LE SENS DU TEMPS CHEZ SAINT AUGUSTIN

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LE SENS DU TEMPS CHEZ SAINT AUGUSTIN

« Qu’est-ce que en effet que le temps ? Qui saurait en donner avec aisance et brièveté une explication ? … Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. » Saint Augustin, Confessions, XI, 14, 17

Il est impossible d’honorer la réflexion d’Augustin sur le temps, telle qu’il l’a développée au livre XI des Confessions, en faisant l’impasse sur les questions spirituelles qui l’ont habité. Merleau-Ponty, philosophe contemporain, l’a bien compris. « La notion du temps, écrit-il, n’est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être[1]. » Quand on traite du temps chez Augustin, il faut donc élargir la question au sens même de l’existence temporelle. D’où les deux remarques préalables qui voudraient cadrer notre réflexion. D’abord, il y a une question de perspective. Deux lignes de fond sous-tendent le livre XI des Confessions : l’une oriente la réflexion sur la condition humaine et notamment sur sa dépendance vis-à-vis de Dieu (XI, 3, 5 à 13, 16), l’autre, toujours sous le prisme de la condition de l’homme, met en évidence sa temporalité (XI, 14, 17 à 28, 38) et pointe vers le Christ comme unique Médiateur capable de rendre à l’existence humaine « consistance et solidité » (XI, 30, 40)[2] . Ensuite, il y a une question de méthode. Le livre XI ne peut pas être séparé de celui qui le précède où Augustin développe le thème de la mémoire, ni même de l’ensemble de sa pensée sur la condition temporelle de l’existence humaine. La recherche d’Augustin, tout au long des Confessions, oriente vers ce qui ne change pas car, en l’homme, existe une soif de ce qui ne passe pas et que seul Dieu, l’éternel, peut combler. C’est ce souvenir, ce goût d’éternité, cette réminiscence enfouie dans la mémoire, que dévoile le livre X des Confessions. Il faudra donc montrer comment ces deux livres, XI et X, se répondent, puisque l’un et l’autre parlent de la mémoire. En premier lieu, nous allons donc aborder la problématique du temps. Quel est l’être du temps ? Comment le mesurer ? Telles sont les deux questions qu’Augustin aborde au livre XI. Nous verrons ensuite comment il conçoit le rapport entre le temps des créatures et l’éternité de Dieu, un rapport qui se traduit dans l’existence de l’homme sous la forme du désir d’être heureux. Enfin, nous focaliserons notre attention sur ce Dieu qui prend visage d’homme, en Jésus-Christ, le Verbe incarné, l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes, qui s’est fait temporel pour que l’homme devienne éternel. I. Qu’est-ce que le temps ? Que savons-nous du temps ? Comment le mesurer ? Augustin s’engage dans une réflexion qui peut paraître labyrinthique, mais dont le but est d’éclairer la condition de la créature temporelle et son rapport à Dieu. Avant d’en venir à sa propre conception du temps, il passe en revue les positions de ses prédécesseurs, notamment celle d’Aristote, qui essaie de comprendre le temps à partir du mouvement. Deux questions vont guider sa réflexion : la première tend à élucider l’être du temps, et la seconde à déterminer la mesure qui permet de l’appréhender. 1. L’être du temps. En abordant le temps par le biais de « l’être du temps », Augustin n’est pas guidé par une question abstraite. Sa réflexion est centrée sur la créature, affectée par un déficit d’être. A la différence de Dieu, qui est permanent, l’homme est éphémère. Le fil de son argumentation est donc la comparaison entre la créature et Dieu : « Tes années ni ne vont ni ne viennent ; les nôtres vont et viennent… » (XI, 13, 16). D’un côté, il y a un « aujourd’hui permanent », de l’autre un écoulement perpétuel. Quel rapport entre ces deux manières d’être ? Augustin va justement montrer que l’abîme qui les sépare, insurmontable pour l’homme, dont l’existence s’écoule dans le temps, ne l’est pas pour Dieu. Mais procédons par étapes. Cherchant d’abord à cerner la nature du temps, Augustin