RAIMON PANIKKAR : PAIX ET DÉSARMEMENT CULTUREL

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RAIMON PANIKKAR

PAIX ET DÉSARMEMENT CULTUREL

SR CÉCILE RASTOIN

Traduit de l’italien par Jacqueline Rastoin. – Arles, Actes Sud, coll. « Spiritualité », 2008. – Esprit & Vie n°220 – février 2010, p. 45-51.

Nous avons vu précédemment [1] que la relation des chrétiens au peuple juif était primordiale, précédant tout dialogue avec les autres religions, et que celle avec les musulmans était certes d’un autre ordre de proximité mais néanmoins marquée par un même terreau de références, repris tout autrement. Nous voudrions ici élargir encore la perspective dans un double mouvement : en envisageant ce que signifie la rencontre interreligieuse en incluant toutes les expressions religieuses de la planète.
Le P. Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, piégé dans l’effroyable conflit algérien entre forces de l’ordre et islamistes, appelait les premiers ses « frères de la plaine » et les seconds ses « frères de la montagne » ; il renouvelait souvent cette magnifique prière : « Désarme-moi, désarme-les. » Dans un tout autre contexte, le P. Raimon Panikkar, riche de sa double culture catalane et indienne, appelle aujourd’hui au « désarmement culturel ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit de comprendre que la paix sociale, politique a intrinsèquement une dimension religieuse, et vice versa. C’est donc un enjeu planétaire. On peut dire, pour plagier encore une fois la phrase de Malraux, que le « xxie siècle sera celui du désarmement ou ne sera pas ».
Le désarmement culturel est le préalable à tout dialogue qui ne soit pas une violence pour convaincre l’autre. Toute culture doit se désarmer peu à peu, mais il faut bien admettre que la première à devoir le faire est la culture dominante, à savoir la culture technologique et commerciale occidentale. C’est la condition pour qu’elle puisse entrer dans une rencontre sur un pied d’égalité avec les autres cultures. Selon R. Panikkar, les Occidentaux ont pris l’habitude de considérer la raison comme une arme et la vérité comme un objet possédé à donner (voire imposer) aux autres. Sinon, nous transformons la vérité en idéologies, qui furent les grands fléaux du xxe siècle, suscitant des enfers sur terre, en comparaison desquels la peste noire du Moyen Âge semble dérisoire. « L’exactitude et la cohérence s’imposent à nous, mais pas la vérité. La vérité est relation et, toujours, une relation à double sens » (p. 76-77).
Pour être dans la vérité, nous avons donc besoin d’une relation avec les autres. Nous avons besoin de la contribution des autres cultures. Et nous devons voir en l’autre « non seulement un objet d’observation ou de connaissance mais aussi une source d’intelligibilité et un sujet indépendant de nos catégories. Il nous faut pour cela le dialogue ; mais celui-ci n’est possible, comme nous l’avons dit, que dans des conditions d’égalité. Et celles-ci ne peuvent être réalisées sans le désarmement culturel » (p. 78). Il ne s’agit donc plus d’un dialogue rationnel pour convaincre mais d’une rencontre personnelle concrète pour s’enrichir de la différence de l’autre.
Pour le dire autrement, même si une des conséquences d’une vraie rencontre doit être la paix avec l’autre, la paix n’est pas la première motivation de la rencontre. La première motivation est de se donner, à soi et à l’autre, la possibilité de devenir humain. Pour un chrétien, il n’y a pas moyen d’être fidèle à lui-même sans être comme le Christ serviteur de la rencontre, sans être, comme la Trinité, inséré dans des relations avec autrui. La première motivation de la rencontre interreligieuse, pour des chrétiens, est donc non pas d’être « gentils » avec les autres, mais bien de devenir Christ.
Les obstacles à la rencontre
Le premier obstacle à la rencontre, c’est la peur. Ce n’est pas un hasard si l’injonction « N’ayez pas peur » est un leitmotiv de la Bible, qu’elle a ouvert le pontificat de Jean-Paul II, comme celui de Benoît XVI. Avancer désarmé vers l’autre demande d’affronter la peur. Jacob l’a appris dans la nuit au gué du Yabboq. Terrassant la peur qu’il avait de son frère, il reçut la bénédiction divine. Dans chaque contexte géopolitique, la peur est bien là, unilatérale ou bilatérale, et elle engendre la violence. La peur des religions « étrangères » engendre les violences des groupes extrémistes hindous contre chrétiens et/ou musulmans en Inde. La peur des communistes a engendré la terreur et la torture systématiques dans les dictatures militaires d’Amérique latine, et vice versa [2]. Les peurs mimétiques du bloc occidental et du bloc communiste ont engendré une prolifération des armements que l’on peine à résorber, alors même que la peur de l’islamisme engendre une « contre-terreur » dont la guerre d’Irak ou Guantánamo demeurent les emblèmes.
La peur engendre la violence parce qu’elle la justifie. Celui qui a peur pour les siens peut tuer avec bonne conscience, entrant avec l’autre dans la spirale de la violence. […]
[1] Voir Esprit & Vie nos 217 et 218 (novembre et décembre 2009), p. 17-21 et p. 18-23.
[2] Voir W. Cavanaugh, Torture et Eucharistie, Genève, Ad Solem, 2009.

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