Archive pour le 31 juillet, 2014
LA THÉOLOGIE ORTHODOXE OU « LA FLAMME DES CHOSES » – Paul Evdokimov
31 juillet, 2014http://www.spiritualite-orthodoxe.net/paul_evdokimov_orthodoxie.html
LA THÉOLOGIE ORTHODOXE OU « LA FLAMME DES CHOSES »
« Dieu c’est fait homme, pour que l’homme puisse devenir dieu »
Article inspiré des cours de Père Razvan Ionescu
Un explication plus approfondie du mot Théologie
Reprise de l’intervention video Première partie – 1
D’après Orthodoxie (L’), Paul Evdokimov, Desclée de Brouwer, 1992; Pages 47-56.
La vision de Paul Evdokimov sur la théologie patristique: les commentaires de Père Razvan Ionescu sont en italique
Une théologie du mystère qu’on ne connaît que par révélation et participation – la metanoïa
L’Orient distingue d’une part » l’intelligence » orientée vers la coïncidence des opposés et débouchant sur » l’unité et l’identité par la grâce 1, et d’autre part la » raison », pensée discursive fondée sur le principe logique de contradiction et d’identité formelle et tournée vers le multiple, donc « déifuge ». Or, « l’intelligence réside dans le coeur, la pensée dans le cerveau 2 . Ce qui explique pourquoi la foi orthodoxe ne se définit jamais en termes d’adhésion intellectuelle, mais relève de l’évidence vécue, d’une « sensation du transcendant »: « Seigneur, la femme qui était tombée dans un grand nombre de péchés, ayant ressenti ta dignité… » 3. Il faut souligner l’aspect existentiel de la foi où s’opère la coïncidence foncière de l’amour et de la connaissance, inséparablement un dans le coeur-esprit,
- Il n’y a donc pas de division dans la personne humaine qui connait théologiquement.
ce qui dépasse l’intellectualisme et le sentimentalisme et correspond au terme évangélique très fort de metanoïa, revirement de toute l’économie de l’être humain.
- metanoïa de meta-noûs, c’est l’intelligence non pas dans le sens de ratio mais une intelligence plus profonde de l’homme dans sa complexité. C’est un renouveau de l’intelligence, c’est à dire un mouvement qui fait que la personne humaine voit les choses autrement à travers la grâce de Dieu.
La théologie comporte un élément doctrinal, la didascalie objective de l’Eglise, sa catéchèse, mais plus profondément dans sa sève même elle écoute ses saints, s’alimente à leur expérience pneumatophore du Verbe. Ainsi, comme le montre le titre d’un des écrits de Denys le pseudo Aréopagite : De la théologie mystique, celle-ci est théologie du mystère qu’on ne connaît que par révélation et participation. Elle saisit les paroles de Dieu à l’intérieur des « phanies », manifestations de Dieu. La transcendance divine nous apprend qu’on ne peut jamais aller vers Dieu qu’en partant de lui, qu’en se trouvant déjà en lui.
[Oeuvre complète de Saint Denys l'areopagite, Mgr Darboy, Maison de la Bonne presse, 1845 - Théologie Mystique à partir de la page 463 pdf, ou 286 livre., téléchargeable ici]
Par rapport aux orientations développées en Occident, qui développent une théologie de discours et surtout une explication rationnelle des choses, l’Orient est plus enclin à une théologie du mystère. C’est à dire que l’on touche le mystère à travers la théologie. Ceci ne veut pas dire pour autant que l’on épuise le mystère à travers notre discours mais justement la théologie a comme fonction de nous mettre devant le mystère de Dieu. Elle nous invite à le goûter et en le goûtant on se rend compte que c’est une profondeur sans fin.
Les développements théoriques, chez les Pères passent souvent et sans aucune interruption aux textes de prières et de dialogue avec Dieu.
- Paul Evdokimov met l’accent sur cette relation étroite entre ce que l’on écrit sur Dieu et notre prière.
Mystagogie ou initiation
Saint Isaac Saint Isaac le Syrien voit dans ces instants: « la flamme des choses ». C’est peut-être la meilleure définition de la théologie. Art, beaucoup plus que science systématique, elle découvre la vérité cachée des choses célestes et terrestres et initie à la participation-communion au monde éonique de Dieu.
