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DISCOURS DU PAPE JEAN-PAUL II LORS DE LA VISITE AU PARLEMENT EUROPÉEN* (1988)
2 juillet, 2014DISCOURS DU PAPE JEAN-PAUL II LORS DE LA VISITE AU PARLEMENT EUROPÉEN*
PÈLERINAGE APOSTOLIQUE EN FRANCE
Palais d’Europe – Strasbourg (France)
Mardi, 11 octobre 1988
Mr President,
Ladies and Gentlemen,
1. First of all, permit me to say how much I appreciate the words of welcome and consideration which you have been good enough to express in my regard. I wish to thank you most warmly, Mr President, for having personally renewed the invitation, first extended in 1980, to come and address this prestigious Assembly. The hope which I expressed more than three years ago before the representatives of the European Institutions is now being realized, and I am very conscious of the importance of my present meeting with the representatives of the twelve countries which make up the European Community, that is to say, the representatives of some three hundred and thirty million citizens who have entrusted to you the mandate of directing their common destinies.
Now that your Assembly, which has been the centre of European integration since the beginnings of the European Coal and Steel Community and the signing of the Treaty of Rome, is elected by direct universal suffrage and, consequently, enjoys increased prestige and authority, it rightly appears to your compatriots as the institution that will guide their future as a democratic community of countries, desirous of integrating their economy more closely, of harmonizing their legislations on a number of points, and of offering all their citizens greater freedom in the perspective of mutual cooperation and cultural enrichment.
Our encounter takes place at a special moment in the history of this continent when after a long journey, not without difficulties, we stand at the beginning of new and decisive stages which, with the coming into force of the Single European Act will hasten the process of integration which has been patiently conducted during recent decades.
2. Depuis la fin de la dernière guerre mondiale, le Saint-Siège n’a pas cessé d’encourager la construction de l’Europe. Certes, l’Eglise a pour mission de faire connaître à tous les hommes leur salut en Jésus-Christ, quelles que soient les conditions de leur histoire présente, car il n’y a jamais de préalable à cette tâche. Aussi, sans sortir de la compétence qui est la sienne, considère-t-elle comme son devoir d’éclairer et d’accompagner les initiatives développées par les peuples qui vont dans le sens des valeurs et des principes qu’elle se doit de proclamer, attentive aux signes des temps qui invitent à traduire dans les réalités changeantes de l’existence les requêtes permanentes de l’Evangile.
Comment l’Eglise pourrait-elle se désintéresser de la construction de l’Europe, elle qui est implantée depuis des siècles dans les peuples qui la composent et les a un jour portés sur les fonts baptismaux, peuples pour qui la foi chrétienne est et demeure l’un des éléments de leur identité culturelle?
3. L’Europe d’aujourd’hui peut certainement accueillir comme un signe des temps l’état de paix et de coopération définitivement installé entre ses Etats membres, qui pendant des siècles avaient épuisé leurs forces à se faire la guerre et à rechercher l’hégémonie les uns sur les autres.
Signe des temps encore, la sensibilité accrue aux droits de l’homme et à la valeur de la démocratie, dont votre Assemblée est l’expression et veut aussi être le garant. Cette adhésion est d’ailleurs toujours à confirmer pour que prévale en toutes circonstances le respect du droit et de la dignité de la personne humaine.
Signe des temps aussi, croyons-nous, le fait que cette partie de l’Europe, qui a jusqu’ici tant investi dans le domaine de sa coopération économique, soit de plus en plus intensément à la recherche de son âme, et d’un souffle capable d’assurer sa cohésion spirituelle. Sur ce point, me semble-t-il, l’Europe que vous représentez se trouve au seuil d’une nouvelle étape de sa croissance, tant pour elle-même que dans sa relation avec le reste du monde.
4. L’«Acte unique», qui entrera en vigueur à la fin de 1992, va hâter le processus de l’intégration européenne. Une structure politique commune, émanation de la libre volonté des citoyens européens, loin de mettre en péril l’identité des peuples de la Communauté, sera plus à même de garantir plus équitablement les droits, notamment culturels, de toutes ses régions. Ces peuples européens unis n’accepteront pas la domination d’une nation ou d’une culture sur d’autres, mais soutiendront le droit égal pour toutes d’enrichir les autres de leur différence.
