Archive pour le 7 janvier, 2014
MUSIQUE SACRÉE: DISCOURS DE BENOIT XVI LORS DE SA VISITE DE L »INSTITUT PONTIFICAL DE MUSIQUE SACRÉE
7 janvier, 2014MUSIQUE SACRÉE: DISCOURS DE BENOIT XVI LORS DE SA VISITE DE L »INSTITUT PONTIFICAL DE MUSIQUE SACRÉE
Vénérés frères dans l’épiscopat et dans le sacerdoce,
Chers professeurs et élèves de l’Institut pontifical de musique sacrée!
Le mémorable jour du 21 novembre 1985, mon bien-aimé Prédécesseur, le Pape Jean-Paul II, rendit une visite à ces « aedes Sancti Hieronymi de Urbe » où, depuis sa fondation, en 1932, par le Pape Pie XI, une communauté choisie de moines bénédictins avait travaillé avec zèle à la révision de la Biblia Vulgata. C’était le moment où, par la volonté du Saint-Siège, l’Institut pontifical de musique sacrée s’était transféré ici, tout en conservant dans l’ancien siège du « Palazzo dell’Apollinare » l’historique Salle Grégoire XIII, la Salle Académique ou l’ »Aula Magna » de l’Institut, qui est encore aujourd’hui, pour ainsi dire, le « sanctuaire » où se déroulent les académies solennelles et les concerts. Le grand orgue, offert au Pape Pie XI par Mme Justine Ward en 1932, a été à présent entièrement restauré avec la généreuse contribution du Gouvernement de la « Generalitat de Catalunya ». Je suis heureux de saluer en cette occasion les représentants de ce Gouvernement ici présents. Je suis venu avec joie au siège didactique de l’Institut pontifical de musique sacrée, totalement rénové. A travers cette visite sont inaugurés et bénis les imposants travaux de restauration effectués ces dernières années à l’initiative du Saint-Siège et avec la contribution significative de divers bienfaiteurs, parmi lesquels se distingue la « Fondazione Pro Musica e Arte Sacra », qui a pris en charge la restauration complète de la Bibliothèque. J’entends idéalement inaugurer et bénir aussi les travaux de restauration effectués dans la Salle académique où, sur la scène, à côté du grand orgue que nous avons mentionné, a été placé un magnifique piano, don de « Telecom Italia Mobile » au bien-aimé Pape Jean-Paul II pour « son » Institut de Musique sacrée. Je souhaite à présent exprimer ma reconnaissance à Monsieur le Cardinal Zenon Grocholewski, Préfet de la Congrégation pour l’Education catholique et votre Grand Chancelier, pour l’expression courtoise de ses meilleurs vœux qu’en votre nom également, il a voulu m’adresser. Je confirme volontiers en cette circonstance mon estime et ma reconnaissance pour le travail que le Corps académique, étroitement uni à son Président, accomplit avec un sens des responsabilités et un remarquable professionnalisme. Mes salutations vont à toutes les personnes présentes: les membres des familles, avec leurs enfants, et les amis qui les accompagnent, les officiers, le personnel, les élèves et les résidents, ainsi que les représentants de la Consociato Internationalis Musicae Sacrae et de la Foederatio Internationalis Pueri Cantores. Votre Institut pontifical se dirige à grands pas vers le centenaire de sa fondation qui est l’œuvre du Pape Pie X, qui érigea en 1911, avec le Bref Expleverunt desiderii, l’ »Ecole supérieure de Musique sacrée »; celle-ci, après les interventions successives de Benoît XV et Pie XI, devint ensuite, avec la Constitution apostolique Deus scientarum Dominus du même Pie XI, l’Institut pontifical de Musique sacrée, activement engagé aujourd’hui encore dans l’accomplissement de sa mission originelle au service de l’Eglise universelle. De nombreux étudiants venus ici de toutes les parties du monde pour se former dans les disciplines de la musique sacrée, deviennent à leur tour des formateurs dans leurs Eglises locales respectives. Et combien y en a-t-il eu sur une période de près d’un siècle! Je suis heureux d’adresser à présent un salut cordial à celui qui, par son exceptionnelle longévité, représente un peu la « mémoire historique » de l’Institut et incarne beaucoup d’autres personnes qui ont œuvré ici: Mgr Domenico Bartolucci. Il me tient à cœur, en ce siège, de rappeler ce que décida le Concile Vatican II en matière de musique sacrée: en s’inscrivant dans la ligne d’une tradition séculaire, le Concile affirme que celle-ci « a créé un trésor d’une valeur inestimable qui l’emporte sur les autres arts, du fait surtout que, chant sacré lié aux paroles, il fait partie nécessaire ou intégrante de la liturgie solennelle » (Sacrosanctum Concilium, n. 112). Combien la tradition biblique et patristique est riche pour souligner l’efficacité du chant et de la musique sacrée pour toucher les cœurs et les élever jusqu’à pénétrer, pour ainsi dire, dans l’intimité même de la vie de Dieu! Bien conscient de cela, Jean-Paul II observe que, aujourd’hui comme toujours, trois caractéristiques distinguent la musique sacrée liturgique: la « sainteté », l’ »art vrai », l’ »universalité », c’est-à-dire la possibilité d’être proposés à n’importe quel peuple et n’importe quelle assemblée (cf. Sacrosanctum Concilium « Mû par le vif désir » du 22 novembre 2003). C’est précisément dans cette perspective que l’Autorité ecclésiastique doit s’engager à orienter avec sagesse le développement d’un genre musical aussi exigeant, sans en « congeler » le patrimoine, mais en tentant d’inscrire dans l’héritage du passé les nouveautés valables du présent, pour parvenir à une synthèse digne de la haute mission qui lui est réservée dans le service divin. Je suis certain que l’Institut pontifical de musique sacrée, en parfaite entente avec la Congrégation pour le Culte divin, ne manquera pas d’offrir sa contribution pour une « mise à jour », adaptée à notre époque, des précieuses traditions dont la musique sacrée est riche. Chers professeurs et élèves de cet Institut pontifical, je vous confie donc cette tâche exigeante mais passionnante, dans la conscience que celle-ci représente une valeur de grande importance pour la vie même de l’Eglise. En invoquant sur vous la protection maternelle de la Vierge du Magnificat et l’intercession de saint Grégoire le Grand et de sainte Cécile, je vous assure pour ma part un constant souvenir dans la prière. Tout en souhaitant que la nouvelle année académique qui va commencer soit emplie de grâces, je donne à tous de tout cœur une Bénédiction apostolique particulière.
