis par me rendre en Grande-Bretagne.
Le séjour au monastère Saint-Jean-Baptiste (Essex) fut absolument bouleversant. Outre l’accueil réservé à chaque visiteur (véritablement reçu comme le Christ) et la proximité entre moines, moniales et pèlerins qui se côtoyaient en toute simplicité, partageant les mêmes espaces de vie, trois choses m’ont frappé lors de ce premier séjour.
D’abord, l’extrême attention accordée à la personne, le respect absolu de son unicité. De ce respect naissait visiblement une étonnante liberté, laquelle prenait son sens et sa consistance dans le don et l’oubli de soi pour le service de l’autre. Je découvrais ce que signifie «vivre en Église», mode d’existence qui fait – ou devrait faire – de l’Église autre chose qu’une société simplement humaine.
Ensuite, l’office de la prière de Jésus. Je me souviendrai toujours quand, dans la fraîcheur du petit matin, je suis entré pour la première fois dans l’Église Saint-Silouane. Tout baignait dans une lumineuse pénombre, irradiée par les veilleuses devant les icônes. Le silence régnait, rehaussé par le chant des oiseaux qui filtrait à travers les impostes. Et pendant deux heures, cette prière psalmodiée en d’innombrables langues, slavon, grec, français, anglais: « Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de nous ». Si je l’ai récitée au début quasiment comme un «mantra», cette prière allait devenir, au fil du temps, un face-à-Face personnel, vivant, pacifiant, purificateur, avec le Christ. Dans le tréfonds du cœur, un moyen de communion avec Dieu, mais aussi un combat ardu et souvent épuisant contre les passions et pensées parasites. J’étais fasciné à l’idée que cette prière était née dans le désert d’Egypte au IVe siècle. Cette première rencontre avec l’orthodoxie était donc aussi un retour aux racines du christianisme et de l’Europe, à l’Église une et indivise des premiers siècles.
Enfin, j’ai été bien sûr touché par la beauté des offices liturgiques, célébrés avec une profondeur qui – je le compris plus tard – était l’expression simultanée de la joie pascale et de la douleur de la Croix.
Que ce soit dans la prière de Jésus ou dans la liturgie, j’ai été immédiatement fasciné par la place donnée au corps, mobilisé dans tous ses sens – la vue par les icônes et les bougies, l’ouïe par les chants, l’odorat par l’encens, etc. – et par une série de gestes: signes de croix, prosternations (métanies)… L’Inde, par le choc avec sa réalité nue, m’avait fait découvrir non seulement que j’avais un corps, mais que j’étais un corps. L’orthodoxie, à travers ses offices liturgiques, ses jeûnes fréquents, sa tradition ascétique, allait m’apprendre que la rencontre et l’union à Dieu passe aussi par le corps.
Pendant ce séjour, il ne me fut pas possible de voir le père Sophrony, malade. Juste avant de partir, l’un des moines me donna un tchotki à cent nœuds, un chapelet de laine noir confectionné au mont Athos. Je le reçus comme un signe non seulement d’encouragement à la prière, mais aussi de lien spirituel.
Je passerai sous silence ce qu’il me fut donné de vivre à mon retour. Je dirai simplement que mon cœur était blessé d’amour et qu’une porte s’était entrouverte, révélant mon néant et mes ténèbres intérieures devant Dieu. « Repentez-vous, car le Royaume des cieux est tout proche » (Mt 4,17), dit le Christ au début de son Evangile. Sans doute n’ai-je pas encore commencé à me repentir, mais j’ai appris que cette métanoïa est la clé de la vie spirituelle. Indissociable de l’humilité, elle est le moteur de la transformation du vieil homme en homme nouveau, de l’ouverture à l’Esprit. Oui, ce n’est qu’en reconnaissant mes faiblesses, mes imperfections, la poubelle qu’est mon âme, que je peux m’ouvrir à la miséricorde de Dieu, à l’amour qui est pardon et patience. C’est cet amour, cette compassion qui change la substance même des choses, qu’il m’a été donné de découvrir d’emblée dans l’Église orthodoxe.
Ayant très naturellement abandonné le zen pour la prière de Jésus, je me plongeai avec passion dans les lectures qui m’avaient été recommandées au monastère: outre l’Evangile et les Psaumes, notamment le livre du père Sophrony sur le starets Silouane, un ouvrage sur la prière de Jésus de saint Ignace Briantchaninov et l’Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient de Vladimir Lossky. Les finesses théologiques, bien sûr, m’échappaient, mais deux points résonnèrent tout de suite puissamment en moi.