- Le mot initie, initiation, est important car en théologie on parle d’une pédagogie mais aussi d’une mystagogie, c’est à dire une initiation, on se souvient des paroles du seigneur quand Il dit: » Allez, faites des gens de toutes les nations des disciples, baptisez-les pour le nom du Père, du Fils et de l’Esprit saint; et apprenez-leur à garder tout ce que je vous ai commandé. Quant à moi, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin des temps. » Matthieu 28:19-20 » 4 donc quand Il dit « apprenez », cette pédagogie vient tout de suite après « baptisez », qui veut dire « initiez », ouvrez la porte du Royaume à travers la grâce de Dieu, la descente de l’Esprit Saint; à travers cette pentecôte personnelle. La pédagogie vient donc à la suite de la mystagogie, ce qui ne veut pas dire que dans l’Eglise seul le baptême est mystagogique, car toute expérience de l’Eglise nous parle d’une mystagogie mais l’expérience de l’Eglise nous parle aussi d’une pédagogie, on ne peut donc pas les séparer. La mystagogie est donc une initiation au mystère, une découverte du mystère.
Théognosie – Theo: Dieu; gnosis: connaissance – catéchèse – Vous voyez l’équilibre qui existe toujours dans les affirmations théologiques, on parle d’une initiation mais aussi d’un enseignement.
« voie expérimentale de l’union avec Dieu » Ce sont des mots extraordinaires car en fait si on parle de la théologie, en se référant à Theo et Logos, le Logos se rapporte soit à la parole, soit à la logique, un développement rationnel. Mais en même temps à l’école des Pères de l’Eglise c’est dans son aspiration ultime « voie expérimentale de l’union avec Dieu. »
Pour les Pères la théologie est avant tout la contemplation de la Trinité.
- Evdokimov fait une synthèse des Pères de l’Eglise. Par conséquent ce que nous faisons ici c’est une synthèse de synthèses.-
C’est cette connaissance par inhabitation du Verbe qui est la théologie mystique.
- Le saint Esprit vient et fait sa demeure en nous, si Dieu fait sa demeure en quelqu’un Il s’unit avec cette personne. Il ne peut pas vivre dans la chambre du coeur de quelqu’un sans être en communion avec cet être humain. C’est pourquoi quand on invite le Seigneur, on l’invite à venir en nous, à exprimer Sa présence et à s’unir avec nous.
Il s’agit bien de la « parousie » divine dans l’âme
- Paul Evdokimov utilise d’autres termes théologiques pour apporter une nouvelle lumière à la signification.
qui ne peut être saisie que par les yeux de la foi, « les yeux de la Colombe ». Il s’agit non de connaître quelque chose sur Dieu, mais d’ »avoir Dieu en soi ».
- Alors que les démarches théologiques essaient de construire un discours mais sans pouvoir véritablement construire quelque chose à partir de l’expérience concrète, les Pères se contentent d’exprimer leur expérience concrète personnelle par leur théologie. Toutefois ce n’est pas leur expérience particulière à eux, que personne ne peut interpréter, mais c’est une expérience personnelle qui entre dans l’expérience générale de l’Eglise.
La théologie devient la description en termes théologiques de la présence illuminante du Verbe. Ce n’est point une spéculation sur les textes mystiques rnais la voie mystique elle-même, génératrice d’unité. Elle postule le retour à la nudité de l’esprit, son dépouillement jusqu’à son état pré-conceptuel de pure réceptivité adamique:
- Cette expérience de Dieu, nous invite à découvrir un état de l’âme qu’on peut évoquer en pensant d’abord à Adam qui est appelé à goûter le Royaume de Dieu et Dieu Lui-même. Le centre même de notre culte se trouve dans la Cène eucharistique. Nous nous rassemblons pour goûter quelque chose ensemble, signe de communion. Dans le centre du culte chrétien, se trouve donc cette démarche de partager avec les autres notre nourriture qui n’est pas une nourriture de ce monde. Même si les choses matérielles qui contribuent à cette nourriture viennent de ce monde, à travers la bénédiction portée par liturgie la nourriture de ce monde devient également une nourriture qui n’est pas de ce monde, c’est à dire le Corps et le Sang du Seigneur que nous goûtons ensemble.