Les empires du passé ont tous failli, qui tentaient d’établir leur prépondérance par la force de coercition et la politique d’assimilation. Votre Europe sera celle de la libre association de tous ses peuples et de la mise en commun des multiples richesses de sa diversité.
5. D’autres nations pourront certainement rejoindre celles qui aujourd’hui sont ici représentées. Mon vœu de Pasteur suprême de l’Eglise universelle, venu de l’Europe de l’Est et qui connaît les aspirations des peuples slaves, cet autre «poumon» de notre même patrie européenne, mon vœu est que l’Europe, se donnant souverainement des institutions libres, puisse un jour se déployer aux dimensions que lui ont données la géographie et plus encore l’histoire. Comment ne le souhaiterais-je pas, puisque la culture inspirée par la foi chrétienne a profondément marqué l’histoire de tous les peuples de notre unique Europe, grecs et latins, germaniques et slaves, malgré toutes les vicissitudes et par-delà les systèmes sociaux et les idéologies?
6. Les nations européennes se sont toutes distinguées dans leur histoire par leur ouverture sur le monde et les échanges vitaux qu’elles ont établis avec les peuples d’autres continents. Nul n’imagine qu’une Europe unie puisse s’enfermer dans son égoïsme. Parlant d’une seule voix, unissant ses forces, elle sera en mesure, plus encore que par le passé, de consacrer ressources et énergies nouvelles a la grande tâche du développement des pays du tiers-monde, spécialement ceux qui entretiennent déjà avec elle des liens traditionnels. La «Convention de Lomé», qui a donné lieu à une coopération institutionnalisée entre des membres de votre Assemblée et des représentants de soixante-six pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, est à bien des égards exemplaire. La coopération européenne sera d’autant plus crédible et fructueuse qu’elle se poursuivra, sans arrière-pensée de domination, avec l’intention d’aider les pays pauvres à prendre en charge leur propre destin.
II
7. Monsieur le Président, le message de l’Eglise concerne Dieu et la destinée ultime de l’homme, questions qui ont au plus haut point imprègne la culture européenne. En vérité, comment pourrions-nous concevoir l’Europe privée de cette dimension transcendante?
Depuis que, sur le sol européen, se sont développés, à l’époque moderne, les courants de pensée qui ont peu à peu écarté Dieu de la compréhension du monde et de l’homme, deux visions opposées alimentent une tension constante entre le point de vue des croyants et celui des tenants d’un humanisme agnostique et parfois même «athée».
Les premiers, considèrent que l’obéissance à Dieu est la source de la vraie liberté, qui n’est jamais liberté arbitraire et sans but, mais liberté pour la vérité et le bien, ces deux grandeurs se situant toujours au-delà de la capacité des hommes de se les approprier complètement.
Sur le plan éthique, cette attitude fondamentale se traduit par l’acceptation de principes et de normes de comportement s’imposant à la raison ou découlant de l’autorité de la Parole de Dieu, dont l’homme, individuellement ou collectivement, ne peut disposer à sa guise, au gré des modes ou de ses intérêts changeants.
8. La deuxième attitude est celle qui, ayant supprimé toute subordination de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine. L’éthique n’a alors d’autre fondement que le consensus social, et la liberté individuelle d’autre frein que celui que la société estime devoir imposer pour la sauvegarde de celle d’autrui.
Chez certains, la liberté civile et politique, jadis conquise par un renversement de l’ordre ancien fondé sur la foi religieuse, est encore conçue comme allant de pair avec la marginalisation, voire la suppression de la religion, dans laquelle on a tendance à voir un système d’aliénation. Pour certains croyants, en sens inverse, une vie conforme à la foi ne serait possible que par un retour à cet ordre ancien, d’ailleurs souvent idéalisé. Ces deux attitudes antagonistes n’apportent pas de solution compatible avec le message chrétien et le génie de l’Europe. Car, lorsque règne la liberté civile et que se trouve pleinement garantie la liberté religieuse, la foi ne peut que gagner en vigueur en relevant le défi que lui adresse l’incroyance, et l’athéisme ne peut que mesurer ses limites devant le défi que lui adresse la foi. Devant cette diversité des points de vue, la fonction la plus élevée de la loi est de garantir également à tous les citoyens le droit de vivre en accord avec leur conscience et de ne pas contredire les normes de l’ordre moral naturel reconnues par la raison.