Source vaticane
COMMENTAIRES SUR L’ENCYCLIQUE « DIEU EST AMOUR » DE BENOÎT XVI
7 janvier, 2014http://www.culture-et-foi.com/dossiers/benoit_xvi/balasurya_1.htm#b2
COMMENTAIRES SUR L’ENCYCLIQUE « DIEU EST AMOUR » DE BENOÎT XVI
TISSA BALASURIYA, OMI
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Amour et morale sexuelle « Dieu amour » et pluralisme religieux Le Dieu d’amour et le Dieu de justice dans l’histoire du Salut Le Dieu d’amour et le Dieu de justice dans l’histoire de l’Église L’Église des premiers temps L’Église et l’État Pourquoi Jésus a-t-il été tué ? Les États pontificaux
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La première encyclique de Benoît XVI était très attendue. Le Pape y apparaît sous un jour plus aimable qu’à l’époque où, sous le nom de cardinal Joseph Ratzinger, il était préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Le document se divise en deux parties intitulées « L’unité de l’amour dans la création et dans l’histoire du salut » (sections 2 à 18) et « L’exercice de l’amour de la part de l’Église en tant que “communauté d’amour” » (nos 19 à 42). Le texte, bien écrit, rédigé sur un ton personnel, s’enracine dans le patrimoine culturel et philosophique de l’Occident et s’appuie sur la Bible; le Pape renvoie d’ailleurs abondamment à ces sources. L’enseignement proposé est attrayant : « Dieu est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui. » L’encyclique a reçu un accueil d’autant plus favorable que le Pape ne s’y prononce pas de façon autoritaire sur le sujet controversé de la morale sexuelle, qui divise les chrétiens. Il réfléchit plutôt sur la valeur et la signification de l’amour dans ses dimensions distinctes et indissociables d’éros, de philia et d’agapè : l’amour qui s’exprime dans la sexualité, l’amour amitié, l’amour axé sur l’autre et le service de l’autre. Benoît XVI rattache ces visages de l’amour à l’amour de Dieu pour l’humanité, révélé et exprimé par le Christ. Dans un esprit de compromis et d’ouverture, il essaie de concilier des réalités réputées incompatibles. Ceux qui s’intéressent aux questions de morale interpersonnelle seront agréablement surpris par la première partie de l’encyclique, où le Pape souligne que les excès de la vie moderne doivent être purifiés et ennoblis par les valeurs chrétiennes et les valeurs de la raison. La deuxième partie porte principalement sur la dimension sociale de l’amour du prochain. L’ensemble, fortement imprégné de la culture occidentale qui a nourri la pensée du Pape, peut être abordé sous divers angles. Chaque courant théologique en jugera selon son point de vue. La théologie féministe y trouvera des lacunes (langage sexiste, place accordée aux droits des personnes en matière de reproduction…). En Amérique latine, les théologiens de la libération déploreront le silence du texte sur ce qu’ils ont apporté à la théologie depuis quelques décennies en mettant l’accent sur les dimensions sociales et structurelles de l’amour. En Asie et en Afrique, ils trouveront qu’il y aurait eu beaucoup à dire sur leur expérience de « l’amour chrétien » avant et après les décolonisations. Les militants du dialogue interreligieux souligneront le problème que leur causent les expressions de l’affirmation « Dieu est amour » au fil de l’histoire. Les personnes soucieuses de justice interraciale, d’éthique mondiale et de respect de la nature conserveront leurs réserves sur la théologie et la spiritualité chrétiennes.
