Archive pour le 5 novembre, 2013
DANS TON VENTRE L’AMOUR S’EST RALLUMÉ (article de 2002)
5 novembre, 2013http://www.30giorni.it/articoli_id_815_l4.htm
DANS TON VENTRE L’AMOUR S’EST RALLUMÉ (article de 2002)
MÉDITATION DE DON GIACOMO TANTARDINI SANCTUAIRE SAN LEOPOLDO MANDIC – PADOUE MERCREDI 18 DÉCEMBRE 2002
PAR GIACOMO TANTARDINI
Souvent, quand je dois parler, me reviennent à l’esprit les mots de Péguy qui sont si actuels: «On nous en a tant dit, ô reine des apôtres / Nous n’avons plus de goût pour la péroraison. / Nous n’avons plus d’autels que ceux qui sont les vôtres, / Nous ne savons plus rien qu’une simple oraison». Ce soir, mes paroles, le devoir de parler, l’obéissance donc à ce devoir voudraient seulement réveiller en vous et en moi cette prière simple, ce «viens», «oui, viens, Jésus». On ne peut parler au Seigneur que sous la forme d’une demande. C’est là l’une des plus belles choses que le Seigneur, dans l’expérience de grâce que nous faisons, nous a donné d’expérimenter. Un enfant ne démontre pas que sa mère est là. Lorsqu’il dit «maman», il reconnaît la présence de celle-ci et lui demande de l’aimer. Ce n’est pas une démonstration. On ne démontre pas une présence. Quand on la reconnaît, on demande. Ce n’est pas pour rien que le Credo chrétien est une prière. Au fond, on peut seulement dire au Seigneur: «Viens», «oui, viens».
Je pensais à cela les jours derniers: combien de fois avons-nous dit «que Ta volonté soit faite» comme une réponse de notre part! Mais l’homme ne peut dire «que Ta volonté soit faite» que comme une demande. «Que Ta volonté soit faite» est une demande. Même lorsque nous prononçons, nous, ces mots, ce n’est pas une réponse de notre part, c’est une demande. Surtout dans les moments où il est comme impossible que monte du cœur des mots de cette sorte. «Que Ta volonté soit faite» est une demande. Qui se produit en nous. Mais le sujet, ce n’est pas nous, ce n’est pas nous qui faisons Sa volonté. Que Ta volonté soit faite en moi, qu’elle soit faite par Toi, que par Toi soit faite Ta volonté en moi. Le Notre Père est une prière.
Je voudrais maintenant vous parler de quelque chose qui a été pour moi une découverte, la semaine dernière, alors que j’assistais à la messe et que j’écoutais parler un prêtre, un bon prêtre. J’ai repensé, à l’improviste, à mon vieux curé, celui grâce auquel je suis entré, enfant, au séminaire (après la quatrième, parce que mon père et ma mère n’ont pas voulu me laisser y entrer après le CM2). Le prêtre grâce auquel je suis entré était vraiment un bon prêtre, un homme simple et très concret. Et je pensais que tous les propos qu’il tenait, étaient, au fond, moralisants. Au fond, il ne parlait que des commandements. De ce qu’il fallait faire. Et pourtant tout ce qu’il disait était catholique. Alors que, me disais-je, tout ce qu’est en train de dire ce prêtre est gnostique. La gnose – ou gnosticisme – est la grande hérésie que Saint Jean, le disciple que Jésus aimait, définit ainsi: «L’Antéchrist est celui qui nie que le Fils de Dieu, Jésus, soit venu dans la chair». Tout ce que disait mon vieux curé renvoyait à l’humanité de Jésus. Et donc aux sacrements. Tout! Et, au contraire, tout ce qui se dit aujourd’hui renvoie à des idées. À des idées chrétiennes, parce qu’elles se réfèrent à des contenus chrétiens. Mais ce sont des idées, ce sont des mots chrétiens dans lesquels il n’y a plus l’humanité de Jésus.
L’humanité de Jésus. L’homme créé par Dieu avait péché. Et il y avait eu beaucoup de siècles d’attente du Messie. Puis, il y a deux mille ans, il est venu. L’humanité de Jésus est quelque chose de réel, quelque chose qui a commencé à exister à Nazareth, quand a eu lieu sa conception. La Vierge a dit : «Me voici», et le Fils éternel de Dieu est devenu chair. À ce moment, il a commencé à être homme, à ce moment seulement, avant, il n’était que Dieu. À ce moment, il a commencé à être aussi homme. L’humanité de Jésus veut dire que sa mère l’a porté pendant neuf mois dans son ventre. Jésus ne serait pas véritablement un homme s’il n’avait pas été soumis au temps et à l’espace. Sujet au temps et à l’espace: neuf mois dans le petit ventre de Marie. Et pendant ces neuf mois, la Vierge regardait son ventre qui grossissait. Alvus tumescit virginis. Il a été soumis au temps. Et puis, l’accouchement admirable, plein d’émerveillement, à Bethléem. Talis decet partus Deum. Et puis l’enfant est devenu grand, à douze ans, il répondait déjà aux docteurs de la loi et les interrogeait. Et puis, après trente ans de silence et de travail à Nazareth, les miracles, ses disciples. Puis la mort. Et la mort a été une mort réelle. Et la résurrection ne coïncide pas avec la mort, mais elle a eu lieu le matin du troisième jour après la mort. Le matin de Pâques. La perversion de la gnose est de dire que ces distinctions réelles n’existent plus. N’existent plus! La mort est vie, la douleur est bonheur, le péché est grâce. Non! Le péché est péché. Le péché mortel provoque la mort de l’âme et si l’on meurt en état de péché mortel, on va en enfer. Tout est confié à la miséricorde de Dieu qui est et reste mystère. Et ainsi en ayant de l’espoir pour chaque homme, c’est-à-dire en priant, la sainte Église dit que si l’on meurt dans la grâce de Dieu, on va au Paradis, mais que si l’on meurt dans le péché mortel, on est précipité dans la seconde mort, qui est sans fin, dans la mort éternelle.