part de la position d’Aristote qui réduit le temps au mouvement, mesuré selon l’avant et l’après. Passé, présent et futur s’étirent pour ainsi dire le long d’un trait continu sur lequel on aurait d’un côté le passé (ce qui a été) et de l’autre l’avenir (ce qui n’est pas encore), les deux étant séparés par le présent. Tous les moments du temps, à mesure qu’ils passent, se disposeraient sur cette ligne. Cette conception confond le temps avec l’espace. Or, tel n’est pas l’être du temps, qui est pur passage, ce qui fait dire à Augustin : l’être du temps « c’est de tendre au non-être » . « Ces deux temps-là donc, le passé et le futur, comment “sont”-ils, puisque s’il s’agit du passé il n’est plus, s’il s’agit du futur il n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, et ne s’en allait pas dans le passé, il ne serait plus le temps mais l’éternité… Nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à ne pas être. » (XI, 14, 17) La réflexion d’Augustin aboutit à un premier résultat. Le temps n’a pas d’être réel. On ne le mesure qu’en percevant le moment où il s’écoule. Et cette perception, contrairement à l’idée première qui serait de le situer dans l’espace, s’opère au niveau du sujet humain. On s’aperçoit du coup de l’erreur à parler de trois temps. Pour le sujet humain, tous les temps sont au présent : il y a le présent du passé (praesens de praeterito), le présent du présent (praesens de praesentibus) et le présent de l’avenir (praesens de futuris). C’est l’esprit qui introduit la dimension du passé, du présent et de l’avenir. Le temps n’a donc pas d’être en lui-même, mais il n’existe que dans l’esprit (XI, 20, 26). 2. La mesure du temps. Nous venons de dire qu’il fallait dissocier le temps du mouvement lui-même car il s’agit de ne pas confondre le temps et ce qui en est le signe. La mesure du temps d’un mouvement est liée à la perception de l’espace et suppose la saisie du lieu où ce mouvement commence et du lieu où il finit. Mais alors, ce n’est pas le temps qui est mesuré par le mouvement ; c’est au contraire, le mouvement qui est mesuré par le temps, puisque l’avant et l’après relèvent de la perception, donc de la conscience et de l’activité qu’elle déploie. L’esprit est sans cesse tendu, à la fois vers le passé, vers le présent et vers l’avenir (XI, 28, 37). La solution, on le devine, ne réside nulle part ailleurs qu’au niveau de l’esprit humain. Ce qui dure, c’est l’attention par laquelle l’esprit réalise la synthèse vécue de la memoria, du contuitus et de l’expectatio (XI, 20, 26, et XI, 28, 37). C’est cette « extension » qui donne à comprendre la mesure du temps. On peut figurer les éléments de sa réflexion dans le schéma suivant, qui sera explicité plus loin : Dieu Pour Augustin la question de l’être du temps se résume ainsi. Tout d’abord, en opposition à l’éternité divine, le temps apparaît comme le mode d’être propre à la créature : il est le signe de sa contingence. Ensuite, l’être propre du temps se décline sur le mode de la négativité : il est une tendance au non-être. Mais Augustin vient de le souligner : cette négativité est dominée par l’esprit grâce à la memoria, le contuitus et l’expectatio . Mémoire, attention, attente : ce sont là trois directions de l’esprit — des intentionnalités, disent les philosophes contemporains — qui lui permettent de différencier les événements en situant les uns dans le passé, d’autres dans le présent, d’autres encore dans l’avenir. L’esprit se saisit donc comme capable de dépasser le temps dans l’acte même de le percevoir. Dès lors, nous avons la réponse à la question : comment mesurer le temps ? C’est l’esprit qui mesure, parce qu’il contient en lui-même la mesure, bien qu’il soit lui-même soumis à la durée et au changement. Ce qui importe à Augustin dans cette réflexion sur le temps, ce n’est pas la solution spéculative concernant son être et sa mesure, mais l’expérience spirituelle qui s’y joue. L’existence est à la fois non-être et être, devenir perpétuel