Le charisme d’oraison, prier sans cesse
« La contemplation était le privilège d’Adam au paradis » et donc nécessite avant tout un « charisme de l’oraison »
- C’est à dire la prière « . On imagine donc bien Adam vivre une vie qui était une contemplation de Dieu et nourrissait son être. Quand on parle de charisme d’oraison ça veut dire que la prière telle que nous l’apprenons aujourd’hui est une redécouverte d’une état qui fut paradisiaque: Adam priait. Quand on a demandé au Seigneur comment prier? Il a répondu: « Priez sans cesse « , ce qui signifie que la prière peut être une prière qui ne cesse pas. Ceci veut dire que l’être humain a une capacité de prière qui exprime quelque chose de sa nature. Il est capable par sa nature d’entretenir une relation avec Dieu à travers sa prière. La prière est comme une respiration de l’âme, c’est à dire que de la même façon que le corps respire et que sans respiration il ne vit plus, l’âme respire (Sans pour autant entrer dans un dualisme âme-corps). La prière fait partie du bon « fonctionnement » de l’être humain, il en a besoin mais c’est un charisme en même temps.
La théologie ainsi s’érige en ministère charismatique, car « personne ne peut connaître Dieu si ce n’est Dieu lui-même qui l’enseigne » et « il n’y a pas d’autre moyen de connaître Dieu que de vivre en lui… « ;- Sans la grâce de Dieu on n’est pas capable de Prier. Quand nous voulons prier véritablement il nous faut cette aide. Dieu nous donne son aide à condition que nous le cherchions parce qu’Il respecte complètement notre liberté. La grâce de Dieu est garante de la liberté humaine, c’est le péché qui empêche la liberté humaine. Savoir prier nécessite également un enseignement de la part de Dieu.
« parler de Dieu est une grande chose » ironise saint Grégoire le Théologien et justifie son titre en déclarant : « mais il est encore mieux de se purifier pour Dieu ».
- Nous avons donc vu que certains Pères nous parlent de la connaissance de Dieu, nous parlent de la théologie en tant que connaissance de Dieu. J’ai souligné que la théologie est « voie expérimentale de l’union avec Dieu ». Théologie veut donc dire connaissance de Dieu et pour connaître Dieu nous ne pouvons pas rester comme nous sommes à l’heure actuelle, il faut changer quelque chose en nous. Car même si nous arrivons dans ce monde avec un certain état de pureté, notre nature corrompue à travers notre personne fait que nous sommes enclins malheureusement au péché. La vie spirituelle est la guérison totale, absolue et ultime de notre nature humaine. Dans l’office pour les défunts on dit que Dieu a tellement aimé l’être humain, qu’Il ne l’a pas laissé comme ça, c’est la raison pour laquelle la mort est justement la délivrance. S’il n’y avait pas de mort, cette nature à l’origine de l’être humain donnerait une vie corrompue éternelle. Dieu donne une fin à l’être humain par Amour 5.
La divinisation de l’homme par la grâce
C’est un dialogue entre l’esprit de l’homme et l’Esprit de Dieu mais un dialogue générateur d’unité « déifiante »: « Dieu ne s’unit qu’à des dieux », dit saint Symeon?
- C’est vraiment une synthèse avec des mots forts, des mots clés des Pères de l’Eglise. Autrement dit, en reprenant la définition la plus noble de la vie théologique ou de la vie de l’Eglise: « Dieu c’est fait homme, pour que l’homme puisse devenir dieu ». Notre destin n’est pas uniquement l’accomplissement de la personne humaine mais son accomplissement en tant que dieu par la grâce de Dieu. Il n’y a pas de changement de nature en nous mais si on vit la Vie que Dieu vit, on se transforme petit à petit en des dieux.
Pour saint Macaire, un théologien est un enseigné de Dieu et c’est l’Esprit, selon saint Syméon, qui d’un érudit fait un théologien, car il s’agit non de s’instruire intellectuellement sur Dieu, mais de se remplir de Dieu : « Afin que l’ayant reçu en nous, nous devenions ce qu’il est ».