D’abord, l’unité profonde, indissociable, entre théologie et mystique, exprimée par la formule célèbre d’Evagre le Pontique: « Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien ». Autrement dit, il n’y a pas de vraie théologie sans connaissance du mystère de Dieu. Et connaître ce mystère, c’est le vivre, dans une expérience de l’Esprit saint qui dépasse, crucifie et transfigure la raison.
Le deuxième point qui me parla très fort, c’est la conception orthodoxe du salut. Non pas comme «rachat» ou «rédemption», mais comme «transfiguration» et «déification». «Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu», déclare saint Athanase d’Alexandrie. Chez les pères orthodoxes, l’être humain est toujours vu d’abord en référence l’image divine qui est en lui et non par rapport à son péché. Et le péché n’est pas défini comme la transgression juridique d’une norme éthique, mais comme le refus de l’amour du Père, l’éloignement de Dieu dû à l’orgueil et aux maladies spirituelles de l’âme et du corps. D’où une approche thérapeutique et non culpabilisante du péché, ainsi qu’une vision ontologique de la sainteté: « Saint n’est pas celui qui a atteint un degré élevé dans le domaine de la morale humaine ou dans une vie d’ascèse et même de prière (les pharisiens aussi jeûnaient et disaient de « longues » prières), mais celui qui porte en lui le Saint-Esprit », dit le père Sophrony.
Je comprenais ainsi que le christianisme n’est pas d’abord une éthique, mais un mode d’être spirituel, une voie d’union à Dieu, une vie crucifiée et ressuscitée qui fait de nous une créature nouvelle. Les commandements du Christ ne sont pas des lois sur le mode d’un «tu feras, tu ne feras pas», mais des «énergies divines» par lesquelles nous pouvons devenir – dans notre vie, notre conscience et notre pensée – semblables au Christ. Quant à l’Église, elle n’est pas d’abord une instance morale, ni une agence caritative ou humanitaire, mais le grand hôpital de l’âme, le lieu où nous sommes sûrs de pouvoir recevoir le Dieu vivant et participer à son Royaume.
Peu à peu, je découvrais un autre visage du christianisme que celui dont j’avais le souvenir. Un visage qui me séduisait, m’enchantait. Surtout, loin d’être une abstraction, une belle vision de l’esprit, ce christianisme était vécu, incarné – imparfaitement sans doute, mais non moins réellement – par des communautés et des personnes. De retour au monastère Saint-Jean-Baptiste quelques mois après ma première visite, j’eus la grâce infinie de rencontrer l’archimandrite Sophrony. Une rencontre qui marque, à l’évidence, un tournant dans mon existence.
Il y aurait mille choses à dire sur cet homme de Dieu, reconnu par tous comme un authentique starets. Mais, selon son désir, je resterai discret. Je ne dirai qu’une seule chose, capitale pour mon cheminement: j’avais sous les yeux un témoin de la vie en Christ, de la connaissance de la Trinité. Je voyais dans cet ancien ce qu’était une « personne », un être de communion avec Dieu et les autres. Devant tant d’amour et de liberté, de lumière et de vitalité créatrice, je pouvais donc avoir confiance dans la voie, la tradition dont il était porteur.
J’ai « flirté » ainsi, si je puis dire, intensément pendant plus de deux ans avec l’orthodoxie, me familiarisant avec ses rites, sa théologie, visitant régulièrement le monastère Saint-Jean-Baptiste, commençant à fréquenter les paroisses orthodoxes de Fribourg et de Chambésy. Je passais de la croyance héritée de mon enfance à la foi, c’est-à-dire à une relation vivante, personnelle, avec le Christ.
Assez vite, je manifestai le désir de devenir orthodoxe. Mais le père Sophrony freina mon élan, estimant que je devais « simplement » (!) m’efforcer de « passer mes journées sans péché » et que cela pouvait se faire n’importe où (à cet égard, je ne crois pas qu’il y ait moins prosélyte que l’Église orthodoxe). Il m’a donc fallu attendre plus de deux ans pour pouvoir faire le pas. Avec le recul, je pense que cette attitude de réserve, d’appel à la patience, était pleine de sagesse.
Ce temps de l’attente, véritable kénose, s’est donc révélé très profitable, fécond. Il m’a permis d’approfondir ma foi, d’aller au bout de certaines questions, d’affronter certains doutes, de faire ma catéchèse, de perdre d’emblée certaines illusions sur l’Église orthodoxe, de mettre à l’épreuve la profondeur de mon désir. Il m’a permis également de régler la question de mes origines catholiques.