9. A ce point, il me paraît important de rappeler que c’est dans l’humus du christianisme que l’Europe moderne a puisé le principe – souvent perdu de vue pendant les siècles de «chrétienté» – qui gouverne le plus fondamentalement sa vie publique: je veux dire le principe, proclamé pour la première fois par le Christ, de la distinction de «ce qui est à César» et de «ce qui est à Dieu»[1].
Cette distinction essentielle entre la sphère de l’aménagement du cadre extérieur de la cité terrestre et celle de l’autonomie des personnes s’éclaire à partir de la nature respective de la communauté politique à laquelle appartiennent nécessairement tous les citoyens et de la communauté religieuse à laquelle adhérent librement les croyants.
Après le Christ, il n’est plus possible d’idolâtrer la société comme grandeur collective dévoratrice de la personne humaine et de son destin irréductible. La société, l’Etat, le pouvoir politique appartiennent au cadre changeant et toujours perfectible de ce monde. Nul projet de société ne pourra jamais établir le Royaume de Dieu, c’est-à-dire la perfection eschatologique, sur la terre. Les messianismes politiques débouchent le plus souvent sur les pires tyrannies. Les structures que les sociétés se donnent ne valent jamais d’une façon définitive; elles ne peuvent pas non plus procurer par elles-mêmes tous les biens auxquels l’homme aspire. En particulier, elles ne peuvent se substituer à la conscience de l’homme ni à sa quête de la vérité et de l’absolu.
La vie publique, le bon ordre de l’Etat reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. Déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste.
Dire qu’il revient à la communauté religieuse, et non à l’Etat, de gérer «ce qui est à Dieu», revient à poser une limite salutaire au pouvoir des hommes, et cette limite est celle du domaine de la conscience, des fins dernières, du sens ultime de l’existence, de l’ouverture sur l’absolu, de la tension vers un achèvement jamais atteint, qui stimule les efforts et inspire les choix justes. Toutes les familles de pensée de notre vieux continent devraient réfléchir à quelles sombres perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme.
10. Notre histoire européenne montre abondamment combien souvent la frontière entre «ce qui est à César» et «ce qui est à Dieu» a été franchie dans les deux sens. La chrétienté latine médiévale – pour ne mentionner qu’elle –, qui pourtant a théoriquement élaboré, en reprenant la grande tradition d’Aristote, la conception naturelle de l’Etat, n’a pas toujours échappé à la tentation intégriste d’exclure de la communauté temporelle ceux qui ne professaient pas la vraie foi. L’intégrisme religieux, sans distinction entre la sphère de la foi et celle de la vie civile, aujourd’hui encore pratiqué sous d’autres cieux, paraît incompatible avec le génie propre de l’Europe tel que l’a façonné le message chrétien.
Mais c’est d’ailleurs que sont venues, en notre temps, les plus grandes menaces, lorsque des idéologies ont absolutisé la société elle-même ou un groupe dominant, au mépris de la personne humaine et de sa liberté. Là où l’homme ne prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se livrer au pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui le détruisent.
III
11. D’autres continents connaissent aujourd’hui une symbiose plus ou moins profonde entre la foi chrétienne et la culture, qui est pleine de promesse. Mais, depuis bientôt deux millénaires, l’Europe offre un exemple très significatif de la fécondité culturelle du christianisme qui, de par sa nature, ne peut être relégué dans la sphère privée. Le christianisme, en effet, a vocation de profession publique et de présence active dans tous les domaines de la vie. Aussi mon devoir est-il de souligner avec force que si le substrat religieux et chrétien de ce continent devait en venir à être marginalisé dans son rôle d’inspirateur de l’éthique et dans son efficacité sociale, c’est non seulement tout l’héritage du passé européen qui serait nié, mais c’est encore un avenir digne de l’homme européen – je dis de tout homme européen, croyant ou incroyant – qui serait gravement compromis.
