Archive pour le 19 novembre, 2013

Le livre de Ruth, Naomi, Orpah e Ruth

19 novembre, 2013

Ruth

http://southjerusalem.com/2011/06/the-book-of-naomi/

BENOÎT XVI : POUR UNE THÉOLOGIE DE LA FEMME

19 novembre, 2013

http://christus.fr/benoit-xvi-pour-une-theologie-de-la-femme/

BENOÎT XVI : POUR UNE THÉOLOGIE DE LA FEMME

Ce texte est une réflexion théologique de Benoît XVI, élaborée quand il était encore le cardinal Ratzinger. En réfléchissant sur Marie et sur sa place dans l’histoire du salut le cardinal aborde la question de la place des femmes dans les Écritures. Nous publions ce texte afin de faire connaître un aspect largement méconnu de la pensée de Benoît XVI : son estime des femmes et l’importance qu’il leur donne depuis toujours dans sa théologie. Voir aussi Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde et aussi l’audience introductive aux description des grandes figures féminines de l’Église : Les femmes au service de l’Évangile.
Joseph Ratzinger, La fille de Sion, 2002 (origin. 1990), Parole et silence, pp. 31-43.
Toute la piété et toute la théologie mariales postérieures reposent fondamentalement sur le fait que l’Ancien Testament contient une théologie de la femme profondément ancrée en lui et indispensable à sa construction globale : contrairement à un préjugé largement répandu, la figure de la femme tient une place irremplaçable dans la structure globale de la foi et de la piété vétérotestamentaires (Louis BOUYER, Mystère et ministère de la femme, coll. Présence et Pensée, Aubier Montaigne, 1976). Il est rare que ce contenu objectif soit suffisamment envisagé, si bien que la lecture partielle de l’Ancien Testament ne permet pas d’ouvrir la porte sur la compréhension de ce qui est marial dans l’Église du Nouveau Testament. Un seul aspect est habituellement pris en considération : les prophètes mènent un combat contre la déesse céleste, un combat contre la religion de la fécondité qui représente Dieu comme homme et femme. Il existe ainsi dans la pratique un combat résolu contre la présentation cultuelle de la femme divine dans la prostitution sacrée, un combat contre un culte qui célèbre la fécondité par imitation d’une luxure cultuelle. De ce point de vue, l’idolâtrie est volontiers désignée dans la littérature de l’Ancien Testament par le mot « prostitution ». Le refus de ces représentations semble avoir la conséquence suivante : le culte d’Israël est à l’origine une affaire d’homme car la femme reste sur le parvis du Temple (L. BOUYER, op. cit., p. 19 ss.).
Dans la foi de l’Ancien Testament, la femme ne tient positivement aucune place, a-t-on conclu ; une théologie de la femme n’existe pas ou ne peut pas exister, puisque bien plus il s’agit précisément d’exclure la femme de la théo-logie, du discours sur Dieu. La mariologie ne serait alors considérée que comme l’intrusion d’un modèle non biblique. Par conséquent, le Concile d’Éphèse (431) qui confirma la titre de Marie comme « Mère de Dieu » et le défendit, a assuré en réalité une place dans l’Église à la « grande génitrice » de la piété païenne, autrefois repoussée. Mais précisément les présupposés vétérotestamentaires de cette approche sont erronés car si la foi prophétique refuse le modèle de « Syzygies », c’est à dire des divinités représentées en couple et de leur correspondance cultuelle dans la prostitution sacrée, elle attribue cependant à sa façon, par son modèle de foi et de vie, une place indispensable à la femme, correspondant au mariage dans la vie humaine (Zur théologie der Ehe, in GREEVEN, RATZINGER, SCHNAKENBURG, WENDLAND, Theologie der Ehe, Ratisbonne-Göttingen, 1969, pp. 81-115). Autrement dit : si le culte universellement répandu de la fécondité fonde directement du point de vue théologique la prostitution, alors la relation de l’homme et de la femme dans le mariage exprime la conséquence de la foi au Dieu d’Israël. Ici, le mariage est directement traduction de la théologie, conséquence d’une image divine. Ici, et précisément ici, existe au sens propre une théo-logie du mariage, de même que dans le culte de la fécondité existe une théologie de la prostitution. À vrai dire demeure dans l’Ancien Testament l’ombre de divers compromis ; mais la décision de Jésus en Mc 10, 1-12 et le développement théologique de Ep 5 sont une pure conséquence de la théologie vétérotestamentaire ; avec cette conséquence surgissent en même temps l’idée et la réalité de la virginité qui est très étroitement associée au fondement théologique du mariage, non opposé à lui mais signifiant son fruit et sa confirmation.
[…] Ainsi nous pouvons dire que la figure de la femme est indispensable à la cohérence de la foi biblique. Elle exprime la réalité de la Création, elle exprime la fécondité de la grâce.