Amour et morale sexuelle Selon l’encyclique, l’éros et l’agapè font également partie du dessein de Dieu sur les relations humaines. Toute l’ère moderne a été le théâtre de débats sur la famille et la sexualité au sein de l’Église. L’une des questions les plus brûlantes a été la régulation des naissances. La polémique a culminé, en 1968, avec la décision de Paul VI de condamner l’utilisation des contraceptifs. Le Pape statuait seul sur une question que son prédécesseur, Jean XXIII, avait confiée à une commission consultative de spécialistes. Son argument était que, en vertu de la loi naturelle, il existait un lien nécessaire entre l’acte conjugal et la procréation. Pour lui, le salut passait par le respect de la loi naturelle, qu’il revendiquait le pouvoir d’interpréter, puisqu’elle était voulue de Dieu (no 4). De telles questions exigeaient du Magistère de l’Église une réflexion nouvelle et approfondie sur les principes de la doctrine morale du mariage, doctrine fondée sur la loi naturelle, éclairée et enrichie par la Révélation divine. Aucun fidèle ne voudra nier qu’il appartient au Magistère de l’Église d’interpréter aussi la loi morale naturelle. Il est incontestable, en effet, comme l’ont plusieurs fois déclaré Nos Prédécesseurs, que Jésus Christ, en communiquant à Pierre et aux apôtres sa divine autorité, et en les envoyant enseigner ses commandements à toutes les nations, les constituait gardiens et interprètes authentiques de toute la loi morale : non seulement de la loi évangélique, mais encore de la loi naturelle, expression elle aussi de la volonté de Dieu, et dont l’observation fidèle est également nécessaire au salut des hommes (Humanae Vitae, no 40). La position de Paul VI allait bien au-delà des enseignements de l’Évangile. Comment l’Église pouvait-elle se dire l’interprète authentique d’une loi naturelle qui n’était clairement connue ni de la masse des gens, ni des savants ? Le Pape pouvait encore moins affirmer que l’observation de la loi naturelle était nécessaire au salut des hommes (sic). Dans sa décision et ses instructions, il portait un jugement théologique à partir d’un argument philosophique controversé sur l’objet de la sexualité et de l’acte conjugal. Il soutenait que l’objet principal de la sexualité était la procréation et que jamais la possibilité d’engendrer ne devait être exclue artificiellement par le couple dans l’acte sexuel. Que la nature ait prévu des périodes d’infertilité relevait de la Providence divine, mais la raison et la volonté humaines n’avaient pas le droit de contrecarrer les conséquences naturelles et normales des rapports sexuels. La décision de Paul VI a aussitôt soulevé la controverse, même au sein de la hiérarchie catholique. La loyauté des fidèles envers l’Église était mise à l’épreuve. Dans le monde entier, de nombreuses familles catholiques ont passé outre au jugement papal et décidé pour elles-mêmes. Beaucoup se sont mises à douter de la sagesse de la hiérarchie et de son droit de se prononcer sur de telles questions. Presque partout, les familles ont eu de moins en moins d’enfants, et les plus nombreuses n’étaient pas nécessairement catholiques. Les enseignements et les pratiques de l’Église sur le plan moral, notamment le refus de l’eucharistie aux personnes divorcées et remariées, ont éloigné de plus en plus de catholiques des positions de l’Église. Beaucoup ont pensé que le bon sens de la plus grande partie de l’humanité pouvait être un reflet plus fidèle de la loi naturelle que les décisions théoriques de la hiérarchie. Depuis une quarantaine d’années, les chrétiens délaissent l’Église. La fréquentation des sacrements a diminué. Les vocations à la prêtrise sont en chute libre. Dans les pays occidentaux surtout, on ferme des séminaires et des églises. La doctrine catholique sur le contrôle des naissances (et le divorce) est l’une des principales raisons de la diminution de la pratique des sacrements (baptême des enfants, pénitence, eucharistie et mariage notamment). En fait, les chrétiens ont commencé à s’éloigner de l’Église après 1968. En Asie, beaucoup de familles qui ne pouvaient ou ne voulaient pas obéir au Pape sur la contraception ont eu tendance à déserter la pénitence et l’eucharistie. Consciente de cette situation, l’Église officielle a donné instruction aux confesseurs de ne pas insister sur le contrôle artificiel des naissances auprès des pénitents, même si ceux-ci n’avaient pas l’intention de renoncer à cette pratique. De nombreux couples, en Occident et ailleurs, ne connaissent pas la condamnation papale ou n’en tiennent pas compte. Tout récemment, le cardinal Martini, candidat à la papauté au conclave d’avril 2005, a préconisé une révision de la doctrine en cette matière. Benoît XVI fait preuve de sensibilité envers la sexualité humaine lorsqu’il établit, dans l’encyclique, un rapport entre l’éros (axé sur soi) et l’agapè (axé sur autrui), Dieu étant la source première de ces deux formes d’amour. Comme la plus grande partie de l’humanité (catholiques compris) et une bonne partie de la hiérarchie de l’Église n’adhèrent plus à la doctrine de l’Église sur le contrôle des naissances, peut-on s’attendre à ce que le Pape la remette en cause ? La situation est d’autant plus pressante que les fidèles exposés au VIH-sida se trouvent dans un dilemme moral. Peut-être le Pape pourrait-il se faire conseiller par une commission compétente. En tout cas, il semble y avoir un certain changement au Vatican, qui a annoncé récemment que les couples mariés dont un membre est atteint du sida pourraient utiliser le condom. Ayant ouvert une fenêtre de compréhension sur le monde de la sexualité humaine, le Pape pourrait essayer de guérir cette blessure qui a éloigné de l’Église tant de gens de bonne volonté. Il vaudrait la peine que les dirigeants de l’Église réfléchissent à ce que, bon gré mal gré, ils ont appris des gens ordinaires sur la morale sexuelle, l’esclavage, l’évolution, la démocratie, les droits de la classe ouvrière, les droits des femmes et les relations interreligieuses. L’Église est en droit de faire appel à la foi des catholiques sur les questions qui relèvent clairement de la Révélation. Mais elle peut difficilement contraindre les fidèles à adhérer à des enseignements qu’elle justifie par la raison et la loi naturelle. Il faudrait au moins pousser plus loin la réflexion sur certaines questions que les personnes concernées veulent régler en toute liberté, en fonction de leurs besoins, tels le remariage des personnes divorcées et leur participation à l’eucharistie. Certaines de ces questions font l’objet de divergences d’opinion au sein même de la hiérarchie. Ce serait d’ailleurs un signe de prudence pastorale que de revenir sur des enseignements et pratiques de l’Église qui sont sujets à contestation dans un contexte de prise de conscience croissante de la liberté humaine et des droits de la femme, sans pour autant mettre en veilleuse la nécessité d’éviter les excès de l’égoïsme humain auxquels le Pape fait allusion.