C’est comme si tout cela n’existait plus. Les mots ne renvoient plus à ces choses simples, c’est-à-dire ne renvoient plus à l’humanité de Jésus. Péguy à la question: qu’est-ce qu’un enfant chrétien par rapport à un enfant non chrétien? donnait cette réponse: «Un enfant chrétien est un enfant aux yeux duquel l’enfance de Jésus a été présentée des milliers de fois». L’histoire de Jésus a été présentée. Non pas des idées, mais l’histoire de Jésus. Et les questions, nous ne devons pas les susciter nous, de façon artificielle. C’est la réalité qui éveille les questions dans le cœur. C’est la vie qui pose les questions. Et la réponse à toutes les questions que la vie pose n’est pas une explication chrétienne que nous donnons, nous. La réponse à toutes les questions que la vie pose, c’est l’humanité de Jésus. La réponse à la douleur, c’est Jésus et celui-ci crucifié. Le Vendredi Saint, il est mort sur la croix. Et la nuit précédente, cette nuit du Jeudi Saint (noctem cruentam crimine/ cette nuit ensanglantée par ce si grand crime), cette nuit-là, il a souffert au point qu’il transpirait des gouttes de sang dans le jardin de Gethsémani. Et puis, le procès, la flagellation, le couronnement d’épines. Son humanité! Non pas la réponse chrétienne que nous inventons, nous. Son humanité, regarder Son humanité est réponse à la douleur. Et ainsi le mystère reste intact, et dans notre cœur, si le Seigneur le touche, reste accomplie l’attente et accomplie toute réponse.
Bref, il y a cinquante ans, les paroles que l’on entendait à l’église, même les plus moralisantes, renvoyaient à l’humanité de Jésus. Elles renvoyaient à une histoire, elles renvoyaient à un homme qui avait été conçu dans le ventre de sa mère qui s’appelait Marie, qui avait été porté pendant neuf mois dans son sein, qui avait été mis au monde, qui avait été allaité (comme nous l’avons entendu tout à l’heure: Lactas sacrato ubere), allaité comme tous les enfants, qui avait commencé à sourire comme tous les enfants sourient à leur père et à leur mère. Cet enfant, devenu grand, avait vécu ces trois ans en regroupant autour de lui une petite compagnie. Cet homme est tout ce que le Mystère a voulu nous révéler et nous communiquer. Cet homme est Dieu. «De sa plénitude nous avons tout reçu et grâce pour grâce». C’est ce que dit Jean, le disciple que Jésus aimait. Et saint Paul: «En Lui habite corporellement la plénitude de Dieu». Tout ce que Dieu a voulu nous manifester et nous donner est dans son humanité.
«Tabernaculum eius, caro eius», écrit saint Augustin. La demeure de Dieu est Sa chair. Son humanité: la façon dont il regardait, dont il demandait, dont il s’étonnait, dont il pleurait, dont il se fatiguait. Comme le jour où il s’est assis près du puits de Jacob, cet après-midi-là, quand cette femme, qui n’était certainement pas la femme la plus morale du village, est venue puiser de l’eau. Tout ce que Dieu est, que le Mystère éternel et infini est, nous le connaissons et nous en jouissons à travers Son humanité. En embrassant, en regardant Son humanité. C’est si vrai que le soir du Jeudi Saint, alors que Philippe (Philippe est un apôtre sympathique parce qu’il pose beaucoup de questions. Comme tous les apôtres qui sont plus sympathiques les uns que les autres) lui demandait: «Montre-nous le Père et cela nous suffit», Jésus, le regardant, lui a répondu: «Philippe, voilà si longtemps que je suis avec toi et toi, tu ne me connais pas encore? Qui m’a vu a vu le Père». Qui m’a vu. Non pas dans une vision mystique. Qui a vu de ses yeux, de ses yeux de chair, qui a vu cet homme a vu le Père.
Bref, la semaine dernière, c’est comme si j’avais saisi pour la première fois… Et les paroles de saint Jérôme me sont revenues à l’esprit: «Ingemuit totus orbis, et arianum se esse miratus est». Le monde entier s’est aperçu avec effroi qu’il n’était plus chrétien. Le monde s’est aperçu qu’il n’était plus chrétien avec tous ses mots chrétiens, qu’il n’était plus chrétien avec toutes ses idées chrétiennes. S’il n’y a plus de référence immédiate, si les mots ne renvoient plus immédiatement à Son humanité, il n’y a plus de christianisme. Il n’y a plus cette histoire merveilleuse. Il n’y a plus ni création ni grâce, tant il est vrai que les gens confondent la création et la grâce. Il n’y a plus ni péché ni salut, tant il est vrai que les gens confondent le péché et le salut et arrivent à dire que l’on trouve dans le péché le salut. Tout est confondu parce qu’il n’y a plus de renvoi immédiat à Son humanité, à Son histoire.
Je parlerai maintenant de trois choses que les chants de Noël que nous avons entendus ce soir ont suggérées.
1. La première, avant tout, contre laquelle combat la gnose, la grande hérésie gnostique, c’est le fait que la créature est bonne et qu’elle a été blessée par le péché originel. Le péché originel. Tous les chants que nous avons écoutés (tous!) parlent du péché originel. Quod Eva tristis abstulit. Ils disent qu’Ève est devenue triste. La compagnie était si belle, le Paradis terrestre était si beau. C’était une surprise continuelle. Elle est devenue triste, Ève, en péchant, et elle nous a fait tomber dans cette condition qui n’est plus belle. Reste le cœur qui attend, mais la condition n’est plus belle. Et à la place de la surprise, il y a la préoccupation. C’est là l’une des choses les plus belles que dit Péguy. Qu’a provoqué le péché originel? Il a fait de tout une préoccupation. Là où il y avait la surprise, il a fait de tout un effort, une préoccupation.