et capacité de rétention du temps. Elle est traversée par deux mouvements opposés, l’un d’intention (intentio), qui l’oriente vers Dieu, l’autre de distension (distensio), ou de détente, qui la tire vers les choses qui s’écoulent dans le temps (XI, 29, 39). La détente est son mouvement naturel. En cédant à ce mouvement, la vie se dilue, elle s’éparpille dans le sensible avec une étrange avidité, cherchant l’éternité là où elle n’est pas. A ces états de dissipation, Augustin oppose la concentration où l’âme se fixe sur Dieu. Il faut citer l’intégralité de ce texte où tout est dit : « Voici que ma vie est une “distension”, et que ta droite m’a recueilli dans mon Seigneur, le Fils de l’homme, Médiateur entre toi, qui es un, et nous qui vivons multiples dans le multiple à travers le multiple, afin que par Lui je saisisse le prix, lui en qui j’ai été saisi, et que, abandonnant les jours du vieil homme, je me rassemble en suivant l’Un. Ainsi, oubliant le passé, tourné non pas vers les choses futures et transitoires mais vers celles qui sont en avant et vers lesquelles je suis non pas distendu mais tendu, je poursuis, dans un effort non pas de distension, mais d’intention, mon chemin vers la palme à laquelle je suis appelé là-haut pour y entendre la voix de la louange et contempler tes délices, qui ne viennent ni ne passent. Mais maintenant mes années se passent dans les gémissements, et toi, tu es ma consolation, Seigneur ; tu es mon Père éternel ; moi au contraire, je me suis éparpillé dans les temps dont j’ignore l’ordonnance et les variations tumultueuses mettent en lambeaux mes pensées, les entrailles intimes de mon âme, jusqu’au jour où je m’écoulerai en toi, purifié, liquéfié au feu de ton amour. » (XI, 29, 39)

II. Le temps des créatures et l’éternité de Dieu                            Dans ses notes critiques sur le temps chez Augustin, Goulven Madec écrit : « Si Augustin s’est attardé sur la complexité de l’énigme du temps et de sa mesure, c’est pour se mettre en état de comprendre que la transcendance de Dieu par rapport à la création est très différente de la maîtrise, toute relative, que l’esprit créé s’assure sur le temps qui passe, par sa triple intentionnalité : le souvenir du passé, l’observation du présent, l’attente de l’avenir[3]. » C’est cette réflexion qui va nous guider. Il nous faut regarder d’abord au schéma anthropologique d’Augustin qui distingue trois niveaux de réalités : le monde, où le temps est pur écoulement, l’âme qui en opère une unification intérieure, et Dieu, dont Augustin dit : « Ton aujourd’hui, c’est l’éternité » (XI, 13, 16). Il s’agit pour Augustin, à partir de cette structure fondamentale, d’explorer l’itinéraire de l’âme vers Dieu, autrement dit du non-être temporel à l’Etre éternel. 1. Les choses crient leur non-être. Rappelons l’expérience d’Augustin. Il a découvert, au terme d’une première expérience de retour à soi, qu’il était situé dans la « région de la dissemblance » (VII, 10, 16). Le chemin qu’il a parcouru commence par une prise de conscience : sa vie dans le monde est marquée par une triple déficience : l’échec, l’erreur, la faute. Mais en même temps qu’il éprouve ces manques, il ressent plus vivement le désir vers l’unité de l’être, la vérité, le bien. Le chemin de conversion qui va d’un état à l’autre s’opère par étapes. Ces étapes, il les décrit au livre X des Confessions. Il commence par le monde, dont il obtient toujours la même réponse : « Nous ne sommes pas ton Dieu. » (X, 6, 9). S’attacher aux choses du monde ne peut qu’engendrer la déception, car elles sont pur écoulement vers le néant. « Elles naissent et elles meurent, et en naissant, elles commencent pour ainsi dire d’être, et elles croissent pour se parfaire, et parfaites, elles vieilissent et périssent. Lors donc qu’elles naissent et tendent à être, plus vite elles croissent pour être, plus elles se hâtent pour n’être pas. Telle est leur limite… Que ton âme te loue de ces choses, mais qu’elle ne se fixe pas