PENSEUR JUIF OU JUIF QUI PENSE ?

19 novembre, 2013

http://mondodomani.org/dialegesthai/dba01.htm

PENSEUR JUIF OU JUIF QUI PENSE ?

David Banon

1. La voie philosophique
2. La voie judaïque
Emmanuel Levinas a toujours pris un soin extrême à distinguer entre son activité de philosophe et celle de « penseur juif », si tant est qu’il ait jamais revendiqué cette appellation. À la question : « êtes-vous un penseur juif ? », il répondait avec un certain agacement — c’est rapporté ici ou là — qu’il était un Juif qui philosophait et non pas un philosophe juif.1 Et, pour éviter toute confusion, il confiait ses écrits juifs à une maison d’édition distincte de celles auprès desquelles il publiait ses écrits philosophiques — du moins jusqu’à ses dernières années.
Cela dit, il est indubitable que philosophie et judaïsme sont intrinsèquement liés dans l’œuvre de Levinas. Cette suture est mise en question par une partie de ses « disciples ». Ou, plus exactement, il convient de dire qu’un débat — pour l’instant feutré et souterrain, que d’aucuns cherchent à éviter, voire étouffer ou occulter en le maquillant de raisons extérieures à la philosophie — se noue autour de la réception de l’œuvre levinassienne. De quelle nature est-elle ? À quelles sources puise t-elle ? Quelle part accorder à Athènes et quelle autre à Jérusalem, sachant que Levinas a traversé un siècle où se côtoyaient l’humanité la plus éclairée, mais aussi la plus cruelle et la plus inhumaine, tout en relevant le défi de répondre en philosophe à ce contraste effrayant entre créativité et destructivité humaines. Comment conjoindre les deux approches et peut-on ou doit-on les conjoindre ? La philosophie est-elle irrémédiablement condamnée à l’immanence, comme le voulait Spinoza ? Est-elle incapable de penser la transcendance ? A-t-elle besoin du secours du ou du recours au religieux ? C’est ce que nous nous proposons de traiter.

