EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ?

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EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ?
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(liste des études publiées , j’ai mis les trois premiers)

par Julie et Thomas Duranteau (Texte 1)
par Loïc Buthaud (Texte 2)
par Jean-Yves Meunier (Texte 3)
par Anita Parisot (Texte 4)
par Stéphane Marcireau (Texte 5)
par Mgr Albert Rouet (Texte 6)
par Fabien Maheu (Texte 7)
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EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ? (JULIE ET THOMAS DURANTEAU)
Le lien entre art et sacré est légitimé par une classification établie de l’histoire de l’art, distingant ainsi l’art sacré de l’art profane.
Pourtant, cette alliance ne va pas de soi et pose un certain nombre de questions. L’art produit par l’humain et le sacré lié au divin, on peut se demander si considérer l’art comme sacré ne relève pas du sacrilège. Pour cela, faisons appel à l’étymologie même du mot ART et soumettons-la à l’étrange alliance de l’art au sacré.
I. L’art et le « rite » (RITUS) : moyen de dire et de représenter le sacré
Les mots « art » et « rite » viennent de la même famille lexicale, tous deux sont issus de la racine indoeuropéenne °ER- / °AR-. Cette racine a donné en latin « ritus ». Il est intéressant de faire apparaître le lien entre ces deux notions : l’art trouverait le moyen de dire l’indicible, de représenter ce qui ne peut être vu au creux du rite.
Ce lien est apparent dans toutes civilisations. Il n’est pas audacieux de préciser que l’art avant l’écriture aurait été un moyen de communication entre l’homme et un au-delà. On suppose que les peintures rupestres préhistoriques traduisaient ce désir d’accéder à quelquechose qui dépassait la finitude humaine et permettaient un pouvoir sur la Création.
Détournons la citation « ut pictura poeisis » (comme la peinture, la poésie) pour rappeler que l’art poétique est pour de nombreuses religions énonciation d’un sacré et se veut par là-même prophétique. Pour le poète Guillevic, « à la base de toutes les religions, il y a toujours un poème ». Le Coran comme le Cantique des Cantiques se font chants de Dieu par la voix du poète. On comprend, alors, le développement ultérieur dans nos liturgies de la poésie, du chant et de la musique pour laisser place à « l’expression » dans nos rituels.
Il nous faut, également, rappeler la « vocation rhétorique » de l’art : il doit savoir conjuguer la notion de « movere » (émouvoir) et de « docere » (enseigner). Il s’agissait d’illustrer et de défendre les grands dogmes d’une foi souvent difficiles d’accès. Donner à voir pour mieux persuader.
Cependant, toute représentation sous-entend interprétations et choix. L’artiste proposerait une traduction personnelle de l’indicible. Et l’on sait bien que le traducteur est le premier traître : « tradottore tradittore ».
II. L’artiste, créateur de sacré ? Entre « artisanat » (ARTIFEX) et inspiration pure, l’écueil de l’«artifice» (ARTIFICIUM)
La place de l’artiste dans son rapport au sacré pose plus de problème encore que celle de l’art. La notion d’artiste s’est véritablement développée en Europe à partir de la Renaissance. Jusque là, l’artiste était un artisan et la plupart du temps les œuvres n’étaient pas signées et leur art relevait purement et simplement d’une « technè ». Combien d’œuvres antiques et médiévales sont restées anonymes. Cela nous montre que parallélement au fait que l’art était en lien avec le sacré, l’artiste n’existait pas comme intermédiaire avec le divin, mais comme simple technicien. C’est d’ailleurs à cette même époque qu’apparaissent des portraits d’artistes et que cette catégorie de la population s’identifie vraiment. La publication de l’ouvrage de Vasari, les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes en 1550 est révélatrice de cette évolution. C’est le fondement de l’histoire de l’art. Avant cette date, l’art n’ayant pas « d’histoire », elle n’avait pas officiellement reconnu sa subjectivité. Depuis qu’il y a un art religieux, il y a toujours eu une tension entre l’insertion dans des normes précisées par les religions et la volonté d’expression individuelle et originale.
Reconnaître que l’artiste est une personne qui a une action sur son art, c’est reconnaître que l’art est production humaine et évolutive. Considérer dans ce cadre-là un art sacré, ce serait alors un grand orgueil de la part de l’artiste : orgueil de se prendre pour Dieu lui-même. Guillevic dit de façon provocatrice que « le poète veut être Dieu ». En effet, dans l’acte de création, il y a un acte divin. De la même manière que Dieu a modelé Adam dans la terre, l’a sculpté, les artistes veulent être créateur. L’écueil d’une telle démarche serait dans l’acte de vouloir faire du sacré, peut-être la plus exacte définition de l’ « artifice ». Pouvons-nous, par conséquent, limiter l’artiste a un « créateur de sacré » ?
III. L’art comme « articulation » (ARTHRON) sacrée, médiation vers le divin
Nous aurions pu conclure à un détournement du sacré dans cet acte de création. Ce serait oublier que l’artiste est aussi celui qui, par son art, accepte de se mettre au service du sacré. Il nous invite à entrer dans sa relation intime à Dieu et à voir au-delà du visible, domaine qui n’appartient ni au spectacle ni à l’idole dans la mesure où il s’agit d’une trace de Dieu même, comme soufflée au cœur de l’artiste.
Il y a, pourtant, une difficulté intrinsèque à pouvoir représenter Dieu. L’incarnation a pu résoudre un certain nombre de réticences à le figurer. Mais le danger n’en est que plus grand : nous risquons à tout instant d’y enfermer le divin.
Au-delà des considérations d’histoire de l’art, qui tend à fragmenter les œuvres par leur contexte historique, il faut admettre que l’art peut parler en-dehors du cadre culturel. Il porte en lui comme une valeur universelle et peut parler du sacré à tous et dans des modalités différentes. L’art entraîne les hommes dans un autre rapport à leur temps : il y a de l’éternité dans un instant donné où il nous semble saisir qui est Dieu pour nous et tout prend une autre dimension. De cette part de subjectivité dans la création d’un artiste, il y a aussi l’ouverture d’une communion possible, partage d’une vision où Dieu se dit.
Ne pas nous laisser « inerte » (IN-ARS) dans notre foi, telle serait l’une des hautes fonctions de l’art. Il nous obligerait à être toujours en mouvement, à la fois dans le connu et dans la perpétuelle redécouverte de ce que Dieu est pour nous et pour notre humanité. Il ouvrirait cette brèche en tout artiste et en tout homme où Dieu souffle en créateur, laissant la liberté de nouvelles créations pour mieux le célébrer.

EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ? (LOÏC BUTHAUD)
La distinction entre « art sacré » et « art profane » semble aller de soi ; non seulement parce qu’elle est habituelle dans le domaine de l’histoire de l’art, mais aussi parce qu’elle rend compte à partir de critères objectifs d’une possibilité de classer les œuvres d’art en deux catégories. A première vue du moins, puisqu’il n’est pas si facile de déterminer les critères justifiant qu’une œuvre relève de  » l’art sacré « .
En effet, est-ce parce que le sujet lui-même est sacré que l’œuvre peut être ainsi désignée ? Sans doute pas. L’art est d’abord considéré comme sacré si sa destination est un lieu sacré, si elle prend place dans un espace public reconnu comme sacré, c’est-à-dire ayant une valeur symbolique qui le distingue de l’espace profane, séculier, destiné au temps quotidien du travail ou de la vie privée, dans lequel l’art profane sert l’agrément ou le divertissement.
Ainsi les bestiaires improbables des façades médiévales sont sacrés non dans la mesure où ils favoriseraient une quelconque élévation spirituelle ou serviraient à la sanctification des âmes. Ils prennent place parmi les formes artistiques sacrées, qui tiennent lieu de décor d’un univers surnaturel présent au cœur des cités religieuses. Leur citoyen grimpe au Parthénon, se recueille dans les panthéons de la République, traverse les parvis des cathédrales, se prosterne au cœur du temple, craint le masque monstrueux, s’abaisse au pied d’une Vénus en Bronze, d’un Bouddha d’albâtre, d’un poilu revanchard.
Que cet espace soit consacré par le religieux ou le politique, l’art est sacré dans le double sens où il est présent dans l’espace sacré, et où il constitue cet espace.
Mais c’est en ce sens aussi où l’art n’est pas lui-même sacré mais sert le sacré -et donc s’en distingue. Dans l’espace sacré, la forme esthétique n’est que le moyen profane, trop humain (et c’est ainsi qu’elle fascine par-delà ceux auxquels elle est destinée) d’une finalité qui la transcende. C’est en revanche à partir du moment où l’art s’est libéré des tutelles instituées qu’il a pu revendiquer une dignité supérieure ; non pour ouvrir à un mystère qui le dépasse, mais pour être lui-même mystère. Comme producteur de formes esthétiques au service d’un prestige ou d’une gloire supérieurs au commun des mortels, l’art gagnait certes quelque éclat de ce prestige ou de cette gloire ; il n’en était pas moins qu’un mode supérieur de l’artisanat, c’est-à-dire un producteur de formes dans la matière utiles à d’autres.
L’artisanat s’éteignant au profit de l’industrie, dont la production anonyme, impersonnelle, collective, standardisée ne pouvait plus constituer une œuvre, (c’est-à-dire un objet signe du talent, du savoir-faire d’un producteur), la société laïque se substituant à la société religieuse, l’art a paradoxalement conquis son autonomie, il a pu être lui-même sa propre finalité. Ainsi Van Gogh, dans une lettre à son frère Théo, écrivait : « Je peux bien, dans ma vie comme dans ma peinture, me passer du Bon Dieu ; mais je ne peux pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, et qui est ma vie : ma puissance de créer. » L’artiste peut être ainsi reconnu créateur, auteur, génie, attributs ô combien divins – et sacrés.
Qu’il représente une paire de souliers crottés, l’humanité du Christ, l’origine du monde dans la vulve d’une femme, la Trinité glorieuse, une abstraction insondable, l’art de l’artiste est sacré, parce qu’il est le signe de sa faculté spirituelle créatrice de formes à nulle autre pareille. Plus encore, si la forme esthétique nous touche par-delà nos intérêts biologiques ou sociaux, – faut-il encore que nous ne nous en contentions pas ! -, nous élevant au-dessus de la bête et du mondain, l’art est sacré parce qu’il consacre la part glorieuse et secrète de notre humanité.

EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ? (JEAN-YVES MEUNIER)
La difficulté principale ne se situe-t-elle pas dans ce à quoi renvoie l’adjectif « sacré » ? Première hypothèse : s’il se relie directement à « art », ou bien nous parlons d’une forme artistique qui a connu un plein épanouissement durant la période médiévale ou bien nous affectons à l’activité artistique une dimension toute spéciale qu’il nous faudra définir. Seconde hypothèse : « sacré » détermine non pas une technique ou un savoir-faire propre à l’être humain mais l’accès au divin, à l’absolu, à la transcendance. En quelque sorte un art vers le sacré. Ce décalage de sens ne permet-il pas de mieux envisager l’art en tant que tel et d’offrir une passerelle enrichissante entre le profane et le sacré ?
Un sacré art
L’art sacré est si historiquement liée au Moyen-âge qu’une identité s’est opérée entre art sacré et art médiéval. Il est vrai que l’aspect religieux était fort prégnant dans toute la société médiévale. Tout comme la philosophie se transformait en théologie, les arts se consacraient pleinement au domaine chrétien (dans une perspective occidentale bien entendu). Les « grands travaux » de l’époque qu’étaient les cathédrales entraînaient de multiples artistes vers un but commun et transversal : représenter la sphère divine sur terre d’une part et d’autre part être au service du religieux à travers notamment la liturgie. Cela explique la multiplicité des représentations artistiques : si l’autel par exemple est une évocation spirituelle de la présence divine, véritable symbole en puissance au sein d’une église, il n’en reste pas moins un instrument pratique au service du célébrant. L’aspect fonctionnel ne peut donc pas être déconnecté de l’aspect purement artistique. Des contraintes existent imposant une certaine forme voire des dimensions particulières à l’objet artistique. Un autre aspect à ne pas négliger est à retrouver autour de la représentation sociale et publique : c’est toute une communauté, toute une ville, toute une société qui, à travers ces œuvres artistiques, sont mises en avant. Parfois, c’est surtout le mécène ou le commanditaire qui est mis en avant.
« Sacré » se dit aussi des choses qu’on ne doit pas violer, enfreindre voire même toucher : la profanation étant l’acte de faire entrer du profane dans le sacré, cela constitue le blasphème par excellence. Nous pouvons alors nous interroger sur l’impact d’une telle vision (« sacraliser ») concernant l’art sacré. Ce dernier devient par là-même l’art suprême, l’archétype de tous les autres arts. Et nous avons tôt fait de le rendre intouchable. La sclérose n’est pas loin : la méthode artistique, pourtant reliée à une époque, est figée, les modèles et représentations ne se renouvèlent pas. La Tradition est identifiée à l’art sacré au détriment de toute vision alternative et contemporaine. Les artistes se contentent de reproduire au lieu de réinventer. Ainsi, parler d’ « art sacré » c’est prendre le risque de trop respecter les œuvres artistiques qui en découlent. C’est confondre le flacon avec le parfum.

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