en elles par la glu de l’amour, à travers les sens corporels ! Car elles vont où elles allaient pour ne pas être, et elles la déchirent de désirs pestilentiels, puisqu’elle veut être (ipsa vult esse), et qu’elle aime se reposer dans ces choses qu’elle aime. Or, en elles, il n’y a pas où se reposer, parce qu’elles ne s’arrêtent pas : elles fuient, et qui peut les suivre avec les sens de la chair ? Ou qui peut les saisir, même quand elles sont sous la main ? » (IV, 10, 15) Ainsi, les choses du monde sont éphémères, temporelles et changeantes (XII, 11, 11). Elles n’ont qu’un temps, et elles s’acheminent vers le néant. Ce n’est donc pas en elles qu’il convient de se fixer. C’est pourquoi, Augustin invite à les délaisser pour revenir à soi : « L’âme se rappelle de l’extérieur vers l’intérieur, de l’inférieur au supérieur. » (In Ps 145, 5). Qui dit conversion dit retour à soi, mais non pas pour se fixer en soi : le mouvement d’intériorisation est le passage obligé vers ce qui est au sommet de l’âme, Dieu. « En suivant le sens de la chair, c’est toi que je cherchais ! Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que les cimes de moi-même. » (III, 6, 11). Le passage du “dehors” (foris) au “dedans” (intus)[4] passe par l’âme, mais celle-ci n’a pas en elle-même son centre de gravité. Située entre le monde et Dieu, elle vit une tension qui peut devenir « distensio », détente, éparpillement dans les biens inférieurs, ou au contraire « intentio », concentration sur les biens supérieurs. 2. « Le meilleur est l’élément intérieur » Qu’en est-il de l’âme ? Augustin partage sur l’homme la conception dualiste des platoniciens, en distinguant l’âme et le corps. L’homme, ce n’est ni le corps ni l’âme seuls, mais le composé des deux : « C’est l’un et l’autre réunis qui méritent le nom d’homme »[5]. Si l’âme n’est pas l’homme tout entier, elle en est pourtant sa partie la meilleure : « Alors, je me suis tourné vers moi, et j’ai dit à moi-même : “Et toi, qui es-tu ?” J’ai répondu : “Je suis homme”. Et voici un corps et une âme qui sont en moi, à ma disposition, l’un à l’extérieur et l’autre à l’intérieur… Mais le meilleur est l’élément intérieur… » (X, 6, 9). Augustin accorde très nettement la primauté à l’âme, qui est en l’homme à l’image de Dieu : « C’est que Dieu l’a fait à son image en lui donnant une âme spirituelle et une intelligence qui le placent au-dessus des bêtes[6]. » Comment connaître l’âme ? Méditant sur la puissance de l’esprit, la partie la plus haute de l’âme, qu’il identifie avec la mémoire, Augustin est pris d’effroi. « Grande est la puissance de la mémoire ! C’est je ne sais quel mystère effroyable, mon Dieu, que sa profonde et infinie multiplicité ! Et cela, c’est l’esprit, et cela c’est moi-même ! Que suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle nature suis-je ? Une vie variée, multiforme, et d’une immensité puissante !… Aucune limite nulle part ! » (X, 17, 26). Pourtant, l’âme elle-même, prise dans le flux temporel, est soumise au changement[7] : elle se heurte à ses propres limites, dont l’oubli est le signe le plus évident. Mais ce qui la caractérise, c’est le pouvoir qu’elle a de se tourner soit vers le monde, soit vers Dieu. Dans son traité De la quantité de l’âme, distinguant les différents degrés de réalités : le « corps terreux et mortel »[8], le pouvoir de « l’âme dans les sens », sa capacité à se souvenir, à imaginer et à raisonner, Augustin découvrait déjà qu’elle a aussi le pouvoir de s’abstraire de tout ce qui l’attache au monde, et de s’élever jusqu’à Dieu. C’est ce pouvoir qu’il évoque dans les Confessions : « Que dois-je donc faire, ô toi, ma vraie vie, ô mon Dieu ? Je dépasserai même cette puissance en moi qui s’appelle la mémoire ; je la dépasserai pour tendre jusqu’à toi, douce lumière ! Que me dis-tu ? Me voici montant à travers mon esprit jusqu’à toi qui demeures au-dessus de moi ; ainsi je dépasserai même cette puissance en moi qui s’appelle la mémoire, avec la volonté de t’atteindre par où on peut t’atteindre, et de m’attacher à toi par où on peut s’attacher à toi… Comment dès lors te trouverai-je, si je n’ai pas mémoire de toi ? » (X, 17, 26). 