1. La voie philosophique ^
1.1. Se démarquer de Husserl
Levinas se situe dans la continuité de Husserl même s’il s’en démarque.2 Il émet notamment des réserves sur la manière husserlienne de penser l’altérité. La lecture — non innocente et par là même fécondante — que Levinas fait de la cinquième des Méditations cartésiennes de Husserl, traduite en français par ses soins,3 s’énonce en ces termes. Husserl construit l’autre moi, l’alter ego sous la forme d’une déduction par analogie avec ma présence corporelle, à travers une association par ressemblance entre deux « êtres » qu’il compare.4 Cette analyse serait l’indice que le projet phénoménologique de la rupture de l’immanence n’a pas été mené jusqu’à son terme et devrait être repris à nouveaux frais. Car la cinquième des Méditations cartésiennes ne rendrait pas compte de l’autre en tant qu’autre, mais d’une altérité neutre, déterminée par la ressemblance. En dépit du fait que l’altérité de l’autre s’inscrit dans ma conscience comme une intentionnalité qui ne tire pas son origine de ma conscience mais hors d’elle, il reste qu’elle trouble le régime d’immanence de la conscience qui consiste à tout ramener à ses catégories, exhibant comme le schéma paradoxal d’une transcendance immanente à ma conscience transcendantale. Husserl aurait parfaitement perçu que « l’ego se situe en dehors de l’immanence, tout en lui appartenant », qu’il n’y a pas de conscience sans « cette extériorité déchirant le sein de l’intime », sans « cette altérité, là où tout cependant est coïncidence avec soi ou retrouvailles de soi ».5 Car pour que par la ressemblance, je compare mon « moi » à celui d’autrui, il a déjà fallu que je me réfère à autrui, selon une ouverture à l’autre qui précède la comparaison comme activité du moi et la rend possible. Ainsi, Husserl aurait-il, d’une certaine manière, dérivé l’autre à partir du même, réaccentuant l’immanence comme fondement de la transcendance. Si la critique de l’héritage husserlien se manifeste principalement autour de la place accordée à autrui, d’autres modifications au fond commun phénoménologique s’y distinguent aussi. On constate notamment, mais non exclusivement, un renversement de l’intentionnalité : il ne s’agit plus d’une constitution du monde par le sujet, mais d’une constitution du sujet par le monde. « Le monde n’est pas seulement constitué, mais constituant. »6 De même, le sujet est constitué en tant qu’il est destitué, délogé de sa position de moi, par autrui. En ce sens, c’est autrui qui institue le moi comme sujet, c’est-à-dire comme obligé, comme requis pour prendre en charge un tant soit peu de sa misère. Autrui, dès lors, apparaît comme ne pouvant être constitué, comme l’inconstituable par excellence puisqu’il ne s’agit pas de l’appréhender, de le ramener dans la sphère du moi, ni même de le viser mais de lui porter secours, de se vouer à lui. La passivité — ou l’in-spiration — comme renversement de l’intentionnalité est ce fond sur lequel peut se manifester l’altérité avant toute prise. La voie est ouverte pour le tournant éthique, par-delà l’ontologie heideggerienne, de la phénoménologie.

