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SAINT AUGUSTIN – LETTRE CXXX. (sur la prière)
27 août, 2014http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm
SAINT AUGUSTIN - LETTRE CXXX. (AU COMMENCEMENT DE L’ANNÉE 412.)
(Vous trouverez la lettre suivante au lien, ce n’est pas tout, bien sûr, de continuer le chapitre par le nombre 269, en petits caractères sur la gauche)
Cette belle lettre forme comme un livre sur la prière; elle est adressée à une veuve romaine, d’un sang illustre, qui avait été femme de Probus, préfet du prétoire et consul; elle était aïeule de Démétrias à qui saint Jérôme écrivit une lettre célèbre sur la virginité, et belle-mère de Juliana qui eut Démétrias pour fille. Proba,surnommée Faltonie, s’était retirée en Afrique après le sac de Rome. Saint Jérôme s’exprime ainsi sur l’aïeule de la jeune vierge romaine : « Proba, ce nom plus illustre que toute dignité et que toute noblesse dans l’univers romain; à Proba qui, par sa sainteté et sa bonté envers tous, s’est rendue vénérable aux Barbares mêmes, et qui s’est peu inquiétée des consulats ordinaires de ses trois fils, Probinus, Olybrius et Probus; cette femme, pendant que tout est esclave à Rome au milieu de l’incendie et de la dévastation, vend, dit-on, en ce moment, les biens qu’elle tient de ses pères, et se fait, avec l’unique Mammone, des amis qui puissent la recevoir dans les tabernacles éternels. » Voilà ce qu’était la veuve à laquelle saint Augustin parle de la prière avec tant d’âme, de charme et d’élévation. Les gens du monde et surtout les riches de la terre qui ont le goût de la vie chrétienne ne peuvent rien lire de meilleur et de plus nourrissant que cet écrit de l’évêque d’Hippone.
AUGUSTIN, ÉVÊQUE , SERVITEUR DU CHRIST ET DES SERVITEURS DU CHRIST, A PROBA, PIEUSE SERVANTE DE DIEU, SALUT DANS LE SEIGNEUR DES SEIGNEURS.
1. Je me rappelle que vous m’avez demandé et que je vous ai promis de vous écrire quelque chose sur la prière: grâce à celui que nous prions, j’en ai le temps et le pouvoir; il faut donc que je vous paye ma dette et que je serve votre zèle pieux dans la charité du Christ. Je ne puis vous dire combien je me suis réjoui de votre demande même; elle m’a fait connaître quel soin vous prenez d’une si grande chose. Quelle plus grande affaire dans votre veuvage, que de persévérer dans la prière, la nuit et le jour, selon le conseil de l’Apôtre : « Celle qui est véritablement veuve et abandonnée, dit saint Paul, a mis son espérance dans le Seigneur et persévère dans la prière, la nuit et le jour. (1) » Ce qui peut paraître admirable, c’est que noble selon le siècle , riche, mère d’une si grande famille , veuve, mais sans être abandonnée, votre coeur ait fait de l’oraison son occupation principale et le plus important de ses soins; mais vous avez sagement compris que, dans ce monde et dans cette vie, il ne peut y avoir de repos pour aucune âme.
2. Celui qui vous a donné cette pensée, c’est assurément ce divin Maître qui répondit à ses disciples que ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu (2) ; le Seigneur leur fit cette admirable et miséricordieuse réponse , après qu’il leur eut dit qu’il était plus aisé à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ; car ces paroles les avaient attristés , non pour eux, mais pour le genre humain; ils n’espéraient pas que personne pût être sauvé. Celui donc à qui il est facile même de faire entrer un riche dans le royaume des cieux, vous a inspiré le pieux désir de me demander comment il faut prier. Durant sa vie mortelle, il a ouvert le royaume des cieux au riche Zachée (3) ; et, après sa résurrection et son ascension, il a fait de plusieurs riches, éclairés de l’Esprit Saint, des contempteurs de ce siècle, et les a