12. En terminant, j’évoquerai trois domaines où il me semble que l’Europe intégrée de demain, ouverte vers l’Est du continent, généreuse envers l’autre hémisphère, devrait reprendre un rôle de phare dans la civilisation mondiale:
– D’abord, réconcilier l’homme avec la création, en veillant à préserver l’intégrité de la nature, sa faune et sa flore, son air et ses fleuves, ses subtiles équilibres, ses ressources limitées, sa beauté qui loue la gloire du Créateur.
– Ensuite, réconcilier l’homme avec son semblable, en s’acceptant les uns les autres entre Européens de diverses traditions culturelles ou familles de pensée, en étant accueillant à l’étranger et au réfugié, en s’ouvrant aux richesses spirituelles des peuples des autres continents.
– Enfin, réconcilier l’homme avec lui-même: oui, travailler à reconstituer une vision intégrée et complète de l’homme et du monde, à l’encontre des cultures du soupçon et de la déshumanisation, une vision où la science, la capacité technique et l’art n’excluent pas mais appellent la foi en Dieu.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Députés, en répondant à votre invitation de m’adresser à votre illustre Assemblée, j’avais devant les yeux les millions d’hommes et de femmes européens que vous représentez. C’est à vous que ceux-ci ont confié la grande tâche de maintenir et de développer les valeurs humaines – culturelles et spirituelles – qui correspondent à l’héritage de l’Europe et qui seront la meilleure sauvegarde de son identité, de sa liberté et de son progrès. Je prie Dieu de vous inspirer et de vous fortifier dans ce grand dessein.
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[1] Cfr. Matth. 22, 21.
*AAS 81 (1988), p. 695-701.
Insegnamenti di Giovanni Paolo II, vol. XI, 3 pp. 1171-1179.
L’Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n. 43 pp. 16, 17, 18.
La Documentation Catholique n.1971 pp.1043-1046.
ESPÉRER CONTRE TOUTE ESPÉRANCE – ( Romains 4:13-25 )
2 juillet, 2014http://oratoiredulouvre.fr/predications/esperer-contre-toute-esperance.php
ESPÉRER CONTRE TOUTE ESPÉRANCE – ( Romains 4:13-25 )
Culte du dimanche 7 mars 2010 à l’Oratoire du Louvre
prédication du pasteur James Woody
Chers frères et sœurs, il me semble que, si, au sein des croyances disponibles, le christianisme est délaissé par tant de nos contemporains, c’est qu’il apparaît très souvent comme impraticable. L’Evangile est bien joli sur le papier, mais au jour le jour, il est impossible à appliquer : trop exigeant ou trop en décalage avec la réalité, l’Evangile semble inaccessible ou hors de propos pour nous aider à vivre au quotidien.
Contre toute espérance
Cette critique pourrait nous accabler si elle n’était assumée par la Bible elle-même. Oui, la Bible elle-même, ce passage biblique en particulier, assume le fait qu’il y a un écart terrible entre l’Evangile et notre vie quotidienne. Plus qu’un écart, il y a même une opposition. Dans ce texte, l’apôtre Paul la pointe en une formule « contre toute espérance ». Abraham a cru, il a espéré contre toute espérance. Cette opposition, Jürgen Moltmann l’érige au rang de conflit qui traverse la notre vie spirituelle. C’est le conflit entre l’expérience, la réalité (ce qui est) et l’espérance, justement (ce qui peut être, l’expérience possible). C’est le conflit entre tout ce qui, dans notre histoire, démontre la domination de la souffrance, du mal et de la mort, d’une part, et l’espérance, d’autre part, qui nous oriente vers un mieux. C’est un conflit que Jean Calvin relevait déjà : « La vie éternelle nous est promise : mais cependant nous sommes morts. On nous tient propos de la résurrection bienheureuse : mais cependant nous sommes environnés de pourriture… » (Comment. Hb 11/1).
Ce conflit, c’est la contradiction entre ce qui est et ce qui devrait être ; c’est la contradiction entre la prédication chrétienne et la vie quotidienne ; c’est la contradiction entre les bons sentiments chrétiens et leur mise en œuvre ; c’est la contradiction entre le monde et l’Evangile dont l’évangile selon Jean est gorgé.