« Dieu amour » et pluralisme religieux L’encyclique présente l’Église comme la manifestation de l’amour de Dieu en Jésus Christ, et développe le thème du lien entre l’amour de Dieu et les diverses dimensions de l’amour humain. Celui-ci doit être débarrassé de tout excès d’égoïsme afin de devenir l’amour centré sur autrui enseigné et vécu par Jésus Christ. Mais on peut se demander comment il se fait que l’Église catholique, forte de tous les saints remplis de charité que mentionne l’encyclique, ait enseigné pendant près de 2000 ans que la plus grande partie de l’humanité était exclue du salut éternel à cause du péché originel, jusqu’à la venue de Jésus Christ, l’unique sauveur. Dans cet enseignement se croisent une conception anthropologique de la Chute de l’humanité dans le péché originel à la suite d’Adam et Ève, « nos premiers parents », et la doctrine traditionnelle du salut, qui affirme que nul ne peut être sauvé sans Jésus Christ et sans l’Église. Il y a 1500 ans, depuis saint Augustin et les conciles de Carthage (418) et de Chalcédoine (451), que l’Église se présente comme l’unique voie du salut. Hors de l’Église point de salut ! On n’entre pas au ciel sans être baptisé ! L’encyclique parle de l’amour de Dieu pour l’humanité mais n’aborde pas la contradiction entre l’universalité de cet amour et les implications de la doctrine chrétienne traditionnelle selon laquelle la damnation attend la plus grande partie de l’humanité, soit les hommes et les femmes qui sont nés avant le Sauveur, ou sont nés après lui mais n’appartiennent pas à l’Église et n’ont pas reçu le baptême. On s’abstient de réitérer cette position aujourd’hui, mais on la réaffirmait encore au milieu du 20e siècle tout en faisant place, pour la tempérer, à la possibilité du baptême de désir. Le christianisme s’est toujours considéré comme une religion à part, supérieure aux autres, et excluait la possibilité que celles-ci ouvrent la voie du bien durant la vie et celle du salut après la mort. Elles étaient un tissu de mensonges et de superstitions, sinon l’œuvre du diable. Les catholiques n’étaient même pas autorisés à assister à leurs cérémonies. Loin de rechercher un dialogue honnête, franc et respectueux avec les autres religions, les missionnaires chrétiens s’avançaient en sol étranger aux côtés des conquérants, qui se croyaient appelés par Dieu à faire reculer l’erreur. Ainsi s’exprimait l’affirmation « Dieu est amour » dans les relations avec les peuples non chrétiens, dont la plupart n’appartenaient pas au monde occidental. L’encyclique simplifie la réalité, pour le moins, en passant sous silence cette prétention séculaire, que le reste du monde n’a pas oubliée. Le Dieu des chrétiens est aussi le Dieu qui, dans la Bible, a choisi Israël comme peuple élu. Cette préférence du Dieu d’amour échappe à la compréhension des autres religions. Or l’encyclique s’en fait l’écho et la présente comme un remède aux maux de l’humanité : Au contraire, le Dieu unique auquel Israël croit aime personnellement. De plus, son amour est un amour d’élection : parmi tous les peuples, il choisit Israël et il l’aime, avec cependant le dessein de guérir par là toute l’humanité. Il aime, et son amour peut être qualifié sans aucun doute comme éros, qui toutefois est en même temps et totalement agapè. Ce genre d’interprétation peut paraître acceptable à des oreilles occidentales, mais ne saurait exprimer pour les autres peuples (arabes notamment) le fait que Dieu est amour. On est frappé du chauvinisme qui s’y étale, sachant que le divin est objet de méditation et de rencontres spirituelles dans tant d’autres religions, grandes et petites. Cette attitude a engendré les Croisades et les guerres de religion; c’est elle qui inspire aujourd’hui la droite religieuse américaine, et elle risque d’intensifier le choc annoncé des civilisations. Durant les quatre dernières décennies, dans la foulée de Vatican II (1962-1965), l’Église a tendu à inclure dans son enseignement la possibilité du salut de tout le genre humain, même hors de ses rangs. Elle publie néanmoins des documents qui réitèrent qu’elle est la voie privilégiée du salut, tel Dominus Jesus en 2000. Le Conseil œcuménique des Églises se penche actuellement sur la manière de concilier l’Évangile et la mission avec les relations et le dialogue interreligieux. Les Églises chrétiennes discutent d’intercommunion, après des siècles d’isolationnisme. Le Dieu d’amour et le Dieu de justice dans l’histoire du Salut Traditionnellement, selon la théologie chrétienne de la Trinité, Dieu le Père a envoyé son Fils sur la terre pour sauver l’humanité, permettant la mort de son fils unique Jésus. Dieu aime tellement l’humanité que le Père est prêt à sacrifier son fils unique par la mort sur la croix. Le Pape écrit dans l’encyclique : L’amour passionné de Dieu pour son peuple — pour l’homme — est en même temps un amour qui pardonne. Il est si grand qu’il retourne Dieu contre lui-même, son amour contre sa justice (no 10). On peut se demander quelle sorte de père est Dieu si la mort de son fils est seule capable d’apaiser sa colère. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre l’amour de Dieu, ou l’amour au sein de la Trinité ? Dans quel sens le Christ est-il le sauveur de l’humanité ? Et pourquoi tout être humain est-il coupable d’avoir commis le péché originel et offensé Dieu, avant même d’être venu au monde ? Or l’histoire d’Adam et Ève, lors même qu’on y reconnaît un mythe, ne donne pas seulement lieu à cette interprétation. Elle fonde également l’anthropologie chrétienne, ainsi que la théologie, y compris la sotériologie et l’ecclésiologie. La théologie traditionnelle du salut, de même que l’« histoire du salut », repose sur la doctrine du péché originel. Cela n’est pas l’équivalent de concevoir les êtres humains comme plongés dans un environnement de péché, ou portés à penser à eux-mêmes plutôt qu’aux autres et à Dieu. Comment la justice divine peut-elle condamner toute l’humanité pour le péché de nos premiers parents ? Et la thèse sous-jacente du monogénisme n’est-elle pas battue en brèche par la science ? Comme l’affirme le Catéchisme de l’Église catholique, publié en 1992 sous la gouverne de Jean-Paul II, « on ne peut pas toucher à la révélation du péché originel sans toucher au mystère du Christ » (no 389). Cela signifie-t-il que l’Incarnation du Fils n’aurait pas eu lieu sans le péché de nos premiers parents ? La réalité du concept conciliaire de péché originel semblerait dépendre alors d’un préalable contesté, soit que tout le genre humain descendrait d’un seul couple, et de la transmission du péché original d’une génération à l’autre, affirmée par le Concile de Trente (D 1512, 1513 ss). Le doute fait son chemin, sinon le refus, quand on croit comprendre que l’amour de Dieu est réservé aux chrétiens, plus précisément à ceux qui appartiennent à l’Église (catholique). De grandes religions comme le bouddhisme trouveraient incompréhensible qu’un Dieu d’amour puisse condamner des êtres humains au feu éternel (à l’Enfer). Doit-on s’étonner que pareille combinaison d’anthropologie adossée au mythe, de doctrine du salut réservé à une minorité et de prétention à la prédominance de la part d’une Église ne suscite ni attrait ni adhésion, même aujourd’hui, dans 95 pour cent de la population de l’Asie (plus ou moins la moitié de l’humanité) ? Est-ce que le Dieu d’amour et l’amour de Dieu ne méritent pas d’être mieux présentés aujourd’hui à l’humanité ? Cette situation montre à quel point la théologie chrétienne a été (et demeure ?) tributaire de la mythologie européenne et d’une interprétation partiale des Écritures juives voire du Nouveau Testament, dans le contexte de la domination de l’Occident sur le monde. Au numéro 7, Benoît XVI laisse entendre que l’amour chrétien est typiquement agapè : Dans le débat philosophique et théologique, ces distinctions ont souvent été radicalisées jusqu’à les mettre en opposition entre elles : l’amour descendant, oblatif, précisément l’agapè, serait typiquement chrétien; à l’inverse, la culture non chrétienne, surtout la culture grecque, serait caractérisée par l’amour ascendant, possessif et sensuel, c’est-à-dire par l’éros. Cette caractérisation de l’amour dans les cultures non chrétiennes comme « ascendant, possessif et sensuel » paraît indélicate sinon méprisante dans la bouche des chrétiens et surtout du Pape. Ne serait-il pas juste de dire que les deux types d’amour existent dans toutes les cultures et nécessitent une purification quand ils sont indésirables ? L’histoire des religions et des cultures depuis deux millénaires ne montre pas que la culture chrétienne ou occidentale ait été plus généreuse et plus centrée sur autrui que les cultures non chrétiennes. En exposant sa conception de l’amour altruiste qu’est l’agapè, le Pape explique que le Christ en est la source : celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don. L’homme peut assurément, comme nous le dit le Seigneur, devenir source d’où sortent des fleuves d’eau vive (cf. Jn 7, 37-38). Mais pour devenir une telle source, il doit lui-même boire toujours à nouveau à la source première et originaire qui est Jésus Christ, du cœur transpercé duquel jaillit l’amour de Dieu (cf. Jn 19, 34). On pourrait comprendre qu’il s’agit ici d’un privilège revendiqué pour les chrétiens, compte tenu des vieilles déclarations sur les cultures non chrétiennes. Une position comme celle-là ferait obstacle au dialogue interreligieux, qui nécessite respect, humilité et disponibilité à l’égard de ce que les autres ont à nous apprendre. Elle présenterait, une fois de plus, le Dieu des chrétiens comme exerçant une préférence envers eux