1. I Tim. V, 5. — 2. Matth. XIX, 24-26. — 3. Luc, XIX, 9.
d’autant plus enrichis, qu’ils ont plus entièrement éteint dans leurs coeurs la soif des biens humains. Comment vous appliqueriez -vous ainsi à prier Dieu, si vous n’espériez pas en lui ! et comment espéreriez-vous en lui si vous mettiez votre confiance dans des richesses incertaines, si vous méprisiez ce salutaire précepte de l’Apôtre : « Ordonne aux riches de ce monde de n’être point orgueilleux, de ne pas mettre leur confiance dans des richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous donne tout en abondance pour en jouir; afin qu’ils deviennent riches en bonnes oeuvres, qu’ils donnent et répandent aisément, et qu’en se préparant ainsi un trésor qui soit un bon fondement pour l’avenir, ils arrivent à la possession de la véritable vie (1) ? »
3. Quel que soit donc votre bonheur dans ce siècle, vous devez vous y croire comme abandonnée, si vous songez avec amour à la vie future ; de même, en effet, qu’elle est la véritable vie en comparaison de laquelle la vie présente, qu’on aime tant, ne mérite pas qu’on l’appelle une vie, quelque joie qu’on puisse y trouver; ainsi, la consolation véritable est celle que le Seigneur promet lorsqu’il dit par son prophète: «Je lui donnerai la vraie consolation, une paix au-dessus de toute paix (2) ; » et sans laquelle il y a dans tous les adoucissements humains plus de peine que de douceur. Les richesses et les hautes dignités, les grandeurs de ce genre par lesquelles se croient heureux les mortels qui n’ont jamais connu la vraie félicité, que peuvent-elles donner de bon, puisque mieux vaut ne pas en avoir besoin que d’y briller, et qu’on est bien plus tourmenté de la crainte de les perdre qu’on ne l’était du désir d’y parvenir? Ce n’est point par de tels biens que les hommes deviennent bons, mais ceux qui le sont devenus d’ailleurs changent en biens ces richesses périssables par le bon usage qu’ils en font. Là ne sont donc pas les vraies consolations, elles sont plutôt là où est la vraie vie ; car il est nécessaire que l’homme devienne heureux par ce qui le rend bon.
4. Mais, même dans cette vie, les hommes bons donnent de grandes consolations. Est-on pressé par la pauvreté ou sous le coup d’un deuil, en proie à la maladie ou condamné aux tristesses de l’exil, ou livré à tout autre malheur? Que les hommes bons soient là; ils ne
1. I Tim., VI, 17-19.
2. Isaïe, LVII, 18, 19, version des Septante.
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partagent pas seulement la joie de ceux qui se réjouissent, mais ils pleurent avec ceux qui pleurent (1), et, par leur manière de dire et de converser, adoucissent ce qui est dur, diminuent le poids de ce qui accable, et aident à surmonter l’adversité. Celui qui fait cela, en eux et par eux, est celui-là même qui les a rendus bons par son Esprit. Supposez, au contraire, qu’on nage dans l’opulence, qu’on n’ait rien perdu de ce qu’on aime, qu’on jouisse de la santé et qu’on demeure sain et sauf dans son pays, mais qu’on ne soit entouré que d’hommes méchants dont on doive toujours craindre et endurer la mauvaise foi, la tromperie, la fraude, la colère, la dérision, les piéges : toutes ces choses ne perdent-elles pas de leur prix et leur reste-t-il quelque charme, quelque douceur? C’est ainsi que, dans toutes les choses humaines, quelles qu’elles soient, il n’y a rien de doux pour l’homme sans un ami. Mais combien en trouve-t-on dont on soit sûr en cette vie pour le coeur et les moeurs ? car personne n’est connu d’un autre comme il l’est de lui-même; et encore personne ne se connaît assez pour être sûr de ce qu’il sera le lendemain. Aussi, quoique plusieurs se fassent connaître par leurs fruits, et que la bonne vie des uns soit une joie et la mauvaise vie des autres soit une affliction pour le prochain, cependant, à cause des secrets et des incertitudes des coeurs humains, l’Apôtre nous avertit avec raison de ne pas juger avant le temps et d’attendre que le Seigneur soit venu, qu’il mette en vive lumière ce qui est caché dans les ténèbres et qu’il découvre les pensées du coeur; alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due (2).