- c’est pour cela que les êtres qui commencent à chercher Dieu dans leur vie deviennent de plus en plus ressemblant à Dieu. Une vie améliorée en Christ est une vie qui fait que quelqu’un est plus ressemblant à Dieu.
La libération des passions, les théologiens chrétiens orthodoxes
Pour saint Basile « la vraie théologie libère des passions »
-Si l’homme se libère petit à petit des mauvaises passions, c’est à dire les comportements qui ne laissent pas se manifester pleinement en nous l’image de Dieu. En s’en libérant on est dans l’acquisition petit à petits des « propriétés » qui expriment ce que Dieu est.
« Une théologie sans action 6 est la théologie des démons » note saint Maxime. C’est au dynamisme de la foi que répond « le don spirituel de l’Esprit qui révèle le sens de la théologie »….
L’Orthodoxie s’est avérée très sobre pour délivrer le titre de « théologien » par excellence. Seules trois personnes le possèdent comme attribut de leur sainteté: saint Jean le Théologien, le plus mystique des quatre évangélistes, saint Grégoire le Théologien, « chantre de la sainte trinité » et saint Symeon le Nouveau Théologien, auteur des hymnes qui exaltent l’union.
- Si l’Eglise est prudente dans l’attribution de ce titre, ce n’est pas qu’elle ne veut pas le donner mais ces personnes étaient caractérisées par leur profondeur théologique: elles ont su la vivre et l’exprimer à la fois. La théologie ce ne se limite pas à la contemplation, car il y a des êtres humains qui contemplent Dieu sans pouvoir exprimer cette contemplation et d’après ce qu’ils disent sans l’aide de Dieu il n’est pas possible de l’exprimer à travers un discours. En effet, notre discours ne peut pas « tenir en sa main » l’ineffable. Il faut que Dieu nous aide pour pouvoir exprimer des choses qui dépassent notre intelligence.
La contemplation ou theoria
La théologie comporte l’élément de contemplation. Ce discours peut paraître très théorique mais la pratique mène à la contemplation, car notre pratique c’est de contempler Dieu, et la contemplation vient de « theoria ». Donc la theoria pour les Pères n’est pas une attitude passive devant Dieu où l’on n’aurait plus envie de bouger puisque ce serait Dieu qui s’occuperait de nous. En référence aux écrits de Père Dumitru staniloae, il est vrai que Dieu prend l’initiative et comble l’être humain de telle façon que l’être humain se trouve parfois dans « l’étonnement », dans les phases les plus élevées du mystère de Dieu, mais même dans cet état la contemplation « theoria » est très pratique. C’est une étape très active dans la vie de quelqu’un parce qu’il est pleinement là dedans. Alors qu’en science la théorie est relative a un schéma abstrait de faits que l’on interprète, dans l’Eglise la « theoria » veut dire contemplation. Toute contemplation de la vérité dans l’Eglise, à travers la parole, à travers les sens ou tout ce que l’on est, est une theoria.
Le cataphatisme et l’apophatisme, la conscience des limites, et Dieu sujet non pas objet.
On a l’impression en lisant des écrits de théologie que les mots sont compliqués, par exemple cataphatisme et apophatisme. La théologie apophatique 7 est la théologie négative, celle cataphatique est positive. revenons à Paul evdokimov:
La méthode cataphatique procède par affirmation, mais en définissant Dieu, en lui donnant des noms, elle limite et rend son propre enseignement incomplet,
- C’est à dire que si on prend un livre par exemple, on arrive à décrire de quoi il s’agit par ses caractéristiques: sa taille, couleur, etc. Mais essayons de faire la même chose avec Dieu. Qui a vu Dieu? D’une certaine façon personne n’a vu Dieu. Cependant à travers notre expérience on peut avoir été touché par cette présence de Dieu, donc on parle d’une certaine façon d’une vision de Dieu, en gardant bien sûr les proportions. C’est pourquoi quand on essaie d’exprimer notre expérience on se rend compte que nos paroles sont très pauvres, on n’arrive pas à dire qui est Dieu. Si l’on se met à ajouter des attributs, des qualificatifs selon ce que l’on peut comprendre, on se rend compte que l’on commence à fabriquer une idole puisqu’en fait ça ne correspond pas à Dieu, car Il dépasse tout ce que l’on peut dire sur Lui. Ce genre de réflexion existe depuis le commencement du christianisme.