1.2. Sortir de l’être7
Levinas ne cache pas ses critiques à l’égard de l’ontologie heideggérienne. Elles portent sur la notion de mienneté. La mienneté convertit toute chose en ma chose, toute attitude en mon attitude, toute relation à l’être en ma relation à l’être. Elle reconduit, même lorsqu’elle cesse de s’illustrer en représentation, la centralité du moi, voire sa tyrannie. Preuve en est, l’analyse de l’affectivité : structure réfléchie où l’émotion est toujours émotion de quelque chose mais aussi émotion pour soi-même, où l’émotion consiste à s’émouvoir — à s’effrayer, à se réjouir — « double intentionnalité du de et du pour participant de l’émotion par excellence : de l’angoisse ; être-à-la-mort où l’être fini est ému de sa finitude pour cette finitude même »,8 où l’être fini est soucieux tout autant de sa propre subsistance que de sa propre mort. Toute sa vocation se ramenant à son souci d’être, c’est-à-dire à sa volonté de persévérer dans son être. « L’ipséité humaine, épuise son sens à être là, à être le là, se déroulant comme être-au-monde. Mais être-là est une façon qui revient à avoir -à-être, essance qui, avant toute formulation théorétique de la question, est déjà questionnement sur l’essance de l’être ».9 Chez Heidegger, la vérité du Dasein est que celui-ci qui est toujours mien est caractérisé comme l’être qui dans son propre être est concerné par l’être. C’est de son propre être qu’il s’agit ; c’est lui qui l’intéresse. C’est pourquoi le concept du Dasein est relié à la constitution fondamentale du souci-mais c’est un souci de soi, tourné vers son soi, son être propre. C’est un conatus. Levinas décèle dans cette astriction à être l’incitation la plus caractéristique de la neutralité de cet être, de son anonymat. L’astriction à être trahit l’égoïsme constant qui anime le souci de soi s’accomplissant comme compréhension de l’être, même lorsque est attestée, ici ou là, la sollicitude pour autrui. Selon Levinas, il convient non pas d’être là mais de répondre de son droit d’être.
De surcroît, Heidegger assimile être et nature dans le sens de la phusis grecque, identification accomplie sous prétexte de retrouver le sens originel de l’être. Ce pelotonnement de l’être dans la nature ou dans le lieu se prolonge dans une « idéologie » de l’appartenance à ce lieu qui a pour effet d’exclure les apatrides et de faire disparaître l’étranger. L’affinité élective de l’être et de la nature qui trouvera son aboutissement dans le sacré conduit Heidegger à s’en remettre à cette violence cachée de la nature derrière laquelle perce la violence humaine se donnant de bonnes raisons par l’invocation de l’appel de l’être et de son autochtonie. La sacralisation du monde entraîne une répartition des humains en fonction de leur appartenance ou de leur étrangeté au lieu : autochtones ou apatrides et devient cause de violences et de guerres.
Levinas a des accents très durs pour dénoncer cette ontologie, ce climat suffocant de l’être dont il ressent un profond besoin de sortir. L’ontologie est décrite comme une philosophie du pouvoir, comme une philosophie de l’injustice. « L’ontologie heidégerienne qui subordonne le rapport avec autrui à la relation avec l’être en général-même si elle s’oppose à la passion technique, issue de l’oubli de l’être caché par l’étant-demeure dans l’obédience de l’anonyme et mène, fatalement, à une autre puissance, à la domination impérialiste, à la tyrannie. Tyrannie qui n’est pas l’extension pure et simple de la technique à des hommes réifiés. Elle remonte à des ‘états d’âme’païens, à l’enracinement dans le sol, à l’adoration que des hommes asservis peuvent vouer à leurs maîtres. L’être avant l’étant, l’ontologie avant la métaphysique — c’est la liberté (fût-elle celle de la théorie) avant la justice ».10 Tout se passe comme si, chez Heidegger, l’on assistait à une restauration du paganisme qui ne se limite plus à ce manège des dieux tant décrié par le monothéisme mais qui nomme plutôt l’être humain revenu de toutes les illusions et averti de tous les dangers, brodant sur son insertion dans l’être et sa présence sur terre, sa relation à soi autant qu’à son lieu et son environnement. En identifiant l’être à la nature et au monde, en faisant du monde l’origine du sacré, Heidegger réduit la philosophie à « son essence antireligieuse devenue une religion à rebours… Avec Heidegger, l’athéisme est paganisme, les textes pré-socratiques — des anti-Écritures ».11 Ce retour au paganisme se présente « comme une impuissance radicale de sortir du monde » alors que pour