5. Dans les ténèbres de cette vie où nous cheminons comme des étrangers loin du Seigneur, appuyés sur la foi et non point illuminés par la claire vision (3), l’âme chrétienne doit donc se regarder comme abandonnée, de peur qu’elle ne cesse de prier; il faut qu’elle apprenne à attacher l’œil de la foi sur les saintes et divines Ecritures, comme sur une lampe posée en un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour brille et que l’étoile du matin se lève dans nos coeurs (4). Car cette lampe emprunte ses clartés à la Lumière qui luit dans les ténèbres, que les ténèbres n’ont pas comprise et qu’on ne peut parvenir à voir qu’en purifiant son coeur par la foi : « Heureux ceux qui ont
1. Rom, XII, 15. — 2. I Cor. IV, 5. — 3. II Cor. V, 8. — 4. II Pierre, I,19.
le coeur pur, » dit l’Evangile, « car ils verront Dieu (1). » — « Nous savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, car nous le verrons tel qu’il est (2). » Alors commencera la vraie vie après la mort, la vraie consolation après la désolation : cette vie délivrera notre âme de la mort, cette consolation sèchera pour jamais nos larmes (3) ; et comme il n’y aura plus de tentation, le Psalmiste ajoute que ses pieds seront préservés de toute chute (4). Or, s’il n’y a plus de tentation, il n’y aura plus besoin de prière; nous n’aurons plus à attendre un bien promis, mais à contempler le bien accordé. Voilà pourquoi il est dit : « Je plairai au Seigneur dans la région des vivants (5), » où nous serons alors, et non pas dans le désert des morts où maintenant nous sommes. « Car vous êtes des morts, dit l’Apôtre, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu; mais lorsque le Christ, votre vie, apparaîtra, alors vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (6). » Telle est la vraie vie qu’il est ordonné aux riches d’acquérir par les bonnes oeuvres; là est la vraie consolation, sans laquelle la veuve reste maintenant désolée, même celle qui a des fils et des neveux, qui gouverne pieusement sa maison et qui, amenant tous les siens à mettre en Dieu leur confiance, dit dans son oraison : « Mon âme a soif de vous, et combien ma chair aussi soupire vers vous dans cette terre déserte, sans chemin et sans eau (7) ! » Cette vie mourante n’est rien de plus, quelles que soient les consolations mortelles qui s’y mêlent; quel que soit le nombre de ceux avec qui l’on marche, quelle que soit l’abondance des biens qu’on y trouve. Car vous savez combien toutes ces choses sont incertaines; et ne le fussent-elles pas, on devrait encore les compter pour rien à côté de la félicité qui nous est promise.
6. Je vous parle ainsi parce que, veuve, riche et noble, mère d’une si grande famille, vous avez désiré une instruction de moi sur la prière; je voudrais que, même au milieu des soins et des services de ceux qui vous environnent, vous vous regardassiez comme abandonnée en cette vie, tant que vous ne serez pas arrivée à l’immortalité future où est la vraie et certaine consolation, où s’accomplit cette prophétique parole : « Nous avons été dès le matin rassasiés par votre miséricorde; et nous
1. Matth. V, 8. — 2. I Jean, III, 2. — 3. Ps. CXIV, 8. — 4. Ibid. V. 9. — 5. Ibid, 8, 9. — 6. Coloss. III, 3, 4. — 7. Ps. LXII, 2, 3.
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avons tressailli et nous avons été satisfaits dans tous nos jours. Nous avons eu des jours de joie à proportion de nos jours l’humiliation et des années où nous avons vu les maux (1). »
7. Avant donc que cette consolation arrive , n’oubliez pas, malgré l’abondance de vos félicités temporelles, n’oubliez pas que vous êtes abandonnée, pour que vous persévériez jour et nuit dans la prière. Ce n’est pas à toute veuve, quelle qu’elle soit, que l’Apôtre attribue ce don, « c’est à la veuve qui l’est véritablement, qui a mis son espérance dans le Seigneur et qui prie jour et nuit. » Prenez bien garde à ce qui suit : « Quant à celle qui vit dans les délices, elle est morte quoique vivante encore (2) ; » car l’homme vit dans ce qu’il aime, dans ce qu’il désire , dans ce qu’il croit être son bonheur. Aussi ce que l’Ecriture a dit des richesses, je vous le dis des délices : « Si elles abondent autour de vous, n’y placez pas votre coeur (3). » Ne tirez point vanité de ce que les délices ne manquent pas à votre vie, de ce qu’elles se présentent à vous de toutes parts, de ce qu’elles coulent pour vous comme d’une source abondante de terrestre félicité. Dédaignez et méprisez en voles ces choses, et n’y cherchez que ce qu’il faut pour entretenir la santé du corps ; car nous devons en prendre soin à cause des nécessités de la vie, en attendant que ce qu’il y a de mortel en nous soit revêtu d’immortalité (4), c’est-à-dire d’une santé vraie, parfaite et perpétuelle, ne pouvant plus défaillir par l’infirmité terrestre et n’ayant plus besoin d’être réparée par le plaisir corruptible, mais subsistant par une force céleste et tirant sa vigueur d’une éternelle incorruptibilité. « Ne cherchez pas à contenter la chair dans ses désirs, » dit l’Apôtre (5); nous ne devons avoir soin de notre corps, que pour le besoin de la santé. « Car personne, dit encore l’Apôtre, n’a jamais haï sa propre chair (6). » Voilà pourquoi il avertit Timothée , qui apparemment châtiait trop durement son corps, d’user d’un peu de vin à cause de son estomac et de ses fréquentes souffrances (7).
