LE CONCILE DANS LES CONFIDENCES DU PAPE JEAN XXIII – par Sandro Magister (23 octobre 2012)
4 juin, 2013http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350349?fr=y
LE CONCILE DANS LES CONFIDENCES DU PAPE JEAN XXIII
« La Civiltà Cattolica » publie les journaux intimes du père Roberto Tucci, qui en était le directeur à l’époque du concile. Voici le compte-rendu des cinq entretiens qu’il eut avec le pape qui convoqua Vatican I
par Sandro Magister
ROME, le 23 octobre 2012 – La documentation concernant le concile Vatican II s’est enrichie, il y a quelques jours, d’un nouveau texte inédit jusqu’à hier. Un texte d’une valeur notable.
Il s’agit de quelques extraits des journaux intimes du cardinal Roberto Tucci (photo), qui était, à l’époque du concile, directeur de « La Civiltà Cattolica ».
Et c’est précisément cette revue des jésuites de Rome qui – en prenant ces journaux intimes comme base – a ouvert son dernier numéro sur le compte-rendu des cinq entretiens que Tucci a eus avec le pape Jean XXIII entre 1959 et 1962, c’est-à-dire entre l’annonce et le début de Vatican II.
« La Civiltà Cattolica » est une revue très particulière. Avant impression, ses articles sont passés au crible par les autorités vaticanes, qui tantôt les approuvent, tantôt les modifient, ou encore les éliminent.
Au temps de Pie XII, c’était le pape en personne qui revoyait les articles. Jean XXIII confia cette charge à son secrétaire d’état.
Mais il continua à rencontrer le directeur de la revue. Et celui-ci, après chaque entretien, en faisait un compte-rendu dans son journal intime.
Le journal intime du père Tucci donne ainsi une description très fidèle de la manière dont Jean XXIII s’est approché du concile qu’il avait décidé.
Par exemple, on a la confirmation du fait que le pape fut frappé par le silence qu’il provoqua lorsque, en 1959, il annonça son projet de concile aux cardinaux réunis à Saint-Paul-hors-les-Murs : « Il a proposé la chose, leur a demandé de lui donner franchement leur avis et personne n’a parlé ».
À propos d’autres moments de la marche d’approche du pape vers le concile, il y a dans le journal intime de Tucci quelques notations inattendues.
Par exemple, l’idée du voyage en train par lequel Jean XXIII se rendit à Lorette afin d’appeler la protection de la Vierge sur le concile paraît avoir été le résultat de calculs politiques :
« En ce qui concerne son voyage à Lorette, le pape a dit qu’il devait le faire pour donner satisfaction au ministre des Travaux publics, qui a effectué d’importants investissements dans cette région, et pour donner l’occasion d’une rencontre au président Gronchi : celui-ci voulait que l’on trouve un moyen de faire venir le pape au Quirinal ».
On est également impressionné par les propos brusques de Jean XXIII contre « le mal subtil » dont souffrait la curie, un mal fait de carriérisme et de népotisme, et par sa répugnance pour l’apparat du Vatican.
Le pape Jean était encore plus irrité par ceux qu’il devait qualifier ultérieurement de « prophètes de malheur » dans le discours mémorable qu’il prononça pour ouvrir le concile.
Mais il y a encore bien d’autres choses dans les extraits du journal intime de celui qui était dans ces années-là le directeur de « La Civiltà Cattolica », extraits que cette revue a publiés dans son numéro daté du 20 octobre 2012.
On trouvera ci-dessous les passages marquants de cet article.
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LE PAPE JEAN ET LE CONCILE, DANS LE JOURNAL INTIME DU CARDINAL TUCCI
par Giovanni Sale
Grâce au journal intime du P. Roberto Tucci, directeur de la revue « La Civiltà Cattolica » à l’époque du concile et aujourd’hui cardinal, qui fut reçu à plusieurs reprises par Jean XXIII en raison de ses fonctions, il est possible de retrouver, pour les trois années de préparation de l’événement conciliaire, les thèmes auxquels le pape accordait le plus d’importance et les stratégies d’action qu’il mit en place pour donner plus d’élan au futur concile. [...]