L’Evangile ne va pas de soi, c’est le moins qu’on puisse dire. Il suffit de consulter les informations des médias pour avoir la liste détaillée de tout ce qui va de travers dans notre monde et qui contredit le bien fondé de l’espérance chrétienne. Il n’y a qu’à laisser parler notre expérience pour que s’exprime nos désillusions, parfois notre détresse à l’égard de tout ce qui ne va pas comme nous serions en doit de l’espérer. Il n’est qu’à regarder les travailleurs sociaux, ceux qui sont dans des relations d’aide et qui sont menacés par le fameux « burn out », cette forme de dépression qui touche ceux qui ont le sentiment que ce qu’ils font ne sert à rien, que le monde ne va pas mieux, que la société continue à dévorer ses membres, que c’est foutu, de toutes manières. C’est le cas de nos jours, c’était déjà le cas du temps où des hommes réfléchissaient à leur condition et essayaient d’en dire quelque chose à travers la mise en récit de figures exemplaires parmi lesquelles Abraham.
Face à ce constat, certains baissent les bras, ils se résignent et, avant de sombrer totalement, ils se détachent de cet environnement et se réfugient derrière une forme de cynisme, à la manière de ce que Camus présente dans le mythe de Sisyphe : « des hommes qui pensent clair mais qui n’espèrent plus » (p. 124). C’est leur manière de se protéger, de ne pas être affecté par des situations qui leur semblent être des impasses de la vie. Jürgen Moltmann, qui admet que Dieu ne soit pas impassible et que la souffrance en Dieu lui-même soit possible, y voit là le véritable péché. Selon lui, le péché ne relève pas d’un comportement moral défaillant, mais de l’abandon de soi au désespoir. Le véritable péché, selon Moltmann, c’est le désespoir, désespoir qui est « l’absence muette de sens, de perspective, d’avenir et de visée » (Théol. de l’espérance, p. 19). Certains se désespèrent, d’autres, au contraire, gardent le feu sacré. Ils persévèrent et continuent à lutter à contre courant d’une espérance qui est devenue une peau de chagrin aux yeux du monde.
Fidélité de Dieu
Avec l’apôtre Paul, nous pouvons découvrir les racines de cette ténacité, de cette espérance qui surmonte le désespoir, dans la fidélité de Dieu. Espérer encore parce que Dieu est fidèle à ses promesses. Ce n’est pas espérer malgré tout, ce n’est pas adopter une posture optimiste. Moltmann insiste aussi pour dire que « l’espérance chrétienne n’est pas un optimisme de l’homme poussé par son désir mais un ‘extra nos’ de la promesse de Dieu » (p. 392). Inscrire l’espérance dans la fidélité de Dieu, c’est un acte de foi, bien entendu, et les non-chrétiens pourraient objecter que ça ne fonctionne qu’à la condition de croire dans cette illusion qu’on appelle Dieu. Et lorsque Moltmann inscrit l’espérance chrétienne dans le fait central de la résurrection, les non-chrétiens pourraient objecter que ça ne fonctionne qu’à la condition de croire dans cette histoire incroyable de Pâques. Ces objections, nous ne pouvons les balayer négligemment d’un revers de main. Ces objections nous obligent. Nous devons les prendre au sérieux pour que notre espérance ne soit pas, justement, un optimisme illusoire. De même que nous ne pouvons pas nous contenter de dire « oui, c’est vrai, Dieu est fidèle puisque dans la Bible il est écrit que Dieu est fidèle », de même que nous ne pouvons pas nous contenter de dire « oui, c’est vrai, Dieu accomplit ses promesses puisqu’il est écrit dans la Bible qu’il a fait pour Abraham tout ce qu’il lui avait promis », sans risquer de confondre foi et crédulité, nous ne pouvons pas prendre cette déclaration de principe pour argent comptant.