8. Beaucoup de saints et de saintes, se défiant, en toute manière, de ces délices dans lesquelles une veuve ne peut mettre son coeur, sans qu’elle soit morte quoique vivant encore,
1. Ps. LXXXIX, 14, 15. — 2. I Tim. V, 5, 6. — 3. Ps. LXI , 11. — 4. I Cor. XV, 54. — 5. Rom. XIII, 14. — 6. Ephés. V, 29. — 7. I Tim. V, 23.
rejetèrent les richesses comme étant les mères de ces délices, en les distribuant aux pauvres , et c’est ainsi qu’ils les cachèrent plus sûrement dans les trésors célestes. Si , liée par quelque devoir d’affection, vous ne pouvez en faire autant, vous savez le compte que vous avez à rendre à Dieu à cet égard ; car nul ne sait ce qui se passe dans l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui-même (1). Nous ne devons, quant à nous, rien juger avant le temps, jusqu’à ce que le Seigneur vienne; il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres , découvrira les pensées du coeur, et alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due (2). Toutefois il appartient à vos devoirs de veuve , si les délices abondent autour de vous, de ne pas vous y attacher, de peur qu’une corruption mortelle n’atteigne ce coeur qui ne peut vivre qu’en se tenant élevé vers le ciel. Comptez-vous au nombre de ceux dont il est dit: « Leurs coeurs vivront éternellement (3).»
9. Vous avez entendu comment vous devez être pour prier; voici maintenant ce que vous devez demander en priant; c’est principalement sur cela que vous avez cru devoir me consulter, parce que vous êtes en peine de ces paroles de l’Apôtre : « Car nous ne savons pas comment prier pour prier comme il faut (4), » et que vous avez craint qu’il ne vous soit plus nuisible de ne pas prier comme il faut que de ne pas prier du tout. Ceci peut se dire brièvement : demandez la vie heureuse. Tous les hommes veulent l’avoir; ceux qui vivent le plus mal, le plus vicieusement, ne vivraient pas de la sorte s’ils ne pensaient pas y trouver le bonheur. Que faut-il donc que vous demandiez, si ce n’est ce que désirent les méchants et les bons, mais ce que les bons seuls obtiennent?
10. Ici, vous demandez, peut-être, ce que c’est que la vie heureuse elle-même. Cette question a fatigué le génie et les loisirs de bien des philosophes ; ils ont pu d’autant moins découvrir la vie heureuse qu’ils out rendu moins d’hommages et d’actions de grâces à celui qui en est la source. C’est pourquoi voyez d’abord s’il faut adhérer au sentiment de ceux qui disent qu’on est heureux en vivant selon sa propre volonté. Mais à Dieu ne plaise que nous croyions cela vrai ! Si on voulait vivre dans l’iniquité, ne serait-on pas d’autant plus misérable