Mais au sujet du péché originel, je voudrais vous lire la strophe de l’hymne de Manzoni concernant Noël, parce qu’elle résume bien la condition de l’homme qui naît blessé par le péché. «Lequel jamais parmi ceux qui étaient nés à la haine». C’est ainsi que l’on naît après le péché d’Adam et Ève, on naît à la haine. «Vous êtes tous méchants», dit Jésus. «Lequel jamais parmi ceux qui étaient nés à la haine / Quelle était la personne, / Qui au Saint inaccessible / pouvait dire: pardonne?». Qui pouvait dire «pardonne» au Saint inaccessible qui n’avait pas de visage? Car, avant l’humanité de Jésus, le Mystère n’avait pas de visage que l’on pût regarder, avant cette humanité qui a pu être regardée, que Marie a regardée, que Joseph a regardée. Ces deux enfants qui ont les premiers vu Dieu, quand elle, Marie l’a mis au monde.
«Lequel jamais parmi ceux qui étaient nés à la haine / Quelle était la personne, / Qui au Saint inaccessible…». Inaccessible. Auquel on ne peut arriver. C’est si vrai que, dans un chant, il est dit en s’adressant à la Vierge Marie: «Tu es la porte ouverte du ciel», toi, Vierge, toi Sa mère, tu es porte grand ouverte, pervia, facile, sur Dieu. «Quelle était la personne, / Qui au Saint inaccessible / Pouvait dire: pardonne? / Faire un nouveau pacte éternel?». Qui pouvait faire une nouvelle alliance, par laquelle le Mystère, le Seigneur, le Créateur n’aurait plus suscité la peur? Car, après le péché, l’homme a peur de Dieu: «J’ai eu peur et je me suis caché». Qui pouvait redonner cette amitié grâce à laquelle le fait que Dieu s’approche ne fait plus peur, mais est une compagnie ineffable, une surprise continuelle?
«Faire un nouveau pacte éternel? / Au vainqueur infernal / Arracher sa proie?». À l’enfer qui avait triomphé arracher sa proie.
Telle est la condition de l’homme. On naît ainsi et personne n’aurait même pu dire «pardonne». On naît ainsi. Mais justement, parce qu’on naît ainsi, les chrétiens ne condamnent personne. Car cet homme qui est tombé sur des brigands en descendant de Jérusalem à Jéricho et qui est resté sur le bord de la route, à moitié mort, mortellement blessé, le Bon Samaritain – c’est Jésus – qui passait par là, ne l’a pas condamné. Il ne lui a pas dit: «Regarde dans quel état tu es». Non, il a eu pitié de lui. Si l’on n’accepte pas le péché originel, on se condamne réciproquement, on se fait chanter réciproquement. Il n’y a même pas cette compassion qu’un païen comme Cicéron disait être la vertu la plus humaine. On est né blessé, on est né méchant. À la longue, personne ne peut seul observer ne serait-ce que les lois écrites au fond du cœur que sont les dix commandements. On est de pauvres pécheurs. Le Bon Samaritain n’a accusé personne, il n’a grondé personne, il a pris dans ses bras, il a mis sur sa monture, il a essuyé et bandé les plaies de cet homme blessé.
2. Mais il est arrivé quelque chose. L’homme ne pouvait dire «pardonne», l’homme ne pouvait retourner, comme la pierre qui, tombée de la montagne, se trouve au fond de la vallée et ne peut retourner où elle était si une force amie, différente de la pierre, ne la tire vers le haut. Manzoni le dit encore dans son hymne. Mais il est arrivé quelque chose. Et cela, je le dis avec les mots de Dante. «Dans ton ventre l’amour ý’est rallumé». Il y a deux mille ans. Il y a deux mille ans! Non pas hors du temps. Mais à un moment du temps, à Nazareth, dans ce village d’extrême périphérie du peuple élu, dans la Galilée des gentils. À ce moment du temps, «dans ton ventre», dans le ventre de cette toute jeune femme appelée Marie, de cette femme (non de la Femme avec un F majuscule), dans le ventre de cette femme (ce ventre, cette chair, ce sang), «l’amour s’est rallumé». L’amour, la possibilité d’être pardonné, la possibilité de dire «pardonne», s’est allumé dans le ventre de cette jeune femme.
«Dans ton ventre l’amour s’est rallumé, / par la chaleur de qui». Non par les paroles que nous disons, non par les réponses que nous inventons, nous:«par la chaleur de qui». Chaleur, qu’y a-t-il de plus physique que la chaleur, que la chaleur qui s’est allumée dans le ventre de cette jeune femme? «Par la chaleur de qui, dans le calme éternel, / cette fleur ainsi est éclose». «Par la chaleur de qui» la vie refleurit, la vie qui avait été mortellement blessée, refleurit. «Par la chaleur de qui», par la chaleur de cette présence humaine qui a été conçue dans le ventre de Marie. «Dans ton ventre l’amour s’est rallumé, / par la chaleur de qui». En contact avec cette humanité, en contact visible… parce qu’après neuf mois elle en a accouché, par un accouchement merveilleux, un accouchement sans douleur. Alors que l’accouchement de toute femme, en conséquence du péché originel, est un accouchement dans la douleur, l’accouchement de cette femme, de cette jeune femme, a été un accouchement dans l’émerveillement. Comme est beau ce que l’Église appelle la virginité dans l’accouchement de Marie. Un accouchement qui remplissait d’émerveillement. C’est ainsi qu’elle en a accouché, par un accouchement qui l’a remplie elle, puis Joseph, puis les bergers… qui a rempli ceux qui l’ont vu d’émerveillement.