3. La mémoire de Dieu. Au livre X des Confessions, Augustin touche du doigt un point central en abordant la question du lien entre la mémoire et la présence de Dieu. Sa ligne directrice sera l’aspiration des hommes à la vie heureuse, celle-ci étant présente à l’âme sous la figure de la joie éprouvée (X, 21, 30), mais faut-il encore ne pas se tromper dans sa recherche (X, 21, 31). La vraie vie heureuse, c’est celle dont la joie a Dieu pour objet (X, 22, 32) et cet objet authentifie la joie elle-même et lui confère valeur de vérité (X, 23, 33). Là où il a trouvé la vérité, Augustin a donc aussi trouvé Dieu, puisque Dieu est la vérité même ; et après l’avoir trouvée, il ne l’a plus oubliée (X, 24, 35). La présence de Dieu a laissé sa trace dans la mémoire, et en explorant celle-ci, on ne peut pas ne pas la retrouver. Il faut distinguer ici deux formes de mémoire. Il y a la mémoire qui retient ce qu’elle a vu à l’extérieur et la mémoire intérieure, qui est sous l’emprise des notions telles que le vrai, le bien, le beau. Ces notions, et d’autres sont régulatrices de ses jugements, et procurent à l’esprit une certaine précompréhension de Dieu. La première forme de mémoire est au cœur du livre XI, où elle apparaît comme notre capacité à appréhender le passé, donc ce qui est de l’ordre du sensible, tandis que la seconde forme renvoie à une réalité permanente, donc qui est constitutive du monde intelligible. Tel est le goût inextinguible du bonheur. Comment ce goût a-t-il pénétré dans notre mémoire ? « Est-ce à la manière dont se souvient de Carthage celui qui l’a vue ? Non, répond Augustin : la vie heureuse ne se voit pas avec les yeux, parce qu’elle n’est pas un corps… » (X, 21, 30). C’est de cette manière que Dieu est présent dans la mémoire. Il est inutile cependant de chercher où Dieu se loge dans la mémoire, car sa présence n’est pas d’ordre spatial. Elle se fait selon un mode spirituel, qui échappe à toute localisation (X, 25, 36). Dieu est saisi comme tel au moment où l’esprit prend conscience de sa transcendance. La façon dont Augustin exprime le mode de présence de Dieu à l’esprit se ressent de l’influence platonicienne, mais il y apporte sa note originale, spécifiquement chrétienne. A la différence des platoniciens qui, dans l’ascension vers Dieu, font appel au seul processus d’intériorisation et de réminiscence, Augustin fait intervenir autre chose : la grâce. L’homme porte en effet sur lui « sa mortalité » , et le « témoignage de son péché » (I, 1, 1), si bien qu’il ne peut espérer surmonter l’abîme qui le sépare de Dieu que si Dieu lui en donne le pouvoir. « Je l’ai pu, parce que tu t’es fait mon soutien » (VII, 10, 16)[9].

III. L’Eternel dans le temps C’est à ce stade qu’il faut souligner un autre aspect : le rôle du Médiateur, sans lequel il est impossible à l’homme d’achever sa vocation dont il pressent pourtant qu’elle est dans la vie partagée avec Dieu : « Tu nous as faits orientés vers toi… » (I, 1, 1). Mais, nous venons de le voir, le retour vers Dieu n’est pas au pouvoir de l’homme : il dépend entièrement de la grâce. Elle est un don, non un dû. Il faudrait évoquer ici toute sa théologie de la grâce. On peut la résumer dans sa fameuse prière : « Donne ce que tu commandes, et commande ce que tu veux » (X, 29, 40). Dans un commentaire de Psaumes, Augustin reprend le thème de la nécessité du Médiateur, mais en le mettant en relation avec le thème de l’égarement : « De peur qu’on ne pensât à un voyage corporel, le Prophète dit que son âme a été longtemps errante (Ps 119, 8). Le corps voyage en changeant de lieux ; l’âme voyage en changeant de sentiments (corpus peregrinatur locis, cor peregrinatur affectibus). Si vous aimez la terre, vous voyagez loin de Dieu ; si vous aimez Dieu, vous montez vers Dieu. Exerçons-nous à pratiquer l’amour de Dieu et du prochain, afin de revenir à la charité. Si nous tombons sur la terre, nous y sèchons et nous y pourrissons. Mais le Christ est descendu avec celui qui était tombé, pour le faire remonter… » (En in Ps 119, 8). 