1. I Cor. II, 11. — 2. Ibid. IV, 5. — 3. Ps. XXI, 27. — 4. Rom. VIII, 26.
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qu’on accomplirait plus aisément les inspirations de sa mauvaise volonté ? C’est avec raison que ce sentiment a été repoussé par ceux-là même qui ont philosophé sans la connaissance de Dieu. Le plus éloquent d’entre eux a dit : « Il en est d’autres qui ne sont pas philosophes, mais qui aiment la dispute, et selon lesquels le bonheur consiste à vivre comme on veut. Cela est faux, car rien n’est plus misérable que de vouloir ce qui ne convient pas, et il n’est pas aussi misérable de ne pas atteindre à ce qu’on veut que de vouloir atteindre à ce qu’il ne faut pas (1). » Que vous en semble? Quel que soit l’homme qui ait prononcé ces paroles, n’est-ce pas la vérité elle-même qui les a dictées? Nous pensons donc dire ici ce que dit l’Apôtre d’un certain prophète crétois (2) dont une sentence lui avait plu : « Ce témoignage est véritable (3). »
11. Celui-là est heureux qui a tout ce qu’il veut et ne veut que ce qui convient. S’il en est ainsi, voyez ce qu’il convient aux hommes de vouloir. L’un veut se marier, l’autre, devenu veuf, choisit une vie de continence, un autre veut garder la continence et ne se marie même pas. Si, parmi ces conditions diverses, il en est de plus parfaites les unes que les autres, nous te pouvons pas dire cependant qu’il y ait dans aucune d’elles quelque chose qu’il ne soit pas convenable de vouloir. Il est également dans l’ordre de souhaiter d’avoir des enfants qui sont le fruit du mariage, et de souhaiter vie et santé aux enfants qu’on a reçus : ces derniers veaux restent souvent au coeur même de ceux qui passent leur veuvage dans la continence, car si, rejetant le mariage, ils ne désirent plus avoir d’enfants, ils désirent pourtant conserver sains et saufs ceux qu’ils ont. La vie virginale est affranchie de tous ces soins. Tous ont cependant des personnes qui leur sont chères et auxquelles il leur est permis de souhaiter la santé. Mais, après que les hommes l’auront obtenue pour eux et pour ceux qu’ils aiment, pourrons-nous dire qu’ils sont heureux? Ils auront, en effet, quelque chose qu’il n’est pas défendu de -vouloir; mais s’ils n’ont pas d’autres biens plus grands et meilleurs, d’une utilité plus vraie et d’une plus vraie beauté , ils restent encore bien éloignés de la vie heureuse.
1. Cicéron. Hortensius.
2. Celui dont les Crétois parlaient comme d’un prophète, au dite de saint Paul, c’est le poète grec Epiménides. —3. I Tite,1, 13.
12. Voulons-nous qu’ils souhaitent, par-dessus la santé , des honneurs et du pouvoir pour eux et pour ceux qu’ils aiment? Ils peuvent désirer ces dignités, pourvu que ce ne soit pas pour elles-mêmes, ruais pour le bien qu’elles aident à accomplir et pour l’avantage de ceux qui vivent sous leur dépendance; litais si c’est pour l’amour d’un vain faste et d’une pompe inutile ou même dangereuse, ils font mal. Peuvent-ils vouloir pour eux, pour leurs proches ou leurs amis, de quoi suffire aux besoins de la vie? « C’est une grande richesse, dit l’Apôtre, que la piété avec ce qui suffit ; car nous n’avons rien apporté en ce monde et nous n’en pouvons rien emporter : ayant notre nourriture et notre vêtement, contentons-nous en. Parce que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, les pièges, les désirs insensés et dangereux qui précipitent les hommes dans la mort et la perdition. Car la passion des richesses est la racine de tous les maux; quelques-uns, en étant possédés, se sont écartés de la foi et se sont jetés en beaucoup de douleurs (1). » Celui qui veut donc le nécessaire, et rien de plus , n’est pas répréhensible; il le serait en voulant davantage, puisqu’alors ce ne serait plus le nécessaire qu’il voudrait. C’est ce que demandait et c’est pour cela que priait celui qui adressait à Dieu ces paroles: « Ne me donnez ni les richesses ni la pauvreté ; accordez-moi seulement ce qui m’est nécessaire pour vivre , de peur que, rassasié, je ne tombe dans le mensonge et je ne dise : Qui me voit? ou de peur que, pauvre, je ne vole, et que je n’outrage, par un parjure, le nom de mon Dieu (2). » Vous voyez assurément que ce n’est pas pour lui-même qu’on recherche le nécessaire , mais pour la conservation de la santé et ce convenable entretien de la personne de l’homme, sans quoi on ne pourrait pas paraître décemment au milieu de ceux avec qui des devoirs mutuels nous obligent à vivre.