Il faut donc le compléter par la méthode apophatique qui procède par des négations ou oppositons à tout ce qui est de ce monde. Donc la théologie positive n’est point dévaluée mais précisée exactement dans sa dimension propre et ses limites.
- C’est extraordinaire, cette conscience des limites. La science d’aujourd’hui les découvre également car son discours ne couvre pas une réalité beaucoup plus complexe que celle que l’on peut imaginer.
C’est que la théologie négative habitue à l’infranchissable distance salvatrice: « Les conceptions créent des idoles de Dieu, dit saint Grégoire de Nysse, l’étonnement seul saisit quelque chose ».
- C’est à dire que l’on n’est pas devant un objet « Dieu ». En effet, pour la théorie de la connaissance il faut un objet de connaissance. Or dans la définition courante de la science, l’objet Dieu n’existe pas, puisqu’Il n’est pas reconnu de manière universelle. Même pour le théologien définir Dieu comme objet de connaissance n’est pas facile car il n’est pas un objet, il est un sujet de notre connaissance. Si Lui (ou si eux pour les trois personnes), ne s’ouvre pas à notre connaissance on ne peut pas le connaitre.
La prière liturgique, élévation vers Dieu et communion avec les autres
Paul Evdokimov parle plus loin de la prière liturgique: elle nous mène vers cette union. Quand on parle de prière personnelle, cela ne veut pas dire prière individuelle, parce que quand la personne prie elle est en communion avec d’autres personnes. Plus elle prie, plus elle est en communion avec les autres. C’est très important de le comprendre. Le Père Dumitru Staniloae, le décrivait en prenant l’image d’une pyramide inversée, plus on prie, plus on s’approche de Dieu et plus on est entouré. Quand nous prions ordinairement, nous sommes seuls même au milieu de plein de gens car nous ne les aimons pas comme il le faudrait, ou nous n’arrivons pas à entretenir cette communion à travers notre amour, c’est Dieu qui nous enseigne l’Amour.
On parle de la prière liturgique car on a besoin de cette prière qui concerne le peuple de Dieu dans l’Eglise. C’est elle qui nous mène vers notre « déification »: on devient Dieu selon la grâce de Dieu.
En cherchant Dieu, c’est l’homme qui est trouvé par Dieu.
Notes: sur le site
JACOB ET L’ANGE : UN COMBAT RÉVÉLATEUR
31 juillet, 2014http://www.massorti.com/Jacob-et-l-Ange-un-combat
JACOB ET L’ANGE : UN COMBAT RÉVÉLATEUR
Ruth Scheps -
C’est presque avec crainte et tremblement que j’ai décidé de m’attaquer à cet épisode de la paracha Vayichlah, désigné généralement comme le combat de Jacob avec l’Ange :
« Aventure étrange – dit Elie Wiesel -, mystérieuse de bout en bout, d’une beauté à faire frémir, d’une intensité à faire douter des sens. Qui n’a-t-elle fasciné ? Philosophes et poètes, rabbins et conteurs, tous cherchent à résoudre l’énigme de ce qui s’est passé cette nuit-là, à quelques pas du ruisseau Yabbok. »
Le récit tient en quelques lignes : huit versets qui feront basculer l’Histoire – c’est là que Jacob recevra le nom d’Israël – et vaciller nos opinions : Jacob est-il peureux ou courageux ? Son adversaire est-il bon ou méchant ? Jacob a-t-il combattu avec ou contre lui et qui l’a vraiment emporté ?
On peut noter pour commencer que cette lutte n’est pas la première dans la vie de Jacob. À vrai dire, toute son existence semble placée jusque-là sous le signe du conflit et de la ruse : ruse dont il fait preuve lui-même en usurpant le droit d’aînesse de son frère Esaü et en soutirant une bénédiction à son père Isaac, ou qu’il subit par la suite de la part de son beau-père Laban (l’histoire est bien connue, je ne m’y attarde pas)…
Au début du passage qui nous occupe, Jacob vient donc de fuir Laban et se sait poursuivi par la haine d’Esaü qu’il s’apprête pourtant à rencontrer le lendemain. Comment désamorcer cette haine et surmonter la peur qu’elle lui inspire ? Selon Rachi, Jacob le fera de trois manières : par des cadeaux à Esaü, par la prière à Dieu et par le combat au Yabbok.