le Juif, celui-ci « contient la trace du provisoire et du crée ».12 Il prend des allures de célébration du site natal, d’enracinement dans la glèbe, de culte des dieux-générateurs de destin-et d’exaltation de la nature.13 Le souci de la nature, de la terre ne précédant pas même celui de l’humain qu’en présentant une condition. « C’est une chose de tirer simplement parti de la terre. C’en est une autre de recevoir la bénédiction de la terre et de se sentir peu à peu chez soi dans la loi de cette conception, afin de veiller au secret de l’être et de préserver l’inviolabilité du possible ».14 Ce paganisme où tout se ramène au monde, tout, y compris l’être et qui ne laisse rien au dehors, va être ébréché par Levinas qui établit une distance infranchissable entre nature et société. Levinas préfère à la « nature », à la « forêt » et aux « montagnes », la société, le « commerce » avec les hommes et la ville à la « campagne ». C’est en société, dans la relation avec les autres et dans leur proximité que se joue le destin ou, mieux, le sens de l’humain. Que s’effondre le sol de l’être, que la peur pour l’être se transforme en peur d’être.15 Ce n’est plus l’être-au-monde qui est primordial mais l’être en question, étranger au monde comme dans le Psaume 119, 19, mais néanmoins attentif aux commandements. D’ailleurs, Levinas oppose l’enthousiasme pour un monde mystique rempli de divinités locales à la religion éthique et dégrisée que les prophètes d’Israël ont constamment défendue contre les idoles et la sacralisation magique. L’arrière-plan de toutes les philosophies de la « participation » reste entaché d’un enthousiasme païen. La religion véritable suppose un humain séparé du Très Haut, de Dieu. Séparé mais qui entre, néanmoins, en relation.
Comment, dès lors, sortir de cette philosophie de l’être-où l’autre, en se manifestant comme être, perd son altérité-que Levinas définit comme « une philosophie de l’immanence et de l’autonomie, ou athéisme » ?16 Comment continuer à se réclamer de la philosophie et même de la philosophie occidentale pour sortir de l’être ? En la soumettant à la critique, bien sûr, mais aussi en en développant certaines intentions. Sa thèse de l’hétéronomie qui rompt avec une tradition très vénérable, se veut exclusivement philosophique. « Nous pensons, écrit Levinas, suivre une tradition au moins aussi antique [...] Contre les heideggeriens et les néo-hégéliens pour qui la philosophie commence par l’athéisme, il faut dire que la tradition de l’Autre n’est pas nécessairement religieuse, qu’elle est philosophique. Platon se tient en elle quand il met le Bien au-dessus de l’être… ».17 En bonne compagnie avec l’ancêtre grec, Platon, se trouve l’ancêtre latin, Descartes, avec « l’idée de l’infini mise en nous » qui ne s’amortit pas dans la pensée qui la pense et qui n’est pas réminiscence. « En dehors de ces deux anticipations, la tradition philosophique occidentale n’aurait jamais connu, sous le nom d’infini que le ‘faux infini’ »,18 alors qu’il faut entendre l’idée de l’infini s’annonçant à la pensée comme ce qui, toujours, la déborde. Il semblerait que par deux autres fois dans l’histoire de la philosophie occidentale, l’idée de l’infini aurait affleurée : à travers l’Un posé au-delà de l’Être, chez Plotin19 et du fait de la raison pratique chez Kant20 « qui trouve un sens à l’humain sans le mesurer à l’ontologie ».21 Levinas relève une sorte de parenté d’intuition avec sa propre décision philosophique de prendre en charge, mais à son commencement, l’idée d’altérité.22
Deux voies sont alors empruntées par Levinas. La première — la voie royale ? — est celle qui traverse son œuvre philosophique et que nous avons très brièvement exposée en mettant l’accent sur l’altérité qui se prolonge, bien entendu, dans d’autres vocables rigoureusement présentés tels le visage, la responsabilité, la subjectivité, la trace, l’illéité, le tiers, la justice etc… La seconde — « au moins aussi antique » que celle des pré-socratiques — renoue avec la tradition juive. Elle serpente à travers les lectures talmudiques, et se fraye aussi un passage — souterrain ? — dans les ouvrages philosophiques. C’est celle qui fait justice à l’autre, convoque des « théologoumènes » transformés certes en philosophèmes et prend appui sur les philosophies d’Hermann Cohen, Martin Buber et Franz Rosenzweig — les unes et les autres pouvant être reconduites à leur source : la tradition juive biblique et/ou rabbinique.23 Si bien que d’un côté, nous aurions la voie philosophique, de l’autre, la voie judaïque.