1. A la recherche de la voie Grâce aux philosophes, Augustin connaît le but du pèlerinage terrestre, mais il ignore le chemin. Ce but est inscrit dans son cœur sous la figure du bonheur. «Voyant où il faut aller, les philosophes ne voient pas par où est la Voie qui mène à la patrie bienheureuse, non seulement pour la contempler, mais pour l’habiter. » (VII, 20, 26). Leurs efforts ont échoué, un échec dont il a fait lui-même l’expérience. « Moi, loin de toi, je suis allé à la dérive…, je me suis fait pour moi région d’indigence » (II, 10, 18). « Où étais-tu donc alors pour moi ? Bien loin ! Et bien loin, j’errais en terre étrangère (longe peregrinabar abs te), séparé de toi… » (III, 6, 11). Augustin a tenté de sortir de cette impasse en se mettant à l’école des philosophes, mais il a compris que, s’il y avait de « l’Etre à voir », il n’était « pas encore être à le voir », parce qu’il « était dans la region de la dissemblance » (VII, 10, 16). Le prêtre Simplicianus oriente alors ses lectures vers le prologue de Jean et les Lettres de Paul où il découvre ce qui lui manque : la foi au Médiateur. Alors que les philosophes prétendent à une vision immédiate de Dieu, grâce à l’élan mystique, Augustin découvre que le seul accès est indirect, médiatisé par le Christ, l’unique voie. Il faudrait ici relire le livre VII des Confessions et notamment les paragraphes 9, 13, où Augustin souligne l’abîme qui existe entre les promesses des philosophes et la vérité chrétienne. Le point de divergence se situe autour du même thème : le Verbe venu dans la chair, que les philosophes refusent. Augustin rapproche ici le prologue de Jean (le Verbe venu dans la chair) et l’hymne aux Philippiens sur la condition de serviteur (Ph 2, 6-11). Ces textes lui font découvrir l’initiative inouïe de Dieu envers l’homme en la personne de celui qui est devenu le Médiateur. Le voyage vers la patrie, qui était auparavant impossible, devient désormais une possibilité, grâce au Médiateur. « Que, en effet, avant tous les temps et au-dessus de tous les temps, existe de façon permanente et immuable ton Fils unique co-éternel à toi, et que les âmes reçoivent de sa plénitude pour être heureuses, et que, en participant à la sagesse permanente en soi, elles se renouvellent pour être sages, cela s’y trouve (chez les philosophes). Mais que, au temps marqué, il est mort pour les impies, et que tu n’as épargné ton Fils unique mais pour nous tous tu l’as livré, non, cela ne s’y trouve pas… » (VII, 9, 14). 2. « C’est à lui que nous allons, par lui que nous allons ! » A l’axe vertical où l’âme a sa fine pointe en Dieu fait désormais pendant, chez Augustin, l’axe horizontal sur lequel s’inscrit l’histoire du salut, grâce à l’entrée de Dieu dans le temps, pour devenir le Médiateur entre l’homme et Dieu. Englué dans le monde, l’homme était incapable d’aller à Dieu vers lequel tend pourtant son âme. Au terme du livre VII, Augustin avait fait ce constat : « Je cherchais la voie, pour acquérir la vigueur qui me rendrait capable de jouir de toi ; et je ne trouvais pas, tant que je n’avais pas embrassé le Médiateur entre Dieu et les hommes, l’Homme Jésus-Christ… » (VII, 18, 24). Augustin revient avec insistance sur cette nécessité du Médiateur (X, 42, 67, et XI, 29, 39) pour constater que la vie est une « distension » tant qu’elle n’a pas été recueillie par « le Médiateur entre toi, qui es un, et nous qui vivons multiples dans le multiple à travers le multiple… » (XI, 29, 39). Sa pensée peut se ramener à la formule synthétique suivante : « Le Christ Dieu est la patrie vers laquelle nous allons ; le Christ homme la voie par laquelle nous allons. C’est à lui que nous allons, par lui que nous allons. » : Deus Christus patria est quo imus, homo Christus via est qua imus )[10]. C’est