La première audience fut fixée tout de suite après que le P. Tucci eut été nommé au poste de directeur de la revue romaine des jésuites. Elle eut lieu à Castel Gandolfo le 12 septembre 1959. À cette occasion, le directeur notait : « Simplicité impressionnante et affabilité de manières qui fait disparaître tout embarras et qui émeut. Ai été accueilli à la porte et raccompagné presque jusqu’au seuil ». Le pape, faisant plus que ne l’exigeait le protocole, était venu au-devant du jeune P. Tucci, qui avait alors 38 ans, et, restant debout, il s’entretint aimablement avec lui : il s’étonna de son jeune âge, parla des jésuites qu’il avait connus et de l’ouvrage que lui-même avait consacré aux visites pastorales de saint Charles Borromée dans le diocèse de Bergame.
A la fin de l’audience, écrivait le jésuite, le pape « est revenu sur le sérieux et la sûreté doctrinale de notre périodique et il a fait allusion au fait que, à l’époque où il était nonce à Paris, les bons pères jésuites français de la revue ‘Études’ s’étaient quelque peu laissé prendre, eux aussi, par le mouvement d’idées novatrices. Il a évoqué une forme de néo-modernisme qui, ‘d’après ce que l’on me dit’, s’introduit dans l’enseignement, y compris ecclésiastique : tout devient problème et les jeunes finissent par tout remettre en question ».
Le pape faisait référence aux théologiens de la « nouvelle théologie », condamnée à cette époque par Rome et regardée d’un œil soupçonneux dans certains milieux catholiques. Beaucoup de ces théologiens, en effet, étaient des jésuites ; parmi eux, les pères de Lubac, Daniélou, Teilhard de Chardin, Rahner et d’autres ; à la différence de leurs collègues romains de « La Civiltà Cattolica », ceux qui écrivaient dans la revue jésuite parisienne étaient des partisans enthousiastes de ce courant « novateur ». [...]
L’audience suivante, qui eut lieu cinq mois plus tard, c’est-à-dire le 1er février 1960, fut d’une grande importance ; à cette occasion, le pape parla abondamment du futur concile. [...]
« Il a montré clairement – notait le directeur de « La Civiltà Cattolica » – qu’il envisage le concile œcuménique en connexion avec le problème de la réunion, à tout le moins, avec les Églises orientales séparées. Il ne se fait pas d’illusions, mais il constate que le climat spirituel s’est grandement amélioré depuis l’époque de Léon XIII […]. On me dit de faire attention, mais comment puis-je répondre avec dureté à des gens qui s’adressent à moi d’une manière tellement amicale ? Mais je garde toujours les yeux un peu ouverts, pour ne pas me laisser tromper ».
Le pape parla, tout de suite après, de la nécessité de mettre à jour le langage de la théologie et de la doctrine catholique formulées au cours des siècles : « Il fait d’ailleurs – continuait le directeur – une distinction assez explicite entre le dogme proprement dit, les mystères qu’il faut accepter humblement, et les explications théologiques ». [...] Il dit ensuite qu’il fallait parler de l’enfer aux fidèles, mais en soulignant « que le Seigneur sera bon avec un grand nombre de gens ». Il ajouta encore, sur le ton de la plaisanterie : « Il est certain que nous pouvons tous y aller, mais je me dis : Seigneur, tu ne vas quand même pas permettre que ton vicaire y aille ? ». [...]
Lors de l’audience du 7 juin 1960, Jean XXIII se mit à parler avec le directeur de « La Civiltà Cattolica » de la préparation du concile. À cette date, la phase anté-préparatoire était déjà terminée et le pape avait déjà nommé les commissions chargées de rédiger les schémas à présenter au concile.