Qu’en est-il à présent de l’autre piste, de la voie judaïque ?

2. La voie judaïque ^
2.1. L’autre parenté

L’hommage appuyé que Levinas rend à Franz Rosenzweig dans la Préface de Totalité et Infini n’a pas toujours permis de situer et de recentrer son œuvre. La situer non plus dans le cadre de la phénoménologie husserlienne ou de l’ontologie heidéggerienne dont on a vu comment il s’en démarque, mais dans celui de la philosophie juive du vingtième siècle, notamment celle de Hermann Cohen dont il ne dit quasiment rien24 et de Martin Buber contemporains et maîtres de Franz Rosenzweig. S’il est permis — et même recommandé-de situer cette œuvre dans un tel cadre,25 il convient d’ajouter immédiatement que Levinas se situe par rapport à lui, et s’y situe critiquement. Néanmoins, on peut entrevoir des filiations ou mieux des idées-forces exprimées chez ces penseurs, chacun selon sa singularité propre et son style philosophique. Des idées qui sont, chez les uns, à l’état d’ébauche vont être menées à leur terme chez l’autre, en même temps qu’elles se trouvent insérées dans sa problématique propre. Ainsi de la notion de révélation.

2.2. Hermann Cohen
La signification générale de la révélation s’exprime, pour Cohen, dans le fait brut que « Dieu entre en rapport avec l’homme ».26 Mais à ses yeux, le judaïsme présente l’insigne mérite de s’illustrer dans la révélation d’une loi — préceptes et sentences — plutôt que dans celle d’une doctrine.27 La révélation n’est ni dévoilement de Dieu, ni union de Dieu avec l’homme : elle est donation de la Torah. La révélation ne porte donc pas sur des vérités historiques ou doctrinales, mais sur les seules lois de la raison — plus précisément sur la raison pratique, sur l’éthique. Le judaïsme, à l’instar de l’éthique, serait une doctrine du devoir. La connaissance de Dieu n’en trouve son expression la plus sûre et la plus éloquente que dans le service du prochain. « Dieu n’est connaissable qu’à travers la notion de morale ».28 Certes, la corrélation entre Dieu et l’homme n’est pas encore « expérimentée » ou vécue comme une conscience de l’hétéronomie, mais comme une conscience de l’autonomie contractée dans un souci de sainteté — conscience religieuse, distincte de celle contractée dans le souci du bien — conscience morale. Ces deux consciences ne s’en entremêlent pas moins dans une même vocation : la vocation éthique. « Pour la conscience juive, il n’y a aucune séparation entre religion et moralité ».29 Cette identité, qui marque une éthicisation de la religion, représente un tournant dans la pensée juive du vingtième siècle. Elle met l’accent sur la religion sociale des prophètes d’Israël-attentifs à préserver les droits des plus démunis, ceux de la veuve, de l’orphelin, du pauvre et de l’étranger — au détriment de la religion nationale des Hébreux. Cette distribution d’accents est censée trouver son accomplissement dans le monothéisme éthique de Hermann Cohen. L’autre homme est donc découvert dans cette éthique sociale des prophètes qui incite au souci du pauvre et de l’étranger — éthique exprimée en des termes qui annoncent la philosophie d’Emmanuel Levinas. Ainsi, cet énoncé parmi de nombreux autres : « L’indigent est ta propre chair. Ce que tu es toi-même, ce n’est pas ton corps, et ta femme, objet de ton amour sexué, n’est plus seule à être chair de ta chair, car c’est l’indigent qui devient ta propre chair. C’est lui qui te révèle autrui ; et autrui, en tant qu’indigent, est celui qui le premier amène aux hommes l’amour de Dieu, sous une juste lumière et dans une vraie intelligence ».30 Cohen a été le premier à incliner la relation verticale homme-Dieu et à la placer au plan horizontal homme-homme ou homme-autrui/prochain. Dans cette incurvation, il met l’accent sur l’autre qui constitue ma propre subjectivité. « C’est uniquement par le tu que le je pourra surgir. Voilà l’idée qui, chez tous les prophètes, est au fond rectrice ».31 Cette courbure32 de la relation religieuse en relation morale maintient une distance entre Dieu et l’homme pour se garder contre toute forme de paganisme et institue le service de Dieu comme devoir moral. « Il n’y a pas d’autre salaire, il ne peut ni ne doit y en avoir d’autre que celui qui consiste dans la tâche infinie, incessante, de la moralité elle-même ».33