par le don de l’amour. Il n’est pas évident, par ailleurs, que l’évangéliste Jean, en parlant du cœur transpercé de Jésus, y voie la source originaire d’un amour divin et oblatif pour toute l’humanité. En tout cas l’interprétation du message évangélique par l’Église au long de l’histoire n’a pas penché dans le sens d’une révélation universelle qui sauve et libère, mais au contraire dans le sens d’un enseignement intéressé, faisant de l’appartenance à l’Église une condition du salut. La déclaration de Jésus dans la synagogue de Nazareth était tout autre : « Il m’a envoyé pour proclamer la délivrance aux prisonniers […] libérer les opprimés » (Lc 4, 18). De Luc, le Pape cite deux paraboles : l’Homme riche et Lazare, et l’Enfant prodigue. Il cite également le passage de Matthieu sur le jugement dernier (25, 31-46), qui met en évidence la dimension sociale et de service de l’amour du prochain. Mais il ne rappelle pas cette proclamation de la mission de libération de Jésus. On attend toujours une mise en cause sérieuse des présupposés sur lesquels l’intolérance chrétienne s’est édifiée et justifiée pendant des siècles. La liturgie de la Semaine sainte et de Pâques rappelle encore le péché originel et sa conséquence, le sacrifice de la croix pour le salut de tous. Comment cette théologie de la Trinité a-t-elle pu mener à un christianisme exclusif et intolérant ? Cette conception restreinte du salut a même conduit les chrétiens, lorsqu’ils étaient en situation de pouvoir, à persécuter les adeptes des autres religions. Les missions avaient pour but de convertir les non-chrétiens et de les faire entrer dans l’Église. La théologie justifiait implicitement et même explicitement l’usage de la force pour conquérir les peuples et les amener à la foi. Prosélytisme oblige… La plupart de ces idées n’ont plus cours, mais les éléments fondamentaux de la doctrine du péché originel n’ont pas été abandonnés. Ils sont réaffirmés dans la liturgie pascale. Les langues et les cultures étant multiples, et l’esprit humain limité dans sa capacité de comprendre et d’interpréter le mystère divin, il est concevable que les interprétations du divin ou les voies vers le divin soient diverses. Le christianisme, enseignant le monothéisme, a prétendu connaître la nature du divin et la nature des interventions de Dieu dans l’histoire. Selon sa lecture, le Dieu d’amour prend parti en faveur du peuple d’Israël. Les Européens ont interprété la mission chrétienne à partir de là, pour se lancer à la conquête des autres continents et construire l’ordre mondial inéquitable que nous connaissons.
Le Dieu d’amour et le Dieu de justice dans l’histoire de l’Église La deuxième partie de l’encyclique porte sur la charité en tant que responsabilité de l’Église et manifestation de l’amour trinitaire. Le Pape y souligne la nécessité de la charité comme service rendu avec amour aux personnes qui sont dans le besoin. Ce point de vue entraîne l’adhésion, mais il ne doit pas faire oublier l’amour en tant qu’exigence de justice, entre les personnes et au sein des communautés, des plus petites (locales) à la plus grande (« globale »). Le Pape rappelle que la doctrine sociale de l’Église repose depuis toujours sur la charité; plus récemment s’est ajoutée la justice sociale, posée comme exigence. D’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de la société industrielle au dix-neuvième siècle […] Il est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu, mais avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société se posait de manière nouvelle. Toutefois l’examen, spéculatif, porte sur la théorie et les principes plutôt que sur leur mise en œuvre concrète au fil de l’histoire. Le Dieu de la théologie est sans doute un Dieu d’amour et de pardon, un Dieu généreux, mais ce n’est pas le Dieu que l’histoire de la chrétienté a affiché aux côtés de chrétiens souvent orgueilleux, violents et dominateurs. Plusieurs critiques, appuyées sur l’histoire de l’Europe moderne, peuvent donc être faites sur cette partie de l’encyclique.
L’Église des premiers temps Le Pape entame cette partie de sa réflexion en citant le célèbre texte des Actes des Apôtres sur la pratique de la charité dans l’Église primitive : L’Église aussi, en tant que communauté, doit pratiquer l’amour. […] La conscience de cette tâche a eu un caractère constitutif dans l’Église depuis ses origines : « Tous ceux qui étaient devenus croyants vivaient ensemble, et ils mettaient tout en commun; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous selon les besoins de chacun » (Ac 2, 44-45). Luc nous raconte cela en relation avec une sorte de définition de l’Église, dont il énumère quelques éléments constitutifs, parmi lesquels l’adhésion à « l’enseignement des Apôtres », à « la communion » (koinonía), à « la fraction du pain » et à « la prière ».