«Dans ton ventre l’amour s’est rallumé, / par la chaleur de qui, dans le calme éternel», au Paradis. Au Paradis, la vie fleurit pour toujours. Mais déjà ici, quand cette chaleur atteint le cœur, ne serait-ce que pour un instant, ne serait-ce qu’avec une goutte de cette rosée, ne serait-ce qu’avec une promesse de bourgeonnement de printemps… cette chaleur, atteignant les cœurs, fait bourgeonner. «Cette fleur est ainsi éclose».
Je voudrais vous faire entendre comment saint Pie X dans son catéchisme, dit ces choses d’une manière si simple et si belle. «De quelle façon», dit-il, «le Fils de Dieu s’est-il fait homme? Le Fils de Dieu s’est fait homme en prenant un corps et une âme, comme nous en avons nous, dans le sein très pur de la Vierge Marie, par l’opération du Saint-Esprit». Dieu a pris un corps et une âme comme nous en avons, nous. Le corps est venu entièrement de cette jeune femme. Entièrement de son sang et de sa chair. Un corps humain. Et puis encore: «Le Fils de Dieu, se faisant homme» (car cela est arrivé, cela s’est produit! Verbum caro factum est: il est arrivé que le Verbe éternel s’est fait chair. Cela s’est produit il y a deux mille ans à Nazareth), «A-t-il cessé d’être Dieu? Le Fils de Dieu, se faisant homme, n’a pas cessé d’être Dieu, mais restant vrai Dieu, il a commencé à être aussi vrai homme». Et enfin la dernière citation: «Jésus-Christ a-t-il toujours existé? Jésus-Christ comme Dieu a toujours existé; comme homme il a commencé à exister à partir du moment de l’Incarnation». Comme homme il a commencé à exister à partir du moment où Marie a dit oui.
3. Qu’arrive-t-il quand cette chaleur atteint le cœur de l’homme, la chaleur rallumée dans le ventre de cette jeune femme? «Dans ton ventre l’amour s’est rallumé». L’amour! La possibilité d’être pardonné. Jusqu’à cet instant, à ce moment, on entrevoyait seulement l’ombre, le reflet, l’attente de cet amour, de ce pardon. L’Ancien Testament est ombre, reflet, par rapport à la réalité. Quand la réalité arrive, l’ombre est mise respectueusement de côté. Quand il y a la présence qui aime, on regarde la présence, sans continuer à regarder la photographie. C’est ainsi qu’est le rapport entre la réalité humaine de Jésus et l’Ancienne Alliance. La réalité humaine de Jésus est l’imprévu et l’imprévisible accomplissement de toute attente. «Toutes choses ont été créées en vue de Lui».
Adoration des bergers, Caravage, 1609, Musée national de Messine,
Adoration des bergers, Caravage, 1609, Musée national de Messine,
Quand cette chaleur atteint le cœur, qu’éveille-t-elle? Elle éveille dans le cœur l’espérance. Quand cette chaleur atteint le cœur de l’homme, elle émerveille le cœur de l’homme. La seconde vertu, l’espérance, indique cette émerveillement. Quand elle l’atteint, elle émeut le cœur de l’homme. Quand cette chaleur touche le cœur, l’homme, préoccupé, a un instant durant lequel il s’émerveille, durant lequel il n’est plus préoccupé. Pris par mille activités, pré-occupé (pré-occupé veut dire que le cœur est alourdi par mille choses), le cœur s’émerveille. Et le cœur retourne en arrière, il redevient ou devient comme celui d’un enfant. Quand cette chaleur atteint le cœur, elle éveille cette émotion, elle éveille cet émerveillement, elle éveille cette espérance. Cette espérance n’est pas le pur fait de savoir qu’après il y aura quelque chose. Cette espérance est le début de la floraison du Paradis sur terre. Le bourgeonnement est le début, il n’est pas la fleur complète. Le premier bouton est seulement le début. Quand cette chaleur touche le cœur, celui-ci bourgeonne. Cela s’appelle l’espérance.
Lisons Dante: «Ici, tu es pour nous», ici au Paradis, c’est saint Bernard qui prie, «la torche méridienne / de charité». Au Paradis, c’est différent de sur la terre. Parce que le Paradis est cet amour assuré pour toujours. Sur la terre tout est seulement en espérance, c’est-à-dire en émerveillement, un émerveillement réel mais précaire, et c’est si vrai qu’on peut le perdre. On peut perdre la grâce de Dieu. Et même, dit le dogme de la foi, sans une aide spéciale de la grâce, on ne peut rester dans la grâce. C’est donc un émerveillement précaire. Réel, très certain, mais précaire. «Les choses qui arrivaient, pendant qu’elles arrivaient, suscitaient de l’émerveillement, tant c’était Dieu qui les réalisait». C’est ce que dit Giussani lorsqu’il décrit sa vie. «Les choses qui arrivaient, pendant qu’elles arrivaient, suscitaient de l’émerveillement, tant c’était Dieu qui les réalisait, faisant de celles-ci la trame d’une histoire qui m’arrivait et qui m’arrive sous les yeux». Tissant ainsi la trame d’un chemin qui m’arrivait et qui m’arrive sous mes yeux.
«Ici, tu es pour nous la torche méridienne / de charité», ici tu es pour nous un soleil resplendissant de charité, splendeur de charité. La charité, c’est quand le désir du cœur est satisfait, quand ce que le cœur désire est donné. «En bas», sur la terre, «chez les mortels»: comme le christianisme est réaliste: parmi ceux qui vont vers la mort. «En bas, chez les mortels / tu es source vivace d’espérance» / tu es source vivace d’espérance». Tu es la possibilité que cet émerveillement se renouvelle continuellement. Toi! Toi, ô Marie, Toi, ô Vierge, Tu es la possibilité que la grâce de Dieu se renouvelle, tu es la possibilité que cette chaleur («dans ton ventre l’amour s’est rallumé») touche notre cœur, le touche de sorte que notre vie aille de début en début, l’embrasse si possible à tout instant. La sainteté, c’est quand cette chaleur embrasse presque (presque parce que la terre n’est pas le Paradis) chaque instant. Le père Léopold a été ainsi. Cette chaleur, cet émerveillement, lui embrassait presque à chaque instant le cœur, et ainsi il était cher à son cœur. Pavese avait compris que «le véritable émerveillement est fait non de nouveauté, mais de mémoire». Et ainsi il devient cher au cœur, comme la maison dans laquelle le cœur habite.