« L’intention du pape – écrivait le P. Tucci – est de faire entrer dans l’effort de préparation non seulement la curie romaine, mais un peu toute l’Église. Il fait remarquer que souvent, hors de Rome, les gens en veulent à la curie romaine, comme si l’Église était tout entière dans les mains des ‘romains’. Il y a également beaucoup de belles énergies ailleurs ; alors pourquoi ne pas chercher à les employer ? ». [...]
« [Le pape] reconnaît – écrivait le jésuite – qu’il y a eu une certaine résistance de la part des cardinaux [de curie] et que lui, d’autre part, ne veut pas agir sans ceux qui sont à ses côtés justement pour l’aider dans le gouvernement de l’Église. Il prévoit que, maintenant, une lutte plutôt tenace va commencer, parce que les cardinaux ont leurs secrétaires ou leurs protégés qu’ils veulent placer dans les commissions pour des motifs qui ne sont certainement pas surnaturels […]. C’est le mal subtil de la curie romaine : les prélatures, les avancements […]. Mais il souhaite utiliser aussi des étrangers : il a donc demandé à tous les évêques et à tous les nonces d’établir des listes de personnes qualifiées pour ce travail ». L’Église – concluait le pape – doit s’adapter d’une manière ou d’une autre à l’époque et il en est de même pour la curie romaine et pour la cour pontificale.
Il évoquait ensuite sa situation de « prisonnier de luxe » au Vatican et l’excès de faste et de cérémonial qui entourait sa personne. « Je n’ai rien contre ces bons gardes nobles – confiait le pontife – mais toutes ces révérences, toutes ces formalités, tout ce faste, toute cette parade, me font souffrir, croyez-moi. Lorsque je descends [à la basilique] et que je me vois précédé par tous ces gardes, j’ai l’impression d’être un détenu, un malfaiteur ; alors que je voudrais être le ‘bonus pastor’ de tous, proche du peuple. […] Le pape n’est pas un souverain de ce monde. Il raconte combien il a trouvé désagréable, au début, d’être porté sur la sedia gestatoria à travers les salles, précédé par des cardinaux souvent plus vieux et plus mal en point que lui (ajoutant que, en plus, ce n’était même pas tellement rassurant pour lui parce que, au fond, on est toujours un peu en équilibre instable) ». [...]
Lors de l’audience du 30 décembre 1961, Jean XXIII fit part au directeur de « La Civiltà Cattolica » du regret et du mécontentement qu’il avait éprouvés en lisant un article du P. Antonio Messineo, rédigé par celui-ci à la demande du Saint-Office et attaquant Giorgio La Pira en raison de ses prises de position en matière de politique, considérées comme trop indulgentes ou naïvement optimistes en ce qui concernait les partis de gauche. « On n’écrit pas de cette façon contre quelqu’un qui est catholique pratiquant et qui a des intentions droites – dit le pape au P. Tucci – même s’il est un peu fou et si parfois ses idées ne sont pas bien fondées doctrinalement». [...]
Au cours de cette même audience, le pape parla également de la situation politique et de la nécessité pour l’Église de sortir des vieux schémas d’opposition idéologique et de travailler à la réconciliation des hommes.
Il se plaignit des critiques dont il avait fait l’objet même dans certains milieux ecclésiastiques pour avoir répondu au message de vœux qui lui avait été envoyé par le président de l’Union Soviétique, Nikita Khrouchtchev, et il ajouta : « Le pape n’est pas un naïf, il savait très bien que le geste de Khrouchtchev était dicté par des objectifs politiques de propagande ; mais ne pas répondre aurait été un acte d’impolitesse non justifiée. En tout cas, la réponse était calibrée. Le Saint-Père se laisse guider par le bon sens et par le sens pastoral ». [...]
Le pape se plaignit, d’autre part, de certains de ses détracteurs qui l’accusaient d’être un « esprit accommodant » ; il affirma qu’il ne s’était jamais « détaché, pas même sur un seul point, de la saine doctrine catholique » et que ceux qui portaient cette accusation auraient dû en apporter les preuves. « Ensuite il s’en est pris – notait le P. Tucci – aux ‘zélotes’ qui veulent sans cesse se battre. Il y en a toujours eu dans l’Église, il y en aura toujours et il faut de la patience et du silence ! ». [...]