Malgré la croissance de l’Église, fait remarquer le Pape, Le noyau essentiel a cependant subsisté : à l’intérieur de la communauté des croyants il ne doit pas exister une forme de pauvreté telle que soient refusés à certains les biens nécessaires à une vie digne (no 20). Ce passage est très beau, mais l’histoire de l’Église est loin de le refléter. Si, à la fin du chapitre 4 des Actes, on voit Barnabas vendre un champ et remettre l’argent aux apôtres, la suite est moins édifiante. Le chapitre 5 relate en effet l’histoire d’Ananias et de sa femme Saphira, qui gardèrent pour eux le fruit de la vente d’un terrain, croyant tromper les apôtres « et l’Esprit Saint », et furent aussitôt punis de mort miraculeuse. On constate que la jeune Église comptait elle aussi dans ses rangs des individus et des familles qui mentaient à la communauté et ne pratiquaient pas le partage qu’ils professaient. Ces comportements annonçaient ce qui est arrivé dans la suite de l’histoire en matière de charité et de communion, de partage et de fidélité à l’enseignement des apôtres. De la même façon, de nos jours, les pays riches (chrétiens) accordent de l’aide aux pays en développement tout en continuant à exploiter les populations démunies. Les émules d’Ananias et Saphira ne manquent pas aujourd’hui, ils forment même des alliances transnationales pour mieux piller les pauvres de la terre. Le fonctionnement du commerce et de l’investissement à l’échelle de la planète, allié aux pressions qu’exerce le capitalisme néolibéral sur les pays en difficulté par l’intermédiaire de grandes organisations — FMI, Banque mondiale, OMC — dominées par les États-Unis (chrétiens) et l’Europe, est plus grave que la conduite d’Ananias et Saphira, même si les auteurs de ces injustices se présentent comme de bons croyants à l’exemple de l’honnête Barnabas. En prolongeant sa réflexion sur l’Église des premiers temps, le Pape en viendrait peut-être à nous dire que ces deux histoires sont aussi des exemples, illustrant que la faiblesse humaine n’épargne pas la communauté des croyants. Oubliées les Croisades, de même que l’esclavage, la chasse aux sorcières, l’Inquisition et la colonisation… Le Pape postule apparemment que la charité chrétienne a suffi : les pauvres n’ont-ils pas été pris en charge par les Ordres monastiques et mendiants, puis par les différents Instituts religieux masculins et féminins, tout au long de l’histoire de l’Église. Des figures de saints comme François d’Assise, Ignace de Loyola, Jean de Dieu, Camille de Lellis, Vincent de Paul, Louise de Marillac, Joseph B. Cottolengo, Jean Bosco, Louis Orione, Teresa de Calcutta — pour ne prendre que quelques noms — demeurent des modèles insignes de charité sociale pour tous les hommes de bonne volonté. Les saints sont les vrais porteurs de lumière dans l’histoire, parce qu’ils sont des hommes et des femmes de foi, d’espérance et d’amour (no 40). Ces saints, presque tous des hommes célibataires, sont de grandes personnalités dotées de toutes sortes de charismes. On peut cependant se demander jusqu’à quel point leur action charitable a engendré des progrès en matière de justice sociale ou même de relations interpersonnelles. J’ai eu la chance de rencontrer Mère Teresa à trois reprises, dont une fois à son couvent de Calcutta. Une fois, lors d’une rencontre d’étudiants catholiques tenue en Inde, on lui a demandé pourquoi elle ne travaillait pas pour un juste partage des excédents alimentaires stockés en Inde. Elle a répondu : ce n’est pas ma mission, je laisse cela à d’autres. Il n’est pas possible de faire advenir, par un surcroît de charité, un monde dans lequel les denrées alimentaires surabondantes dont nous disposons seraient distribuées de telle façon que personne ne se trouve dans le besoin. Pour que ce but soit atteint, il faut des décisions politiques. Le rôle de la prédication de la Parole, de l’eucharistie et du service chrétien est de participer à cette tâche, surtout lorsque ce sont des peuples chrétiens riches et puissants qui causent les inégalités et en tirent profit. Dans l’Église primitive, les apôtres ont eu à faire face au problème du partage des ressources : « En ces jours-là, comme le nombre des disciples augmentait, il y eut des murmures chez les Hellénistes contre les Hébreux. Dans le service quotidien, disaient-ils, on négligeait leurs veuves. Les Douze convoquèrent alors l’assemblée des disciples » (Ac 6, 1-2). Sept de ces derniers furent choisis pour distribuer la nourriture. Même dans la pratique de la charité, des problèmes de justice se posent, et il faut que la communauté et ses responsables s’occupent de les régler. L’amour exige qu’on prenne soin de tout le monde et que personne ne manque de l’essentiel. Si l’on veut qu’il en soit ainsi dans une situation de graves inégalités à l’échelle locale et à l’échelle mondiale, il faut une offensive concertée et intelligente pour inverser un état de fait produit par des siècles de vol organisé et d’injustice. L’ordre mondial actuel repose sur l’exploitation séculaire des faibles par des puissances qui se sont affichées comme chrétiennes et ont prétendu collaborer à la mission et à l’histoire du salut.