«Ici, tu es pour nous la torche méridienne / de charité et, en bas, chez les mortels, / tu es source vivace d’espérance». Et puis Dante termine en parlant de la prière. Que peut faire l’homme, l’homme blessé par le péché et l’homme gracié, lorsque cette chaleur, rallumée, il y a deux mille ans, dans le ventre de Marie, l’atteint? L’homme peut demander. «Dame, tu es si grande et de valeur si haute, / que qui veut une grâce et à toi ne recourt / il veut que son désir vole sans ailes». Dame, tu es si grande et de valeur si haute que qui veut une grâce et à toi ne recourt, son désir, c’est comme s’il voulait qu’il vole sans ailes. Mais ensuite il y a une strophe encore plus belle, plus belle parce qu’elle suggère que demander est aussi le fruit de Sa grâce, «Ta bienveillance répond non seulement / à celui qui demande, mais souvent / elle devance librement la demande». Et cela, c’est un mystère. Le mystère le plus ineffable de la prédilection de Dieu qui, non seulement répond à la demande, mais devance cette demande. Autrement nous ne saurions pas même demander. Ta bienveillance, la tienne, Marie, non seulement secourt celui qui demande, mais bien souvent (nous pouvons aussi dire toujours, sinon on ne demande pas, sinon on prétend ou ce ne sont que des mots) «elle devance librement la demande». Elle devance, elle vient avant, elle précède. «Que toujours ta grâce nous précède et nous accompagne». Précéder veut dire qu’elle vient avant, qu’elle vient avant même la demande. Pour demander il faut, au moins à l’horizon, être attiré, être éveillé par une chaleur qui s’est allumée dans le ventre de Marie.
Et j’en viens à la conclusion. Tout à l’heure, à genoux, dans la petite cellule du père Mandic, j’ai promis de conclure en disant ceci. En disant ce qui, selon moi, non selon moi, mais selon la sainte Église, est l’alternative à la grande hérésie dont je parlais au début, quand je faisais allusion à la gnose dans l’Église. C’est Judas, l’un des douze apôtres, qui a trahi Jésus. La persécution du monde, du diable, se fait toujours à travers des chrétiens. Judas, l’un des douze, a trahi Jésus: c’était l’un des douze! Ainsi, à Rome, ce sont des chrétiens qui ont tué Pierre et Paul, par envie. C’est toujours comme cela. Aujourd’hui aussi c’est comme cela. En tous cas, l’alternative à l’Antéchrist, à celui qui ne reconnaît pas Jésus, le Fils de Dieu dans la chair, est, selon moi, composée de trois choses.
La première est la confession. La confession telle qu’elle a été définie par le Concile de Trente et à l’humble fidélité de laquelle le Pape a récemment rappelé tout le peuple chrétien. La confession, c’est-à-dire l’accusation sincère, complète, humble, brève et prudente (ce sont les cinq caractéristiques de l’accusation des péchés du catéchisme de saint Pie X. La confession sincère et complète de chacun des péchés mortels. La confession comporte ce réalisme qui fait que le péché est péché). Et le geste, le plus simple du monde, d’un pauvre pécheur – éventuellement beaucoup plus pécheur que vous – comme l’est le confesseur, un geste fait par lui, mais réalisé par Jésus-Christ, un geste de Jésus-Christ vous pardonne. Le sacrement de la confession tel que Jésus-Christ l’a institué et que la sainte Église demande qu’il soit: jugement et miséricorde. C’est si vrai que dans le catéchisme, quand j’étais petit, il y avait une image qui illustrait bien le fait que si quelqu’un se confesse mal, il accomplit un sacrilège. C’était l’image d’un enfant qui s’éloignait, le diable derrière son dos. Et il y avait aussi l’image de l’ange gardien à côté d’un enfant souriant qui se confessait bien. La confession, donc, comme la sainte Église demande que l’on se confesse. Le sacrement de la confession est la première façon dont Marie a vaincu, à elle seule, toutes les hérésies. C’est ce que disait une antienne de la liturgie reprise par saint Jean Bosco dans sa prière à la Vierge: «Toi qui as détruit seule [seule, elle, pas nous!] toutes les hérésies du monde».
La seconde chose, c’est le saint Rosaire. Je vais vous lire quelques réflexions du pape Jean Paul Ier sur le Rosaire, du temps où était patriarche de Venise. «Personnellement, quand je parle seul à Dieu ou à la Vierge, plus qu’un adulte, je préfère me sentir un petit enfant». Cela vaut pour toute la vie. Être adulte dans la foi, cela veut dire s’apercevoir plus facilement de ce que l’on est, c’est-à-dire rien: «Sans moi, vous ne pouvez rien faire». Le futur Jean Paul Ier poursuit: «…pour m’abandonner à la tendresse spontanée qu’éprouve un enfant devant son père et sa mère. Être devant Dieu ce que je suis en réalité avec ma misère et le meilleur de moi-même. Le Rosaire, prière simple et facile, m’aide à son tour à être un petit enfant. Et je n’en ai pas honte». Le Rosaire (avec le Notre Père, l’Ave Maria et les oraisons jaculatoires qui se répètent) est la prière dans laquelle nous sommes réellement ce que nous sommes, c’est-à-dire rien. Dans laquelle, par la grâce, nous devenons enfants, dans laquelle le cœur devient enfant, de sorte qu’il entre (qu’il entre, déjà en récitant le Rosaire!) dans le Royaume des cieux. De sorte que le cœur refleurit.