13. Dans toutes ces choses on ne désire pour elles-mêmes que la santé et l’amitié; c’est pour elles qu’on cherche le nécessaire, quand on le cherche convenablement. La santé comprend à la fois la vie, le bon état et l’intégrité du corps et de l’esprit. Nous ne devons pas non plus réduire l’amitié à d’étroites limites; elle embrassé tous ceux à qui sont dus l’attachement et l’affection, quoiqu’on ait plus de penchant
1. Tim. VI, 6-10. — 2. Prov. XXX, 8, 9.
BENOÎT XVI : SAINTE AUGUSTIN (1) – 28 AOÛT
27 août, 2014BENOÎT XVI
AUDIENCE GÉNÉRALE
Mercredi 9 janvier 2008
SAINTE AUGUSTIN (1) – 28 AOÛT
Chers frères et sœurs,
Après les grandes festivités de Noël, je voudrais revenir aux méditations sur les Pères de l’Eglise et parler aujourd’hui du plus grand Père de l’Eglise latine, saint Augustin: homme de passion et de foi, d’une très grande intelligence et d’une sollicitude pastorale inlassable, ce grand saint et docteur de l’Eglise est souvent connu, tout au moins de réputation, par ceux qui ignorent le christianisme ou qui ne le connaissent pas bien, car il a laissé une empreinte très profonde dans la vie culturelle de l’Occident et du monde entier. En raison de son importance particulière, saint Augustin a eu une influence considérable et l’on pourrait affirmer, d’une part, que toutes les routes de la littérature chrétienne latine mènent à Hippone (aujourd’hui Annaba, sur la côte algérienne), le lieu où il était Evêque et, de l’autre, que de cette ville de l’Afrique romaine, dont Augustin fut l’Evêque de 395 jusqu’à sa mort en 430, partent de nombreuses autres routes du christianisme successif et de la culture occidentale elle-même.
Rarement une civilisation ne rencontra un aussi grand esprit, qui sache en accueillir les valeurs et en exalter la richesse intrinsèque, en inventant des idées et des formes dont la postérité se nourrirait, comme le souligna également Paul VI: « On peut dire que toute la pensée de l’Antiquité conflue dans son œuvre et que de celle-ci dérivent des courants de pensée qui parcourent toute la tradition doctrinale des siècles suivants » (AAS, 62, 1970, p. 426). Augustin est également le Père de l’Eglise qui a laissé le plus grand nombre d’œuvres. Son biographe Possidius dit qu’il semblait impossible qu’un homme puisse écrire autant de choses dans sa vie. Nous parlerons de ces diverses œuvres lors d’une prochaine rencontre. Aujourd’hui, nous réserverons notre attention à sa vie, que l’on reconstruit bien à partir de ses écrits, et en particulier des Confessiones, son extraordinaire autobiographie spirituelle, écrite en louange à Dieu, qui est son œuvre la plus célèbre. Et à juste titre, car ce sont précisément les Confessiones d’Augustin, avec leur attention à la vie intérieure et à la psychologie, qui constituent un modèle unique dans la littérature occidentale, et pas seulement occidentale, même non religieuse, jusqu’à la modernité. Cette attention à la vie spirituelle, au mystère du « moi », au mystère de Dieu qui se cache derrière le « moi », est une chose extraordinaire sans précédent et restera pour toujours, pour ainsi dire, un « sommet » spirituel.
Mais pour en venir à sa vie, Augustin naquit à Taghaste – dans la province de Numidie de l’Afrique romaine – le 13 novembre 354, de Patrice, un païen qui devint ensuite catéchumène, et de Monique, fervente chrétienne. Cette femme passionnée, vénérée comme une sainte, exerça sur son fils une très grande influence et l’éduqua dans la foi chrétienne. Augustin avait également reçu le sel, comme signe de l’accueil dans le catéchuménat. Et il est resté fasciné pour toujours par la figure de Jésus Christ; il dit même avoir toujours aimé Jésus, mais s’être éloigné toujours plus de la foi ecclésiale, de la pratique ecclésiale, comme cela arrive pour de nombreux jeunes aujourd’hui aussi.