L’Église et l’État L’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du politique. Un État qui ne serait pas dirigé selon la justice se réduirait à une grande bande de vauriens, comme l’a dit un jour saint Augustin : « Remota itaque justitia quid sunt regna nisi magna latrocinia » (no 28a). Nous pourrions nous demander si les chrétiens n’ont pas coexisté avec des régimes coloniaux extrêmement injustes, que les puissances européennes ont imposés pendant des siècles. Et même, ne les ont-ils pas légitimés ? Du point de vue des peuples colonisés, ne formaient-ils pas une vraie bande de vauriens ? La distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu (cf. Mt 22, 21), à savoir la distinction entre État et Église ou, comme le dit le Concile Vatican II, l’autonomie des réalités terrestres appartient à la structure fondamentale du christianisme. […] Les deux sphères sont distinctes, mais toujours en relation de réciprocité (no 28a). La réponse de Jésus aux scribes qui voulaient le piéger en l’amenant à se prononcer sur le paiement de l’impôt aux autorités romaines n’implique pas la séparation de l’Église et de l’État. Il semble plutôt leur dire : puisque vous acceptez de vous soumettre aux Romains, payez l’impôt qu’ils exigent. Cela ne revient pas à soustraire l’État à l’autorité de Dieu, ou aux poursuites que voudraient lui intenter la société civile ou certains groupes religieux. Jésus n’a pas laissé d’enseignement sur l’Église, dans ce contexte non plus qu’ailleurs. Pour la pensée chrétienne, l’Église et l’État sont également soumis à Dieu.
Pourquoi Jésus a-t-il été tué ? Il serait utile de se demander quelles ont été les vraies raisons de la mort de Jésus. A-t-il choisi de mourir ? Est-il mort par obéissance au Père, tel un agneau sacrificiel ? Ou par la volonté des prêtres et des pharisiens, en concertation avec le pouvoir impérial romain ? N’a-t-il pas été exécuté en tant que traître envers Rome et adversaire de l’interprétation officielle de la loi juive, qui faisait de ses observances un fardeau imposé à la masse du pauvre peuple ? Les évangiles semblent abonder dans ce sens. Ainsi, dans Mt 23, 13-27, Jésus condamne l’hypocrisie des docteurs de la loi et des pharisiens. Jésus a été condamné à mort comme traître à l’Empire romain. « On plaça au-dessus de sa tête le motif de sa condamnation ainsi libellé : “Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs” » écrit Matthieu (27, 37). Selon Marc, Pilate « se rendait bien compte que c’était par jalousie que les grands prêtres l’avaient livré » (Mc 15, 10). Dans Jean, la foule clame : « Si tu le relâches, tu n’es pas un ami de César : qui se fait roi s’oppose à César » (Jn 19, 12). Les évangiles montrent que la mission de Jésus a remué des questions de justice et de politique, ce sur quoi le grand-prêtre s’est appuyé pour l’accuser devant Pilate. Le ministère de Jésus a revêtu beaucoup plus qu’une dimension sociale; en réalité, sa crucifixion a résulté des enseignements et des gestes qui ont composé son témoignage au Dieu d’amour. Jésus n’est pas mort à cause de la justice de Dieu, mais à cause de l’injustice du système et des autorités en place, ainsi que des chefs religieux de son temps.
Sur les rôles respectifs de l’Église et de l’État, le Pape écrit : La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique. Toutefois, l’engagement pour la justice, travaillant à l’ouverture de l’intelligence et de la volonté aux exigences du bien, intéresse profondément l’Église (no 28a).
Les États pontificaux D’après l’encyclique, l’Église, en particulier le clergé, ne s’engage pas dans les affaires de l’État, et surtout ne s’occupe pas de stratégies idéologiques. C’est oublier que durant plus d’un millénaire, jusqu’en 1870, les papes ont régné sur les États pontificaux, autrement dit sur une bonne partie de l’Italie, et sont même entrés dans des conflits armés à des fins de pouvoir politique. Le pape Pie IX a reconnu l’indépendance de l’Italie à contrecœur, en 1870, mais ensuite il s’est de lui-même considéré comme prisonnier au Vatican. Ses successeurs l’ont imité jusqu’à ce que les accords du Latran, conclus avec Mussolini en 1929, reconnaissent l’État indépendant du Vatican, l’un des plus petits au monde et le seul dont une femme ne puisse être le chef. Dans de nombreux pays, les délégués ou ambassadeurs du Vatican font partie du corps diplomatique. Ainsi l’enseignement et la vie de l’Église ont-ils cette caractéristique : tout en prêchant que Dieu est amour et en œuvrant à sa mission de service, de charité et d’amour du prochain, non seulement l’Église a toléré des structures sociales injustes, mais elle en a bénéficié, et les a même appuyées, par exemple en s’associant au colonialisme.