Penser la foi, penser la fidélité de Dieu, c’est ce que fait l’apôtre Paul, c’est ce que nous invite à faire Moltmann à sa suite : lorsqu’il reprend la vieille histoire d’Abraham, Paul rappel que l’accomplissement de la promesse divine doit être assurée à toute la descendance au sens universel du terme : tous sans exception. C’est le terme bebaios que Paul utilise (4/16) pour exprimer la confirmation de la promesse que nous devons tous vérifier, génération après génération. Il ne suffit pas de recevoir cette promesse, encore faut-il l’éprouver, encore faut-il qu’elle soit vraie pour nous. C’est la raison pour laquelle Moltmann dit que l’Evangile n’accomplit pas les promesses, mais qu’il les valide. Il les valide pour ceux de la génération de Jésus. A notre tour, il faut aussi vérifier que cette promesse est valide, aujourd’hui encore. Cela implique que nous mettions à l’écoute du monde pour y entendre la promesse divine à l’œuvre et cela implique que nous nous engagions pour que cette promesse devienne réaliste. En termes clairs, il s’agit d’entendre que ressusciter est possible de nos jours encore et il s’agit d’être agent de résurrection. C’est à nous, personnellement, qu’une telle tâche théologique incombe. Je prends un exemple pour illustrer en quoi cela peut consister, avec l’histoire d’un enfant, « Maurice, qui a passé les dix premières années de sa vie en compagnie de deux parents alcooliques qui se battaient tous les jours. A l’âge de dix ans il a été placé dans une institution où il n’a pas été malheureux, jusqu’au jour où il a rencontré un jardinier qui a enchanté sa vie. Chaque jour, l’enfant attendait ce travailleur et s’empressait de lui poser quelques questions banales auxquelles l’homme répondait gentiment. Pour l’adulte, ce n’était rien, quelques minutes de vacances pour répondre à un enfant. Pour le petit, ce fut un événement énorme, fabuleux, car c’était la première fois de sa vie qu’on lui parlait gentiment… » (Cyrulnik, Un merveilleux malheur, p. 74). C’est ainsi, au contact d’un jardinier (ce qui n’a rien de nouveau pour un lecteur de la Bible), que ce petit a été ressuscité, relevé de son malheur. C’est vrai pour les anonymes qui sont autour de nous, c’est vrai pour des personnes aussi célèbres que les chanteurs Georges Brassens ou Barbara, que pour Niki de Saint Phalle qui s’est donné ce nom comme un étendard qui transgresse la transgression de l’enfance et qui signifie la résurrection de son âme blessée.
Espérer contre toute espérance
Transgresser… tel est bien le sens profond de cette théologie de l’espérance qui point dans cette lettre aux Romains et que Moltmann mit en musique. Moltmann qui écrit que « croire signifie transgresser par une espérance anticipante les limites où la résurrection du crucifié à pratiqué une brèche » (p.17). L’espérance chrétienne, est ce moteur qui nous pousse à transgresser les lois qui condamnent l’humanité à n’être que l’ombre d’elle-même. L’espérance nous pousse à transgresser les habitudes qui nous empêchent de donner le meilleur de nous même. L’espérance nous pousse à transgresser le réel, à faire craquer tous les vernis qui figent la vie et font de nous des personnages de musée. Transgresser, par ce que l’espérance que Dieu suscite en nous revient à ajouter de l’espérance à l’espérance ou, pour le dire avec l’expression grecque de l’apôtre Paul, une espérance au-dessus de l’espérance, sous-entendu supérieure à l’espérance commune, l’espérance bon marché qui n’est qu’un optimisme de confort. Précisément, l’espérance est ce qui nous pousse à attaquer le monde lorsque celui-ci impose le conformisme comme mode d’existence, lorsqu’il réduit notre horizon d’attente, lorsqu’il ampute notre futur de tout ce que Dieu nous rend capable d’entreprendre. Transgresser, combattre car, comme l’écrit Moltmann, « on ne peut pas simplement espérer et attendre la Seigneurie à venir du Christ ressuscité : cette espérance et cette attente façonnent en outre la vie, l’action et la souffrance, dans l’histoire de la société » (p. 355) ; et il ajoute : « ne pas se conformer à ce monde veut dire transformer, par sa résistance et par son attente créatrice, la forme du monde où l’on croit, où l’on espère et où l’on aime ».
Amen.