2.3. Martin Buber
La structure dialogale, déjà présente chez Cohen, va devenir centrale chez Buber. Le monothéisme éthique est un monothéisme dialogal. Cette vie en dialogue accorde une large place à la réflexion sur le monde décrite en termes de relation « je-cela » en tant qu’élément tiers entre Dieu-qui est dit « Toi éternel »34 — et l’homme auquel s’applique le mot-principe « je-tu ». Buber distingue les relations aux choses en leur appliquant le démonstratif « cela » des relations aux hommes qui répondent au « tu ». A la première s’applique l’expérience, à la seconde, la rencontre. L’essentiel de la rencontre réside dans le trait d’union. La rencontre est à chaque fois unique et non itérable. Elle se tient en dehors de la représentation, de la connaissance. Levinas critique toutefois la relation bubérienne sur trois points : la réciprocité, le formalisme et l’éthique. La réciprocité en arguant : « On peut se demander toutefois si le tutoiement ne place pas l’autre dans une relation réciproque et si cette réciprocité est originelle ».35 Levinas va établir une asymétrie de la relation, l’autre me dépassant de toute sa hauteur et m’appelant à la responsabilité dans le face-à-face de la rencontre (du moins dans Totalité et Infini). Levinas réintroduira la réciprocité avec le tiers. Car cette apparente simplicité de la relation « je-tu » où je suis l’obligé de l’autre est troublée par l’apparition du troisième homme, un autre « tu » qui est lui aussi un prochain, un visage, une altérité inatteignable. On ne peut donc établir une priorité entre cet autre-ci et cet autre-là qu’en rétablissant la réciprocité, l’égalité entre les membres de la société, entre ces autres, uniques et incomparables. C’est la question de la justice qui implique comparaison et limitation des « privilèges » de l’autre par rapport à moi. Le formalisme : « La relation ‘je-tu’peut unir l’homme aux choses autant que l’homme à l’homme. Elle ne détermine aucune structure concrète ».36 L’éthique : cette relation est certes « événement, choc, mais ne permet pas de rendre compte d’une vie autre que l’amitié [...] Elle demeure dans une espèce de spiritualisme dédaigneux ».37 Pour Levinas, en revanche, « le ‘je-tu’comporte d’emblée, sans recours à aucune loi universelle, une obligation ».38 Celle d’être responsable. L’on sort donc de la structure de la pure rencontre par laquelle Buber définit la révélation. Pure rencontre sans aucun contenu hormis la réponse à un appel. Rencontre où rien n’est formulé, ni exigé. Il ne s’agit pour l’appelé que de répondre à l’appel, car de même qu’il n’y a pas d’« instruction » pour parvenir à la rencontre,39 au discours ou au dialogue40 de même, il n’y en a pas qui en découle. Chez Levinas, il ne suffit pas de répondre à l’appel, il convient de répondre de l’autre homme, car la parole du Dieu Un est une injonction qui consiste à nous renvoyer vers l’autre, à nous vouer à autrui. La dissymétrie privilégie le « tu », le « pour-l’autre » et met le « je » en position de sujet, supportant autrui, oublieux de soi. La relation ne s’explicite pas en termes ontologiques mais en termes éthiques. Elle porte vers l’autre. Et cette approche ne se fait pas les mains vides. Elle arrache à soi, contrairement à la connaissance qui réduit l’autre à soi, confortant le moi dans sa complaisance d’être. Elle est désintéressement au sens d’une sortie de l’intérieur de l’être, soucieuse de l’autre. En lieu et place de « l’éther de l’amitié », une responsabilité d’obligé, responsable de l’autre plutôt que de moi devant les autres. Seule l’asymétrie permet cela puisque « l’éthique commence lorsque le je aperçoit le tu au-dessus de soi »41 et le prend en charge sans qu’il l’ait voulu, supportant un tant soit peu de sa misère, de l’altérité de son visage, exposé dans sa nudité où perce toute sa vulnérabilité et où surgit en même temps sa mortalité. Visage qui parle et me commande « tu ne tueras point » qu’il convient d’entendre comme « tu feras tout pour qu’autrui vive ».