Par ailleurs, à propos de la politique italienne, le pape donna au directeur de « La Civiltà Cattolica » des indications très fortes et très contraignantes. « Le pape souhaite – notait le P. Tucci – une ligne moins engagée dans les affaires politiques italiennes». [...]
Le pape indiqua par ailleurs, gentiment mais fermement, qu’il n’appréciait pas beaucoup l’esprit militant, intransigeant, de la revue et il demanda à ce qu’elle s’adapte, dans son style et dans son contenu, aux temps nouveaux. Citant le commentaire de l’un de ses amis, il dit : « Les bons pères de ‘La Civiltà Cattolica’ sont toujours en train de pleurer pour une chose ou pour une autre ! Et qu’ont-ils obtenu ? [...] Il faut voir le bien et le mal – commenta-t-il – et ne pas être toujours pessimiste à propos de toutes choses ». [...]
Au cours des derniers mois de la longue phase préparatoire, peu de temps avant qu’elle ne s’achève, Jean XXIII était occupé à la lecture attentive des schémas rédigés par les commissions, avant qu’ils ne soient envoyés aux pères conciliaires. [...] Jean XXIII n’était pas très satisfait des schémas qui avaient été préparés et il fit part de cette insatisfaction au directeur de « La Civiltà Cattolica » lors de l’audience qu’il lui accorda le 27 juillet 1962.
Le pape, nota le P. Tucci, « m’a parlé de la révision des textes conciliaires à laquelle il est en train de procéder. [...] Il m’a montré quelques-unes des notes qu’il a rédigées dans la marge des textes : [entre autres] sur un texte dans lequel, sur une page et demie, étaient énumérées uniquement des erreurs, il a indiqué qu’il faudrait faire preuve de moins de dureté. Il m’a également expliqué qu’il avait dû faire comprendre qu’il avait l’intention de revoir les textes avant qu’ils ne soient envoyés aux évêques. Mais que cette intention n’avait pas été prise en compte dès le début, ce qui fait que certains textes avaient déjà été envoyés sans qu’il ait eu la possibilité de les voir ». [...]
Pour en revenir à la politique, rappelons que, à cette époque-là, il y avait chez les catholiques italiens, ainsi que chez les leaders de la Démocratie Chrétienne eux-mêmes, des discussions pour déterminer s’il était nécessaire ou non d’accepter la collaboration des socialistes de P. Nenni au gouvernement. Cette perspective [...] était fortement critiquée par le président de la conférence des évêques d’Italie, le cardinal Giuseppe Siri, et également par de nombreux prélats de la curie romaine, au premier rang desquels figurait le [cardinal Alfredo Ottaviani] pro-secrétaire du Saint-Office. L’administration américaine suivait cette question avec beaucoup d’appréhension et elle incitait son ambassadeur en Italie à faire tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher l’élargissement de l’équipe gouvernementale à la gauche. À cette époque-là, il y avait un grand nombre de catholiques qui considéraient que, du point de vue idéologique et politique, il n’y avait pas, en pratique, une grande différence entre la position des socialistes et celle des communistes, et que, par conséquent, accepter la collaboration des premiers signifiait implicitement accueillir également les seconds.
« Il faut que nous fassions très attention – confiait le pape au P. Tucci – parce que, aujourd’hui, les hommes politiques, y compris les démocrates-chrétiens, cherchent à attirer l’Église de leur côté et qu’ils finissent par se servir de l’Église dans des buts qui ne sont pas toujours de très haut niveau. [...] Je ne m’y connais pas mais, franchement, je ne comprends pas pourquoi on ne peut pas accepter la collaboration d’autres personnes, qui ont une idéologie différente, pour faire des choses qui sont bonnes en elles-mêmes, pourvu qu’il n’y ait pas de concessions en matière de doctrine ».