Adoration des bergers, Caravage, 1609, Musée national de Messine
Adoration des bergers, Caravage, 1609, Musée national de Messine
Et enfin la troisième chose: les oraisons jaculatoires. La confession, le Rosaire, les oraisons jaculatoires. Les oraisons jaculatoires, c’est-à-dire les petites prières. Comme lorsque l’on entre à l’église et que l’on dit: «Que soit loué et remercié à tout moment le très saint et très divin Sacrement». À tout moment! Et quelqu’un peut s’apercevoir qu’il y a longtemps qu’il n’a pas dit merci. Mais on peut en entrant dans une église et en faisant la génuflexion répéter: «Que soit loué et remercié à tout moment le très saint et très divin Sacrement». Et le merci de cet instant embrasse tout, embrasse les heures, les jours, les semaines et les mois durant lesquels quelqu’un n’a jamais dit merci. Et puis, cette autre oraison jaculatoire, si simple et chère, que Giussani nous a recommandée si souvent: «Veni, Sancte Spiritus, veni per Mariam». Viens, ô Saint-Esprit. L’Esprit Saint est Celui qui dans le ventre de Marie «a rallumé l’amour», Celui qui a éveillé dans le ventre de Marie l’amour. L’Esprit Saint est l’infinie correspondance entre le Père et le Fils. C’est quelque chose qui me surprend depuis que je l’ai compris. C’est l’infinie correspondance entre le Père et le Fils. La correspondance infinie, éternelle, surabondante entre le Père qui engendre et le Fils qui est engendré. C’est pourquoi, c’est par surabondance de correspondance et non par dialectique, par surabondance de joie que la Trinité a créé le monde et m’a créé moi aussi. «Veni, Sancte Spiritus, veni per Mariam». Viens à travers Marie.
Je terminerai en récitant un vers d’un hymne que Giussani a conseillé de lire, il y a quinze jours, et qui dit: «Jesu, mi dulcissime», Jésus ma douceur. Je voulais seulement dire cela, seulement dire l’humanité de Jésus. «Jesu, mi dulcissime», Jésus douceur pour moi. Seule une présence est douceur pour le cœur. Douceur est un mot que nous répétons deux fois dans le Salve Regina adressé à la Vierge: «dulcedo», douceur, «dulcis virgo Maria». Ainsi, en lui confiant ce que nous ne sommes pas capables et bien des fois nous ne voulons pas… «Jesu mi dulcissime, spes suspirantis animae»: espérance, surprise, émotion de l’âme qui soupire, qui attend («à toi mon gémissement n’est pas caché». C’est la vie, c’est la réalité qui fait soupirer. Les choses font soupirer. «Spes suspirantis animae». Âme qui soupire, lors même que nous ne nous en apercevons pas, à cette douceur, qui soupire à cette présence que Marie a portée dans son sein pendant neuf mois et qu’elle a mise au monde à Bethléem. «Spes suspirantis animae. Te quaerunt piae lacrymae». Les pieuses larmes te cherchent. Larmes, parce que la douleur de la vie fait pleurer. Nos pauvres péchés font eux aussi pleurer. Et les larmes se transfigurent en larmes de gratitude. Autrement, après quelque temps, on ne pleure même plus, après quelque temps, le visage aussi se durcit et se transforme en masque. Les larmes de douleur, face à cette présence, deviennent des larmes de gratitude, parce que Son pardon, Sa douceur, Sa tendresse sont plus grands. «Te quaerunt piae lacrymae et clamor mentis intimae». Quand nous dormons et quand nous sommes éveillées, le cri de notre cœur Te cherche. C’est Toi, Jéus-Christ, fils de Marie, Fils de Dieu, que cherche le cri de chaque cœur. Et à nous, par la grâce, il a été donné de commencer à chercher et d’être trouvés déjà, ici, sur la terre.
EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ?
5 novembre, 2013http://www.diocese-poitiers.com.fr/page-daccueil/larbre-a-palabres/existe-t-il-un-art-sacre-
EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ?
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(liste des études publiées , j’ai mis les trois premiers)
par Julie et Thomas Duranteau (Texte 1)
par Loïc Buthaud (Texte 2)
par Jean-Yves Meunier (Texte 3)
par Anita Parisot (Texte 4)
par Stéphane Marcireau (Texte 5)
par Mgr Albert Rouet (Texte 6)
par Fabien Maheu (Texte 7)
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EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ? (JULIE ET THOMAS DURANTEAU)
Le lien entre art et sacré est légitimé par une classification établie de l’histoire de l’art, distingant ainsi l’art sacré de l’art profane.
Pourtant, cette alliance ne va pas de soi et pose un certain nombre de questions. L’art produit par l’humain et le sacré lié au divin, on peut se demander si considérer l’art comme sacré ne relève pas du sacrilège. Pour cela, faisons appel à l’étymologie même du mot ART et soumettons-la à l’étrange alliance de l’art au sacré.
I. L’art et le « rite » (RITUS) : moyen de dire et de représenter le sacré
Les mots « art » et « rite » viennent de la même famille lexicale, tous deux sont issus de la racine indoeuropéenne °ER- / °AR-. Cette racine a donné en latin « ritus ». Il est intéressant de faire apparaître le lien entre ces deux notions : l’art trouverait le moyen de dire l’indicible, de représenter ce qui ne peut être vu au creux du rite.
Ce lien est apparent dans toutes civilisations. Il n’est pas audacieux de préciser que l’art avant l’écriture aurait été un moyen de communication entre l’homme et un au-delà. On suppose que les peintures rupestres préhistoriques traduisaient ce désir d’accéder à quelquechose qui dépassait la finitude humaine et permettaient un pouvoir sur la Création.