sa nature spécifique, humaine et divine, qui lui permet justement de remplir cette fonction de liaison entre l’homme et Dieu. « En tout semblable aux hommes, il eût été trop loin de Dieu ; en tout que semblable à Dieu, il eût été trop loin des hommes, et ainsi, il n’eût pas été médiateur… » (X, 42, 67). Sa venue dans notre condition temporelle autorise dès lors tous les espoirs : « Nous aurions pu croire que ton Verbe était bien loin de s’unir à l’homme, et désespérer de nous s’il ne s’était fait chair et n’eût habité parmi nous » (X, 43, 69). Ce thème est récurrent dans la pensée d’Augustin. Qu’il suffise de citer ce passage du De Trinitate : « Ainsi donc, incapables comme nous l’étions d’étreindre l’éternel, sous le poids des souillures des péchés, contractées avec l’amour des choses temporelles et presque naturellement enracinées avec la propagation de la nature mortelle, il nous fallait une purification. Mais nous ne pourrions être purifiés pour nous adapter à l’éternel, qu’au moyen du temporel dans lequel nous étions déjà fixés. Evidemment, il y a loin de la santé à la maladie ; pourtant, entre les deux, le remède ne rend la santé qu’à la condition de convenir à la maladie. Inutile, le temporel frustre les malades ; utile, le temporel les aide à guérir et, guéris, les fait passer à l’éternel. Eh bien, l’âme raisonnable qui, une fois purifiée, est tenue à la contemplation à l’égard de l’éternel, est, pour se purifier, tenue à la foi à l’égard du temporel… » (De Trinitate IV, 18, 24).

Conclusion Le Christ s’est fait temporel, afin que tu deviennes éternel. Chez Augustin, le temps revêt une double valeur : une valeur existentiale (au sens heideggerien du mot), ce qui veut dire qu’il est une structure de l’esprit humain : c’est ce que nous avons montré en réfléchissant avec Augustin sur l’être et la mesure du temps. Mais le temps a aussi une valeur eschatologique car déjà la vie présente, quand elle est vécue en « tension » vers Dieu, peut surmonter le temps et anticiper l’éternel, non pas en s’appuyant sur le seul effort de l’esprit, mais en accueillant dans la foi le Médiateur. Là est l’essentiel de ce qu’Augustin voulait nous dire sur le temps. L’avènement du Christ a donc modifié la compréhension que nous pouvions avoir du temps. Verbe éternel, le Christ est aussi Verbe fait chair, assumant la condition temporelle jusqu’à la mort et faisant du temps le chemin vers la vie éternelle. « Il est où tu vas, il est par où tu vas : le chemin n’est pas différent du but, tu ne viens pas au Christ par autre chose que lui ; c’est par le Christ que tu viens au Christ… C’est par le Christ homme que tu viens au Christ Dieu, par le Verbe qui s’est fait chair au Verbe qui était au commencement Dieu auprès de Dieu[11]. » Si l’Incarnation redouble le mystère de Dieu, elle donne ainsi consistance à l’existence humaine, appelée à une vie partagée avec Dieu. Telle est l’espérance introduite par le Christ dans le temps des hommes. Tel est « l’admirable échange » auquel tout être humain est convié : « Le fleuve des choses temporelles nous entraîne ; mais, comme un arbre au bord du fleuve, est né Notre Seigneur Jésus-Christ… Il a voulu en quelque sorte se planter au bord du fleuve des choses temporelles. Tu es emporté par le courant ? tiens-toi à l’arbre. L’amour du monde te roule dans son tourbillon ? Tiens-toi au Christ. Pour toi il s’est fait temporel, afin que tu deviennes éternel ; car, si lui aussi s’est fait temporel, c’est en demeurant éternel. Il a emprunté quelque chose au temps, il ne s’est pas éloigné de l’éternité. Toi par contre tu es né temporel et par le péché tu es devenu temporel : toi tu es devenu temporel par le péché, lui est devenu temporel par miséricorde pour te délivrer du péché[12] … »   Marie-Paulette ALAUX Oblate de l’Assomption Etudiante en théologie Institut catholique de Paris

Une Réponse à “LE SENS DU TEMPS CHEZ SAINT AUGUSTIN”

  1. gabriellaroma dit :

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