Augustin avait aussi un frère, Navigius, et une sœur, dont nous ignorons le nom et qui, devenue veuve, fut ensuite à la tête d’un monastère féminin. Le jeune garçon, d’une très vive intelligence, reçut une bonne éducation, même s’il ne fut pas un étudiant exemplaire. Il étudia cependant bien la grammaire, tout d’abord dans sa ville natale, puis à Madaure et, à partir de 370, la rhétorique à Carthage, capitale de l’Afrique romaine: maîtrisant parfaitement la langue latine, il n’arriva cependant pas à la même maîtrise du grec et n’apprit pas le punique, parlé par ses compatriotes. Ce fut précisément à Carthage qu’Augustin lut pour la première fois l’Hortensius, une œuvre de Cicéron qui fut ensuite perdue et qui marqua le début de son chemin vers la conversion. En effet, le texte cicéronien éveilla en lui l’amour pour la sagesse, comme il l’écrira, devenu Evêque, dans les Confessiones: « Ce livre changea véritablement ma façon de voir », si bien qu’ »à l’improviste toute espérance vaine perdit de sa valeur et que je désirai avec une incroyable ardeur du cœur l’immortalité de la sagesse » (III, 4, 7).
Mais comme il était convaincu que sans Jésus on ne peut pas dire avoir effectivement trouvé la vérité, et comme dans ce livre passionné ce nom lui manquait, immédiatement après l’avoir lu, il commença à lire l’Ecriture, la Bible. Mais il en fut déçu. Non seulement parce que le style latin de la traduction de l’Ecriture Sainte était insuffisant, mais également parce que le contenu lui-même ne lui parut pas satisfaisant. Dans les récits de l’Ecriture sur les guerres et les autres événements humains, il ne trouva pas l’élévation de la philosophie, la splendeur de la recherche de la vérité qui lui est propre. Toutefois, il ne voulait pas vivre sans Dieu et il cherchait ainsi une religion correspondant à son désir de vérité et également à son désir de se rapprocher de Jésus. Il tomba ainsi dans les filets des manichéens, qui se présentaient comme des chrétiens et promettaient une religion totalement rationnelle. Ils affirmaient que le monde est divisé en deux principes: le bien et le mal. Et ainsi s’expliquerait toute la complexité de l’histoire humaine. La morale dualiste plaisait aussi à saint Augustin, car elle comportait une morale très élevée pour les élus: et pour celui qui y adhérait, comme lui, il était possible de vivre une vie beaucoup plus adaptée à la situation de l’époque, en particulier pour un homme jeune. Il devint donc manichéen, convaincu à ce moment-là d’avoir trouvé la synthèse entre rationalité, recherche de la vérité et amour de Jésus Christ. Il en tira également un avantage concret pour sa vie: l’adhésion aux manichéens ouvrait en effet des perspectives faciles de carrière. Adhérer à cette religion qui comptait tant de personnalités influentes lui permettait également de poursuivre une relation tissée avec une femme et d’aller de l’avant dans sa carrière. Il eut un fils de cette femme, Adéodat, qui lui était très cher, très intelligent, et qui sera ensuite très présent lors de sa préparation au baptême près du lac de Côme, participant à ces « Dialogues » que saint Augustin nous a légués. Malheureusement, l’enfant mourut prématurément. Professeur de grammaire vers l’âge de vingt ans dans sa ville natale, il revint bien vite à Carthage, où il devint un maître de rhétorique brillant et célèbre. Avec le temps, toutefois, Augustin commença à s’éloigner de la foi des manichéens, qui le déçurent précisément du point de vue intellectuel car ils étaient incapables de résoudre ses doutes, et il se transféra à Rome, puis à Milan, où résidait alors la cour impériale et où il avait obtenu un poste de prestige grâce à l’intervention et aux recommandations du préfet de Rome, le païen Simmaque, hostile à l’Evêque de Milan saint Ambroise.
A Milan, Augustin prit l’habitude d’écouter – tout d’abord dans le but d’enrichir son bagage rhétorique – les très belles prédications de l’Evêque Ambroise, qui avait été le représentant de l’empereur pour l’Italie du Nord, et le rhéteur africain fut fasciné par la parole du grand prélat milanais et pas seulement par sa rhétorique; c’est surtout son contenu qui toucha toujours plus son cœur. Le grand problème de l’Ancien Testament, du manque de beauté rhétorique, d’élévation philosophique se résolvait, dans les prédications de saint Ambroise, grâce à l’interprétation typologique de l’Ancien Testament: Augustin comprit que tout l’Ancien Testament est un chemin vers Jésus Christ. Il trouva ainsi la clef pour comprendre la beauté, la profondeur également philosophique de l’Ancien Testament et il comprit toute l’unité du mystère du Christ dans l’histoire et également la synthèse entre philosophie, rationalité et foi dans le Logos, dans le Christ Verbe éternel qui s’est fait chair.