Détournons la citation « ut pictura poeisis » (comme la peinture, la poésie) pour rappeler que l’art poétique est pour de nombreuses religions énonciation d’un sacré et se veut par là-même prophétique. Pour le poète Guillevic, « à la base de toutes les religions, il y a toujours un poème ». Le Coran comme le Cantique des Cantiques se font chants de Dieu par la voix du poète. On comprend, alors, le développement ultérieur dans nos liturgies de la poésie, du chant et de la musique pour laisser place à « l’expression » dans nos rituels.
Il nous faut, également, rappeler la « vocation rhétorique » de l’art : il doit savoir conjuguer la notion de « movere » (émouvoir) et de « docere » (enseigner). Il s’agissait d’illustrer et de défendre les grands dogmes d’une foi souvent difficiles d’accès. Donner à voir pour mieux persuader.
Cependant, toute représentation sous-entend interprétations et choix. L’artiste proposerait une traduction personnelle de l’indicible. Et l’on sait bien que le traducteur est le premier traître : « tradottore tradittore ».
II. L’artiste, créateur de sacré ? Entre « artisanat » (ARTIFEX) et inspiration pure, l’écueil de l’«artifice» (ARTIFICIUM)
La place de l’artiste dans son rapport au sacré pose plus de problème encore que celle de l’art. La notion d’artiste s’est véritablement développée en Europe à partir de la Renaissance. Jusque là, l’artiste était un artisan et la plupart du temps les œuvres n’étaient pas signées et leur art relevait purement et simplement d’une « technè ». Combien d’œuvres antiques et médiévales sont restées anonymes. Cela nous montre que parallélement au fait que l’art était en lien avec le sacré, l’artiste n’existait pas comme intermédiaire avec le divin, mais comme simple technicien. C’est d’ailleurs à cette même époque qu’apparaissent des portraits d’artistes et que cette catégorie de la population s’identifie vraiment. La publication de l’ouvrage de Vasari, les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes en 1550 est révélatrice de cette évolution. C’est le fondement de l’histoire de l’art. Avant cette date, l’art n’ayant pas « d’histoire », elle n’avait pas officiellement reconnu sa subjectivité. Depuis qu’il y a un art religieux, il y a toujours eu une tension entre l’insertion dans des normes précisées par les religions et la volonté d’expression individuelle et originale.
Reconnaître que l’artiste est une personne qui a une action sur son art, c’est reconnaître que l’art est production humaine et évolutive. Considérer dans ce cadre-là un art sacré, ce serait alors un grand orgueil de la part de l’artiste : orgueil de se prendre pour Dieu lui-même. Guillevic dit de façon provocatrice que « le poète veut être Dieu ». En effet, dans l’acte de création, il y a un acte divin. De la même manière que Dieu a modelé Adam dans la terre, l’a sculpté, les artistes veulent être créateur. L’écueil d’une telle démarche serait dans l’acte de vouloir faire du sacré, peut-être la plus exacte définition de l’ « artifice ». Pouvons-nous, par conséquent, limiter l’artiste a un « créateur de sacré » ?
III. L’art comme « articulation » (ARTHRON) sacrée, médiation vers le divin
Nous aurions pu conclure à un détournement du sacré dans cet acte de création. Ce serait oublier que l’artiste est aussi celui qui, par son art, accepte de se mettre au service du sacré. Il nous invite à entrer dans sa relation intime à Dieu et à voir au-delà du visible, domaine qui n’appartient ni au spectacle ni à l’idole dans la mesure où il s’agit d’une trace de Dieu même, comme soufflée au cœur de l’artiste.
Il y a, pourtant, une difficulté intrinsèque à pouvoir représenter Dieu. L’incarnation a pu résoudre un certain nombre de réticences à le figurer. Mais le danger n’en est que plus grand : nous risquons à tout instant d’y enfermer le divin.
Au-delà des considérations d’histoire de l’art, qui tend à fragmenter les œuvres par leur contexte historique, il faut admettre que l’art peut parler en-dehors du cadre culturel. Il porte en lui comme une valeur universelle et peut parler du sacré à tous et dans des modalités différentes. L’art entraîne les hommes dans un autre rapport à leur temps : il y a de l’éternité dans un instant donné où il nous semble saisir qui est Dieu pour nous et tout prend une autre dimension. De cette part de subjectivité dans la création d’un artiste, il y a aussi l’ouverture d’une communion possible, partage d’une vision où Dieu se dit.
Ne pas nous laisser « inerte » (IN-ARS) dans notre foi, telle serait l’une des hautes fonctions de l’art. Il nous obligerait à être toujours en mouvement, à la fois dans le connu et dans la perpétuelle redécouverte de ce que Dieu est pour nous et pour notre humanité. Il ouvrirait cette brèche en tout artiste et en tout homme où Dieu souffle en créateur, laissant la liberté de nouvelles créations pour mieux le célébrer.
EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ? (LOÏC BUTHAUD)
La distinction entre « art sacré » et « art profane » semble aller de soi ; non seulement parce qu’elle est habituelle dans le domaine de l’histoire de l’art, mais aussi parce qu’elle rend compte à partir de critères objectifs d’une possibilité de classer les œuvres d’art en deux catégories. A première vue du moins, puisqu’il n’est pas si facile de déterminer les critères justifiant qu’une œuvre relève de » l’art sacré « .
En effet, est-ce parce que le sujet lui-même est sacré que l’œuvre peut être ainsi désignée ? Sans doute pas. L’art est d’abord considéré comme sacré si sa destination est un lieu sacré, si elle prend place dans un espace public reconnu comme sacré, c’est-à-dire ayant une valeur symbolique qui le distingue de l’espace profane, séculier, destiné au temps quotidien du travail ou de la vie privée, dans lequel l’art profane sert l’agrément ou le divertissement.