Le choix du Yabbok n’est certainement pas fortuit ; c’est un gué, c’est-à-dire un lieu qui sépare : séparation traditionnelle entre les humains et les démons de la nuit, séparation géographique entre Jacob et Esaü. Mais c’est aussi un lieu de passage : passage physique que Jacob fait franchir à ses femmes, ses enfants et tous ses biens, et passage symbolique de Jacob lui-même vers une conscience accrue de sa propre identité et de sa mission. Passage qui prendra la forme d’un combat, difficile mais nécessaire, comme le fait entendre le texte lui-même à travers les mots utilisés : yeavek (il a combattu), Yaacov et Yabbok, dont la proximité phonétique invite au jeu de mots, et dont chacun ne semble pouvoir exister qu’en lien avec les deux autres… Car à la fin de l’épisode, lorsque le combat se changera en bénédiction, Yaacov changera de nom pour devenir Israël et le Yabbok lui-même sera appelé par Jacob Peni’el (ma face vers Dieu) puis Penou’el (votre face vers Dieu, comme pour indiquer aux générations futures la voie à suivre).
Sur la nature de ce combat, les commentaires sont nombreux et divergents. La seule certitude touche au caractère singulier dans toute la Tora de ce conflit entre l’humain et le divin : il arrive souvent que Dieu et l’homme soient en désaccord et le manifestent de part et d’autre par la colère ou le cas de conscience. Mais le corps à corps qui a lieu au Yabbok est un phénomène unique, et ce caractère exceptionnel est sans doute une des raisons de la fascination qu’il a toujours exercée sur les esprits.
Combat unique, mais aux dimensions multiples, attestées par les innombrables questionnements et commentaires qu’il a suscités : faut-il le considérer comme réel ou fictif ? Historique, prophétique ou simplement onirique ?
Pour Nahmanide, proche du sens littéral, le combat est réel puisque Jacob y est blessé ; mais il fait aussi allusion à l’histoire de la descendance de Jacob, en vertu du principe selon lequel « maassé avot siman lebanim » – les actions des ancêtres préfigurent celles de leurs descendants. Prolongeant cette interprétation, Rachi voit dans ce combat le symbole de la lutte historique engagée entre Israël et les nations jusqu’à l’aube de la liberté. Selon Maïmonide, il s’agit plutôt d’une vision prophétique car il est dit à la fin du récit qu’il s’agissait d’un ange, et pour Maïmonide, les figures corporelles que revêtent les anges n’existent que dans l’esprit de celui qui les voit. Enfin de nombreuses interprétations font de cette lutte un symbole universel de la lutte intérieure contre tout ce qui entrave l’accomplissement créateur de l’être : obscurité, chaos et forces du mal… Plusieurs éléments du récit suggèrent que cette lutte intérieure se déroule en rêve : son caractère extraordinairement elliptique (comme si seuls les événements les plus marquants en avaient été mémorisés) ; le jeu de mots entre Yaacov, Yabbok et ye’avek (typique de la logique de l’inconscient qui œuvre dans les rêves), que renforce encore le lien étymologique entre maavak, le conflit, et avak la poussière ; le fait que Jacob soit resté seul dans la nuit et que son adversaire ait surgi soudainement de nulle part ; enfin l’attitude paradoxale de l’ange, qui blesse Jacob avant de le bénir.
Il est étonnant de voir que rien n’est dit sur l’état d’esprit de Jacob, sur sa douleur et sur ses émotions tout au long du combat et juste après. Selon Rachi, Jacob s’était couché la veille irrité à l’idée des présents qu’il aurait à faire à Esaü pour l’amadouer… Et nous savons que la nuit et la solitude sont des facteurs d’angoisse… Il est donc probable que Jacob ait eu à lutter non seulement contre son adversaire, mais avant tout contre sa propre peur et sa propre colère. Le combat physique de Jacob serait ainsi venu confirmer sa lutte intérieure et en souligner l’ambivalence puisque Jacob en ressortira à la fois désarticulé physiquement (par la luxation de sa hanche) et ré-articulé dans son nom, devenu Israël.