Augustin se rendit rapidement compte que la lecture allégorique des Ecritures et la philosophie néoplatonicienne pratiquées par l’Evêque de Milan lui permettaient de résoudre les difficultés intellectuelles qui, lorsqu’il était plus jeune, lors de sa première approche des textes bibliques, lui avaient paru insurmontables.
A la lecture des écrits des philosophes, Augustin fit ainsi suivre à nouveau celle de l’Ecriture et surtout des lettres pauliniennes. Sa conversion au christianisme, le 15 août 386, se situa donc au sommet d’un itinéraire intérieur long et tourmenté dont nous parlerons dans une autre catéchèse, et l’Africain s’installa à la campagne au nord de Milan, près du lac de Côme – avec sa mère Monique, son fils Adéodat et un petit groupe d’amis – pour se préparer au baptême. Ainsi, à trente-deux ans, Augustin fut baptisé par Ambroise, le 24 avril 387, au cours de la veillée pascale, dans la cathédrale de Milan.
Après son baptême, Augustin décida de revenir en Afrique avec ses amis, avec l’idée de pratiquer une vie commune, de type monastique, au service de Dieu. Mais à Ostie, dans l’attente du départ, sa mère tomba brusquement malade et mourut un peu plus tard, déchirant le cœur de son fils. Finalement de retour dans sa patrie, le converti s’établit à Hippone pour y fonder précisément un monastère. Dans cette ville de la côte africaine, malgré la présence d’hérésies, il fut ordonné prêtre en 391 et commença avec plusieurs compagnons la vie monastique à laquelle il pensait depuis longtemps, partageant son temps entre la prière, l’étude et la prédication. Il voulait uniquement être au service de la vérité, il ne se sentait pas appelé à la vie pastorale, mais il comprit ensuite que l’appel de Dieu était celui d’être un pasteur parmi les autres, en offrant ainsi le don de la vérité aux autres. C’est à Hippone, quatre ans plus tard, en 395, qu’il fut consacré Evêque. Continuant à approfondir l’étude des Ecritures et des textes de la tradition chrétienne, Augustin fut un Evêque exemplaire dans son engagement pastoral inlassable: il prêchait plusieurs fois par semaine à ses fidèles, il assistait les pauvres et les orphelins, il soignait la formation du clergé et l’organisation de monastères féminins et masculins. En peu de mots, ce rhéteur de l’antiquité s’affirma comme l’un des représentants les plus importants du christianisme de cette époque: très actif dans le gouvernement de son diocèse – avec également d’importantes conséquences au niveau civil – pendant ses plus de trente-cinq années d’épiscopat, l’Evêque d’Hippone exerça en effet une grande influence dans la conduite de l’Eglise catholique de l’Afrique romaine et de manière plus générale sur le christianisme de son temps, faisant face à des tendances religieuses et des hérésies tenaces et sources de division telles que le manichéisme, le donatisme et le pélagianisme, qui mettaient en danger la foi chrétienne dans le Dieu unique et riche en miséricorde.
Et c’est à Dieu qu’Augustin se confia chaque jour, jusqu’à la fin de sa vie: frappé par la fièvre, alors que depuis presque trois mois sa ville d’Hippone était assiégée par les envahisseurs vandales, l’Evêque – raconte son ami Possidius dans la Vita Augustini – demanda que l’on transcrive en gros caractères les psaumes pénitentiels « et il fit afficher les feuilles sur le mur, de sorte que se trouvant au lit pendant sa maladie il pouvait les voir et les lire, et il pleurait sans cesse à chaudes larmes » (31, 2). C’est ainsi que s’écoulèrent les derniers jours de la vie d’Augustin, qui mourut le 28 août 430, alors qu’il n’avait pas encore 76 ans. Nous consacrerons les prochaines rencontres à ses œuvres, à son message et à son parcours intérieur.