LES PAUVRES VOUS LES AUREZ TOUJOURS. MT 26,11

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DATE DE CRÉATION : 06/02/2007

POUR EN FINIR AVEC LES PAUVRES

LES PAUVRES VOUS LES AUREZ TOUJOURS. MT 26,11

Hasards de l’actualité en France : La mort de l’Abbé Pierre est survenue en même temps que la sortie du dernier roman de Jean-Christophe Ruffin: Le Parfum d’Adam. Campagne électorale aidant, l’idée d’en finir avec la pauvreté est à l’ordre du jour. Le livre de Ruffin pourrait s’appeler : la possibilité d’un chiasme. Il évoque un glissement de sens terrifiant, une inversion du sens de l’expression « la fin des pauvres ». L’ambiguïté du génitif, vous l’aurez toujours.
Selon Ruffin, l’objectif utopique mais louable d’en finir avec la pauvreté est en réalité notre agenda depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Notre utopie concrète, notre nouvelle frontière, c’est vaincre la pauvreté dans le tiers-monde. Mais voilà que l’horreur et le retournement se trament au sein d’une frange fondamentaliste de l’Ecologie qui en arrive à ce constat: si les masses du tiers-monde sortent effectivement de la pauvreté, ils adopteront notre mode de vie et cela condamnera ipso facto la planète. La conclusion, logique et terrifiante, s’impose. Il faut diminuer d’urgence le nombre des pauvres. Je ne sais pas si vous avez saisi le chiasme. Sinon, lisez le livre.

• Changeons de sujet.
On sait que le Judaïsme maintient une tension permanente entre deux registres contradictoires: celui de la Loi et celui de l’eschatologie. Dans le Judaïsme, il est toujours essentiel de savoir dans quel registre on se situe lorsqu’on traite d’un sujet quelconque.
C’est pourquoi, lorsque le Judaïsme parle des pauvres il est important de savoir dans quel registre il se situe, celui du droit ou celui de l’eschatologie, car ces registres sont diamétralement opposés.
La Bible contient nombre de dispositions en faveur des pauvres. Il s’agit de règles d’ordre juridique. Lorsque nous lisons la Bible (cela peut arriver) nous savons dans quel registre nous sommes: en général c’est celui de la Loi.
En revanche, lorsque nous lisons des textes midrashiques, nous devons comprendre que nous sommes dans un espace mental qui est celui de l’eschatologie. C’est, si l’on peut-dire un espace non-euclidien. Il possède ses propres caractéristiques qui font fi de l’histoire, du principe de non contradiction etc…Le projet de cette revue est d’ailleurs de faire la topologie de cet espace, du champ du midrash.
Lorsque le midrash traite des pauvres, nous ne sommes plus dans l’espace du juridique, mais dans un espace très particulier dans lequel il n’est pas sûr du tout que cette notion de pauvres ait quelque chose à voir avec l’économie, même politique.
On trouve en effet dans le midrash des expressions telles que:
• eyn ‘aniyim ela…. Il n’est de pauvres qu’en référence à… (aux bonnes actions, etc.)
• Voici ce qui est écrit : « Il relève (meqim) le pauvre de la poussière » (1S 2,8). Il s’agit d’Israël qui fut plongé dans la boue et les briques en Egypte
• Le verset « Yahvé écoute les malheureux » se rapporte à Israël, En effet, Rabbi YoHanan a dit : Chaque fois qu’il est question de pauvre, de misérable et de malheureux, c’est d’Israël que l’Écriture veut parler.
La pauvreté est une image du manque absolu, de l’épreuve et du comble. La pauvreté est une épreuve nécessaire avant le salut qu’elle annonce.
La question que nous voudrions commencer à traiter ici est la suivante:
La représentation occidentale des « pauvres » a été profondément marquée par l’empreinte du texte évangélique. Or ce texte est de nature midrashique. Il s’ensuit que notre conception des pauvres serait d’emblée marquée par l’eschatologie.
Cela est inévitable. Le messianisme chrétien des origines a voulu textuellement accomplir la loi, c’est-à-dire la dépasser, ce qui est logique pour une pensée juive qui entend se situer à la fin des temps. Le messie: relève de la Loi, mais au sens où on relève une garnison.
Le texte évangélique nous dit pourtant lui-même qu’il est un midrash. On sait qu’il le fait en mentionnant des expressions comme beruaH (en esprit, c’est-à-dire par midrash). Matthieu 5,3 prend bien soin de nous indiquer :
heureux les pauvres en esprit (les pauvres au sens midrashique).
Nous lisons pourtant aujourd’hui les Evangiles comme s’ils nous parlaient de pauvreté au sens économique, alors qu’ils font des pauvres un agent de l’eschatologie.