2.4. Franz Rosenzweig
La centralité de la révélation chez Rosenzweig saute aux yeux. C’est sur elle que repose l’impressionnant édifice de l’Étoile de la Rédemption42 — œuvre que l’auteur a tenu à publier dans une maison d’édition juive (J. Kaufmann Verlag, Frankfurt A. M., 1921). La « pensée nouvelle » qui s’y déploie se propose de « réunir » les trois éléments provenant de l’éclatement de la totalité, éléments irréductibles les uns aux autres, dans la trame d’un récit qui établirait entre eux des relations. Entre Dieu et l’homme — la Révélation, entre Dieu et le monde — la Création et, entre l’homme et le monde — la Rédemption, laquelle est le fait de l’homme non de Dieu. Pour Levinas, c’est là une audacieuse tentative de réhabiliter, contre la pensée ancienne, la religion comme source de sens. Religion à entendre comme relation, rapport, même si c’est « une relation sans relation ». « Création, Révélation et Rédemption entrent ainsi dans la philosophie avec la dignité de ‘catégories’ou de ‘synthèses de l’entendement’pour parler un langage kantien. Dieu et l’Homme, c’est d’emblée Dieu dans la vie de l’Homme et l’Homme dans la vie de Dieu. La conjonction et désigne une jonction vécue, accomplie, et non pas une forme vide de liaisons constatables par un tiers dans un spectacle ».43 Or, l’on sait que pour le judaïsme, tel qu’il est exposé par les penseurs juifs du vingtième siècle, la révélation ne se sépare pas du commandement. La loi de Dieu est révélation parce qu’elle s’énonce : « tu ne tueras point ». Parce qu’elle ordonne et… m’ordonne moi. Le commandement n’est pas non plus considéré comme joug de la loi auquel un nouveau message de révélation devrait substituer la charité. « La loi est le harcèlement même de l’amour. Le judaïsme, tissé de commandements, atteste le renouvellement des instants de l’amour de Dieu pour l’homme, sans quoi l’amour commandé n’aurait pas pu être commandé. La mitsva — le commandement qui tient en haleine le Juif — n’est pas un formalisme moral, mais la présence vivante de l’amour… Notons, en passant, combien cette interprétation du prétendu « légalisme » juif est proche de l’expérience du rite dont l’incompréhension est, peut-être, le trait le plus caractéristique de la pensée chrétienne et même du judaïsme assimilé qui ignore à quel point ses réflexes se sont christianisés, même si sa pensée réfléchie se veut libre pensée. »44 L’amour de Dieu s’exprime donc paradoxalement comme et dans un commandement. C’est un amour-obligation. D’abord, retentit la question extérieure : « où es-tu ? » à laquelle l’homme répond « me voici », exprimant de la sorte sa disponibilité à obéir et à agir. Une réponse qui détermine sa responsabilité, le constituant par là même comme sujet moral, l’amour divin ne se saisissant de lui que pour lui intimer de se dessaisir en faveur d’autrui. Ce commandement, le plus remarquable de tous, réclame l’extension sinon le report de mon amour pour Dieu à l’autre homme. « L’amour envers Dieu doit s’extérioriser dans l’amour envers le prochain »,45 tout en sachant que l’amour que Dieu nous décerne, excède celui que nous ne pouvons jamais donner en retour au prochain ou au lointain.
Levinas se tiendrait au carrefour de ces deux voies opérant le passage entre la tradition grecque — débarrassée de son paganisme et de son solipsisme et ainsi, restituée au Bien au-delà de l’être — et la tradition biblico-talmudique, reprise philosophiquement -épurée des arrières mondes mythiques de la religion — en ouvrant de nouvelles pistes qui mènent à l’Autre.
Qu’en est-il, dès lors, de la question introductive : Levinas, penseur juif ou Juif qui pense ? L’adjectif « juif » n’est pas, ici, un trait supplémentaire qui viendrait préciser ce qui est d’abord universel dans cette entreprise. L’adjectif « juif » ne désigne ni la limitation de cette pensée, ni son étroitesse, ni son ethnicité, ni son infirmité comme d’aucuns semblent le clamer. Ce n’est pas un prédicat. Il fait corps avec le philosopher. « La pensée juive n’est pas plus ‘particulariste’, ni identitariste que la philosophie grecque. Son projet est justement de penser l’universel sans cesser de penser le singulier. »46 Plus encore, « aucune de ces deux caractérisations ne peut prendre fonction de substantif et l’autre d’adjectif ».47 C’est donc d’un universel qu’il s’agit ou de l’indice d’une double référence qui passe au crible des théologoumènes pour les transformer en philosophèmes mais qui n’hésite pas de soumettre ces philosophèmes aux fourches caudines de la critique et de la … tradition.48 Indice d’une référence double dont Levinas maintient, en dépit de ses dénégations, la tension irréductible et insoluble. Une tension, néanmoins, féconde et créatrice.
————————————————

Relazione tenuta al Convegno internazionale Visage et infini. Analisi fenomenologiche e fonti ebraiche in Emmanuel Levinas, Roma 24-27 maggio 2006. Gli atti sono pubblicati nel volume a cura di Irene Kajon, Emilio Baccarini, Francesca Brezzi, Joelle Hansel, Emmanuel Levinas. Prophetic Inspiration and Philosophy, Giuntina, Roma 2008.

Notes sur le site (interessant)