Ainsi les bestiaires improbables des façades médiévales sont sacrés non dans la mesure où ils favoriseraient une quelconque élévation spirituelle ou serviraient à la sanctification des âmes. Ils prennent place parmi les formes artistiques sacrées, qui tiennent lieu de décor d’un univers surnaturel présent au cœur des cités religieuses. Leur citoyen grimpe au Parthénon, se recueille dans les panthéons de la République, traverse les parvis des cathédrales, se prosterne au cœur du temple, craint le masque monstrueux, s’abaisse au pied d’une Vénus en Bronze, d’un Bouddha d’albâtre, d’un poilu revanchard.
Que cet espace soit consacré par le religieux ou le politique, l’art est sacré dans le double sens où il est présent dans l’espace sacré, et où il constitue cet espace.
Mais c’est en ce sens aussi où l’art n’est pas lui-même sacré mais sert le sacré -et donc s’en distingue. Dans l’espace sacré, la forme esthétique n’est que le moyen profane, trop humain (et c’est ainsi qu’elle fascine par-delà ceux auxquels elle est destinée) d’une finalité qui la transcende. C’est en revanche à partir du moment où l’art s’est libéré des tutelles instituées qu’il a pu revendiquer une dignité supérieure ; non pour ouvrir à un mystère qui le dépasse, mais pour être lui-même mystère. Comme producteur de formes esthétiques au service d’un prestige ou d’une gloire supérieurs au commun des mortels, l’art gagnait certes quelque éclat de ce prestige ou de cette gloire ; il n’en était pas moins qu’un mode supérieur de l’artisanat, c’est-à-dire un producteur de formes dans la matière utiles à d’autres.
L’artisanat s’éteignant au profit de l’industrie, dont la production anonyme, impersonnelle, collective, standardisée ne pouvait plus constituer une œuvre, (c’est-à-dire un objet signe du talent, du savoir-faire d’un producteur), la société laïque se substituant à la société religieuse, l’art a paradoxalement conquis son autonomie, il a pu être lui-même sa propre finalité. Ainsi Van Gogh, dans une lettre à son frère Théo, écrivait : « Je peux bien, dans ma vie comme dans ma peinture, me passer du Bon Dieu ; mais je ne peux pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, et qui est ma vie : ma puissance de créer. » L’artiste peut être ainsi reconnu créateur, auteur, génie, attributs ô combien divins – et sacrés.
Qu’il représente une paire de souliers crottés, l’humanité du Christ, l’origine du monde dans la vulve d’une femme, la Trinité glorieuse, une abstraction insondable, l’art de l’artiste est sacré, parce qu’il est le signe de sa faculté spirituelle créatrice de formes à nulle autre pareille. Plus encore, si la forme esthétique nous touche par-delà nos intérêts biologiques ou sociaux, – faut-il encore que nous ne nous en contentions pas ! -, nous élevant au-dessus de la bête et du mondain, l’art est sacré parce qu’il consacre la part glorieuse et secrète de notre humanité.
EXISTE-T-IL UN ART SACRÉ ? (JEAN-YVES MEUNIER)
La difficulté principale ne se situe-t-elle pas dans ce à quoi renvoie l’adjectif « sacré » ? Première hypothèse : s’il se relie directement à « art », ou bien nous parlons d’une forme artistique qui a connu un plein épanouissement durant la période médiévale ou bien nous affectons à l’activité artistique une dimension toute spéciale qu’il nous faudra définir. Seconde hypothèse : « sacré » détermine non pas une technique ou un savoir-faire propre à l’être humain mais l’accès au divin, à l’absolu, à la transcendance. En quelque sorte un art vers le sacré. Ce décalage de sens ne permet-il pas de mieux envisager l’art en tant que tel et d’offrir une passerelle enrichissante entre le profane et le sacré ?
Un sacré art
L’art sacré est si historiquement liée au Moyen-âge qu’une identité s’est opérée entre art sacré et art médiéval. Il est vrai que l’aspect religieux était fort prégnant dans toute la société médiévale. Tout comme la philosophie se transformait en théologie, les arts se consacraient pleinement au domaine chrétien (dans une perspective occidentale bien entendu). Les « grands travaux » de l’époque qu’étaient les cathédrales entraînaient de multiples artistes vers un but commun et transversal : représenter la sphère divine sur terre d’une part et d’autre part être au service du religieux à travers notamment la liturgie. Cela explique la multiplicité des représentations artistiques : si l’autel par exemple est une évocation spirituelle de la présence divine, véritable symbole en puissance au sein d’une église, il n’en reste pas moins un instrument pratique au service du célébrant. L’aspect fonctionnel ne peut donc pas être déconnecté de l’aspect purement artistique. Des contraintes existent imposant une certaine forme voire des dimensions particulières à l’objet artistique. Un autre aspect à ne pas négliger est à retrouver autour de la représentation sociale et publique : c’est toute une communauté, toute une ville, toute une société qui, à travers ces œuvres artistiques, sont mises en avant. Parfois, c’est surtout le mécène ou le commanditaire qui est mis en avant.
« Sacré » se dit aussi des choses qu’on ne doit pas violer, enfreindre voire même toucher : la profanation étant l’acte de faire entrer du profane dans le sacré, cela constitue le blasphème par excellence. Nous pouvons alors nous interroger sur l’impact d’une telle vision (« sacraliser ») concernant l’art sacré. Ce dernier devient par là-même l’art suprême, l’archétype de tous les autres arts. Et nous avons tôt fait de le rendre intouchable. La sclérose n’est pas loin : la méthode artistique, pourtant reliée à une époque, est figée, les modèles et représentations ne se renouvèlent pas. La Tradition est identifiée à l’art sacré au détriment de toute vision alternative et contemporaine. Les artistes se contentent de reproduire au lieu de réinventer. Ainsi, parler d’ « art sacré » c’est prendre le risque de trop respecter les œuvres artistiques qui en découlent. C’est confondre le flacon avec le parfum.