Mais qui est donc cet adversaire au comportement aussi mystérieux que paradoxal, qui surgit sans crier gare, combat toute la nuit mais finit par lâcher prise, blesse Jacob puis le bénit ? Au chapitre 32 il est d’abord question d’« un homme » (ich), puis Jacob parle d’un être divin (elohim). La psychanalyse freudienne y verrait sans doute un surmoi, tour à tour persécuteur ou idéalisé. Mais pour la plupart des sources du Midrach et du Zohar, c’est à un ange que Jacob a eu affaire – un malakh, qui signifie à la fois ange et messager divin ou du divin. Et en effet cet ange se révélera porteur de messages essentiels autant pour Jacob que pour toute sa descendance et au-delà pour tout être humain.
De quel ange s’agit-il ? Selon Rachi, qui reprend à son compte les interprétations traditionnelles, il s’agirait de Samaël, l’ange d’Esaü, réputé pour sa méchanceté ; dans ce cas, le combat de Jacob serait destiné à le préparer à l’affrontement qu’il craint d’avoir avec son frère Esaü. Mais Elie Wiesel, quant à lui, préfère y voir l’ange gardien de Jacob lui-même ; celui-ci se battrait alors contre « le moi, en lui, qui doutait de sa mission ». Et dans un autre registre, voici comment Charles Baudelaire décrit les deux protagonistes de ce combat tel que l’a peint Delacroix : « l’homme naturel et l’homme surnaturel luttent, chacun selon sa nature, Jacob incliné en avant comme un bélier et bandant toute sa musculature, l’ange se prêtant complaisamment au combat, doux, comme un être qui peut vaincre sans effort des muscles et ne permettant pas à la colère d’altérer la forme divine de ses membres. » Magnifique description de ce malakh (qui est aussi en l’occurrence une melakha, c’est-à-dire une œuvre d’art), et chez qui la douceur l’emporte sur la colère et participe de sa transcendance.
Après ces quelques remarques sur la nature du combat mené par Jacob et sur l’identité de son adversaire, je voudrais vous livrer ma vision de leur dialogue car il est à mes yeux aussi important que le combat lui-même.
Si nous supposons, en accord avec le texte et toute la tradition, que l’antagoniste de Jacob est une émanation divine, nous devons supposer également qu’il est omniscient, donc qu’il connaît le nom de Jacob. Pourtant il le lui demande… Pourquoi ? Mon hypothèse est que c’est pour lui faire prendre conscience du fait que son nom Yaacov (celui qui est à la traîne) est désormais inadéquat puisqu’il est sorti victorieux d’un combat contre plus puissant que lui. Il lui annonce donc dans la foulée que désormais il s’appellera Israël, celui « qui a lutté victorieusement contre Dieu » selon la traduction la plus courante – mais notons que Israël signifie aussi prince et noble (sar), en même temps que droit (yachar), autrement dit « celui qui marche droit avec Dieu ».