• Purim et l’utopie.
Prenons un exemple tiré de la tradition juive. On sait que le sens de la fête juive de Purim est eschatologique de part en part. Nous savons donc dans quel registre nous sommes. Lorsque nous lisons qu’à Purim un endeuillé doit se réjouir, nous savons qu’il n’y a là rien qui soit de l’ordre du juridique.
De même: A Purim celui qui commet un dommage n’est pas tenu de le réparer (autrement dit le code civil qui repose tout entier sur ce principe n’est plus valide, une paille.)
Enfin: notenim tsedaqa lekol poshet yado: on donne à toute personne qui tend la main. Essayez d’appliquer ce principe à la lettre, vous verrez que c’est assez difficile. Nous comprenons que nous sommes là en plein symbolisme. On commémore paradoxalement ici un événement à venir: la fin des temps. Purim est donc une parenthèse, une exception, une utopie au sens courant du terme. Personne n’aurait l’idée de se fonder sur les symboles eschatologiques pour réguler la vie quotidienne ou la société. Mais comme on n’est jamais trop prudent, le Talmud prend soin régulièrement de mettre en garde le lecteur: On n’infère pas une règle juridique d’une tradition orale (même prophétique): divre tora midivre qabala lo yalfinan (Hagiga 10b)

• La Boussole.
L’eschatologie n’apporte aucune réponse aux questions pratiques ou sociales. Il n’est donc pas possible de s’appuyer sur des péricopes évangéliques pour espérer disposer d’une boussole en ce domaine.
L’eschatologie juive, reprise intégralement dans les Evangiles, apporte certes un sens global à l’histoire d’Israël, mais elle ne répond pas aux questions sociales, économiques et morales qui relèvent, elles, de la loi, de la halakha, ni aux questions relatives à la guerre et à la paix.
Chacun peut vérifier que les Evangiles n’ont jamais apporté de réponse utilisable en matière de torture, d’esclavage, de peine de mort, etc. Par exemple au moment de la colonisation, les Evangiles n’ont pas fourni de boussole. Aux Etats-Unis, on peut être pentecôtiste et esclavagiste, voire membre du Ku-Klux-Klan. Le génocide du Rwanda a montré que la boussole évangélique n’a pas aidé les Eglises de ces pays, fortement compromises dans le génocide. En Haïti, le prêtre Jean-Bertrand Aristide n’a pas non plus bénéficié de la boussole évangélique. En Colombie, un autre prêtre, le curé Perez a dirigé la guérilla de l’E.L.N. qui pratique le racket (pardon, l’impôt révolutionnaire) les enlèvements, le narco-trafic, tout cela n’étant que la « conséquence de la pauvreté ».
La lecture naïve des Evangiles induit une lecture eschatologique de la pauvreté et aboutit à déifier les pauvres. Elle serait au fondement du populisme. Le pouvoir du peuple de Dieu devient alors absolu. Mais le peuple ne pouvant l’exercer directement, c’est son représentant (Aristide, Chavez) qui tend alors inévitablement à devenir un dictateur. Le passage de la théologie à la dictature passe par le populisme. C’est un processus paradoxal où l’identification du peuple au leader charismatique est d’autant plus grande qu’il se trouve complètement écarté de l’exercice de la souveraineté. Il se trouve séparé du pouvoir qui émane de lui parce que ce pouvoir se veut uni. Il n’accepte aucune séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire, médiatique) et ne tolère pas les institutions indépendantes. Ce culte de l’unité viendrait sans doute aussi du Christianisme: l’Eglise doit être unie dans le Christ, tout royaume divisé contre lui-même etc. La théologie tend donc à déifier le « peuple » .
Le remplacement progressif de l’idée de providence par celle de progrès signalait un recul de l’eschatologie. Il s’ensuit que la moindre défaillance dans la croyance au progrès, réactive le vieux fond de l’eschatologie. Or la lutte contre la pauvreté apparaît aujourd’hui comme un échec. Elle avait été déléguée depuis la fin de la seconde guerre mondiale aux économistes. La crise économique a d’abord été la crise de la science économique. Cet échec a contribué à affaiblir la croyance dans la science et dans le progrès en général. Les premiers succès d’après-guerre avaient rendu presque tangible la victoire contre la pauvreté. Avec l’installation du chômage de masse et de la pauvreté, c’est l’idée d’utopie elle-même qui entre en crise. Or l’utopie, même si elle est dangereuse, reste le dernier rempart contre les bouffées eschatologiques du type millénaristes. L’utopie est une manifestation encore contrôlable de l’eschatologie.
Un autre déclencheur de schémas eschatologiques est, on le sait, l’idée d’indifférenciation, or la mondialisation est venue renforcer se sentiment. Comme si cela ne suffisait pas, la crise écologique risque de donner le coup de grâce à l’idée même de progrès. Nous risquons alors de voir certains groupes, comme dans le roman de Ruffin, verser dans une sorte de délire anti-pauvres, tandis que d’autres à l’inverse vont monter d’un cran dans l’exaltation et même la déification des pauvres. C’est pourquoi il est urgent que les politiques avancent un discours rationnel sur la pauvreté qui soit exempt, si c’est encore possible, de toute eschatologie.

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