Devant la fin de non-recevoir du père Sophrony, j’ai en effet essayé de renouer avec ma tradition d’origine. Malgré ces efforts, les personnes remarquables que j’ai rencontrées, la mayonnaise, comme on dit, n’a pas pris. J’étais déjà ailleurs, irrésistiblement attiré par la spiritualité chrétienne orientale où je respirais avec ampleur. Et puis, autant je me sentais en symbiose avec la théologie et l’ecclésiologie orthodoxes, autant je butais sur certains aspects du catholicisme romain, notamment l’institution du pape, la conception de l’Esprit saint, un certain juridisme ambiant…
En 1990, je vécus la Semaine Sainte au monastère Saint-Jean-Baptiste. Une véritable mort-résurrection avec le Christ qui rendit mon « passage » – au sens de Pâque – à l’orthodoxie aussi évident qu’inéluctable. Ce « passage » – j’en étais sûr maintenant – n’était ni une affaire de convenance, ni un choix esthétique purement subjectif, mais une nécessité intérieure. J’aurais envie de dire: une question de vie et de mort. Le père Sophrony le comprit et, quelques semaines plus tard, j’entrais dans la communion sacramentelle de l’Église orthodoxe au monastère. Afin de marquer cette Pâque personnelle, de manifester ce désir d’entrer dans une vie nouvelle, le père Sophrony me donna le prénom de Maxime, me plaçant sous le patronage de saint Maxime le Confesseur, disciple de saint Sophrone de Jérusalem.
On l’aura compris. Mon «passage» à l’orthodoxie n’est pas le résultat d’une réflexion intellectuelle ou d’une fascination plus ou moins exotique, mais le fruit d’un long cheminement spirituel. Il n’y a en lui ni rejet, ni reniement, ni trahison d’une autre confession. Vu mon long éloignement de l’Église catholique, il ne s’agissait ni d’un changement – encore moins d’une rupture –, mais d’une réintégration, ailleurs, dans le corps du Christ qui est l’unique Église. Je n’ai pas choisi une confession par opposition à une autre, après un savante comparaison de leurs vertus et degrés de vérité respectifs. Non, j’ai simplement suivi le chemin qui s’ouvrait et se déroulait sous mes pas, obéi à un attrait très fort, irrésistible même, pour une Lumière à l’éclat et à la pureté extraordinaires. En ce sens, ma conversion est essentiellement de l’ordre de l’accomplissement.
En fait, je ne me suis pas converti à l’orthodoxie, mais au Christ, qui est le chemin et la vérité. Il faut ici clairement distinguer entre être orthodoxe et vivre en orthodoxe, c’est-à-dire en chrétien. Autrement dit, on est orthodoxe par son «incorporation» sacramentelle et la foi que l’on confesse, mais on devient chrétien par sa vie, par l’acquisition de l’Esprit saint à travers l’assimilation et la mise en pratique de l’Evangile.
Entrer dans cette vision-là, c’est évidemment tout le contraire d’une affirmation confessionnelle autosatisfaite, exclusive, nationaliste, ethnique ou triomphaliste. Personnellement, je me sens chrétien avant d’être orthodoxe. Ou plutôt je ne conçois l’orthodoxie que comme synonyme de la vie chrétienne, évangélique, en plénitude. En ce sens, devenir orthodoxe, ce n’est pas seulement se couvrir d’un nouveau manteau tissé de rites et de formulations théologiques, c’est revêtir le Christ lui-même. Mais revêtir le Nouvel Adam, qu’est-ce sinon accepter de mourir au vieil Adam, changer de peau et de vie ?
J’ai dit que mon entrée dans la communion sacramentelle de l’Église orthodoxe était un accomplissement. En conclusion, j’aurais envie d’ajouter qu’elle est en réalité un commencement. Car la vraie conversion – la seule qui compte, au-delà de toute appartenance ecclésiale –, c’est la métanoïa dont parle Jésus au début de l’Évangile, le retournement de tout notre être, de notre cœur le plus profond, par lequel « notre pauvreté humaine se tourne vers la grâce de Dieu » (André Louf). Or, dans la mesure où je reste pécheur, cette révolution intérieure n’est jamais faite une fois pour toutes. Elle ne s’interrompt ni ne se termine jamais. Elle est un mouvement infini, un devenir qui n’en finit pas d’advenir. Elle est le chemin à la suite de Celui qui est le Chemin, qui chemine avec moi et en moi: le Christ qui fait toutes choses nouvelles.
Être orthodoxe, pour moi, c’est me dire chaque matin comme saint Antoine: « Aujourd’hui je commence ».
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