Jacob à son tour demande à son Adversaire quel est son nom. Là il ne s’agit pas d’une question rhétorique car Jacob ignore vraiment ce nom. Mais en guise de réponse, son Antagoniste lui pose une autre question : « Pourquoi t’enquérir de mon nom ? », puis il le bénit, ce qui est un geste extrêmement fort s’il s’agit vraiment de l’Ange d’Esaü, lequel n’avait jamais accepté que la bénédiction de son père Isaac aille à Jacob et non à lui. Deux choses me semblent particulièrement significatives ici : d’une part, l’Ange ne bénit pas Jacob quand celui-ci le lui demande (en lui disant, verset 27 : « Je ne te laisserai pas que tu ne m’aies béni »), mais un peu plus tard, après lui avoir révélé son nouveau nom, comme pour montrer que la transcendance n’a pas à se plier à tous les désirs humains. Mais d’autre part, le désir de Jacob de connaître le nom de son Adversaire est tout de même satisfait et il le reconnaît au verset 31 : « raïti Elohim panim el panim » (j’ai vu un être divin face à face)… En fin de compte, dans ce choc de combativités, chacun sauve la face si j’ose dire, et aucun ne se sacrifie ; les corps lâchent prise et l’étreinte fait place au dialogue entre deux êtres séparés. Mais en même temps, chacun sort de ce combat profondément transformé aux yeux de l’autre : Jacob est devenu capable de reconnaître la divinité de son Antagoniste et celui-ci a pu voir en lui Israël. Comme le dit la théologienne Lytta Basset dans son livre Sainte colère : « L’Autre n’est bienveillant et bienfaisant que dans la mesure où l’humain le croit. Surmonter l’ambivalence est le fruit d’un combat. »
Voilà donc un premier acquis de cette haute lutte : Jacob est parvenu à surmonter ses sentiments ambivalents envers l’Ange pour ne plus voir en lui qu’une source de bénédiction. Mais ce n’est pas tout : sa lutte avec l’Ange (quel que soit son nom) a rendu Jacob capable de dépasser sa peur d’Esaü pour le voir désormais comme le frère humain avec lequel il pourra enfin parler. Et cette nouvelle manière d’appréhender Esaü ouvrira la voie à leur réconciliation. Notons l’habileté avec laquelle Jacob procédera au lendemain du combat lorsqu’il se trouvera face à Esaü : il lui dira « car j’ai vu ta face comme celle d’Elohim » (al ken raïti phanekha kir’oth pnei Elohim)… Rachi se demande à ce propos : « Pourquoi lui dit-il qu’il a vu l’ange ? C’est pour qu’Esaü ait peur de lui et qu’il dise : il a vu des anges et il a été sauvé, je ne pourrai donc rien contre lui. » Nous voyons ici qu’un équilibre fraternel s’est enfin instauré entre Jacob et Esaü : Jacob n’a plus peur d’Esaü et ne cherche plus à le duper ; Esaü n’est plus en colère contre Jacob, mais le respecte pour son courage.
Cette dynamique des sentiments et des émotions est à mon sens une des belles leçons de ce texte : comme Jacob et Esaü, chaque être humain est capable d’évoluer pour autant qu’il ne refuse pas d’affronter l’adversité en payant de sa personne et en s’impliquant par la parole. D’ailleurs pour Catherine Chalier, ce combat signe « l’acte de naissance d’une parole qui cherche à s’adresser aux autres hommes, même aux plus hostiles ».
Mais pour être entendue c’est-à-dire fructueuse, cette parole a besoin de la conscience qu’a chaque interlocuteur de l’altérité de l’autre : c’est en reconnaissant la nature radicalement autre c’est-à-dire transcendante de son adversaire que Jacob accède lui-même à un niveau d’être supérieur, indiqué par son nouveau nom Israël. Et cette prise de conscience s’obtient à la fois par la parole et par le combat assumé sans gloriole mais sans faiblesse non plus. Un combat qui, nous l’avons vu, se déroule essentiellement à l’intérieur de l’âme humaine tourmentée par ses contradictions et dont l’issue, quand elle est heureuse, ouvre aux vrais dialogues et aux vraies évolutions.
De ce combat, Jacob ressort donc doublement transformé : il porte désormais un nouveau nom, Israël, qui lui rappellera (et nous rappellera) constamment son exploit d’être humain face à la transcendance. Et d’autre part sa blessure à la hanche sera la marque non moins constante de sa vulnérabilité.
Ainsi va l’humain sans cesse tiraillé entre orgueil et humilité, entre force et faiblesse, entre Israël et Jacob… Toute victoire humaine est au prix d’une blessure et toute blessure cicatrisée aguerrit. Sachons donc nous préserver de l’arrogance et nous souvenir de cette dualité qui nous habite : c’est aussi à la blessure de Jacob que le peuple d’Israël tout entier doit sa spécificité, par la non-consommation du nerf sciatique des animaux… Et ce sont finalement les deux noms du fils d’Isaac, que notre Tradition a conservés : Jacob et Israël, Israël le vainqueur qui toujours se souvient de Jacob le boiteux.
Ruth Scheps