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ANTOINE DE PADOUE (13 juin): LA PAUVRETÉ
12 juin, 2013http://www.saintantoine.org/portale/santantonio/spirito/uomodio/uomo5.asp
ANTOINE DE PADOUE
LA PAUVRETÉ
Avec l’enthousiasme qu’Antoine ressent du printemps franciscain, il exalte l’importance de la pauvreté dans la vie spirituelle. Il vise surtout la pauvreté absolue, vécue avec tant d’élan personnel par les premiers fils du Poverello d’Assise. La vocation pour une vie selon l’évangile, dont le début était marqué par le renoncement à tous les biens terrestres, impliquait également pour François la vocation d’une vie de pauvreté absolue.
Cependant, bien que François aimait intimement cette pauvreté et y adhérait de tout son cœur, pour lui elle n’était pas une fin en soi mais un élément essentiel de la vie d’un vrai disciple du Christ. Avec la pauvreté, il entendait suivre à la lettre les ormes du Christ. La pauvreté est seulement la voie vers le Christ, une participation à son règne.
La pauvreté a une valeur salvatrice pour l’homme. C’est la voie du salut. De plus : c’est la voie qui le conduit à la participation de l’œuvre rédemptrice du Christ lui-même.
Cette place de la pauvreté dans l’histoire du salut, développée dans le Sacrum commercium dans toutes ses dimensions, perd son sens profond si la pauvreté devient elle-même l’épouse avec laquelle François veut célébrer ses noces. L’histoire des noces mystiques de saint François avec madone Pauvreté, que l’on commença à élaborer (d’abord dans l’Ordre puis à l’extérieur, surtout dans les œuvres des peintres et des poètes) à partir de la moitié du 13e siècle, finit par étouffer et fausser le concept biblique authentique de la pauvreté franciscaine ». Si la vie de pauvre devient une fin en soi-même, même en conservant sa valeur ascétique, elle n’est plus dans la perspective de François, décidément inspirée de la parole du Seigneur : « Heureux soient les pauvres d’esprit car le règne des cieux est à eux » (Mt 5, 3).
Dans la règle définitive, François explique à ses frères, de façon claire et sans équivoque, son concept de la pauvreté, quels en sont les fondements et les valeurs salvatrices : « Que les frères ne s’approprient rien, ni maison, ni lieu, ni aucune autre chose. Et tels des pèlerins et des forestiers, servant en ce monde le Seigneur de façon pauvre et humble, qu’ils aillent en faisant l’aumône, confiants ; et ils ne doivent pas avoir honte car, par amour de nous, le Seigneur se fit pauvre en ce monde. Ceci est le sommet sublime de cette pauvreté très élevée qui vous a fait, très chers frères, héritiers et rois du règne des cieux et, en vous rendant pauvres de substance, il vous a enrichis de vertu. Que ceci soit votre part qui conduit à la terre des vivants. Et outre ceci, très chers frères, restant totalement unis, rien d’autre jamais vous ne devrez, au nom du Seigneur Notre Jésus-Christ, essayer de posséder sous le ciel ».
C’est cette pauvreté qui avait touché l’imagination et attiré le cœur d’Antoine, depuis qu’il avait vu les enfants du Poverello d’Assise mendier à la porte du monastère de Coïmbre, là où il demeurait à cette époque en tant que chanoine augustinien. Le fait de vivre, au jour le jour, de travail et de charité, de ne rien posséder, ni individuellement ni en communauté, se détachait sans aucun doute de la discipline des antiques Ordres monastiques et représentait un degré plus élevé sur l’échelle de la perfection morale. Cela suffisait pour que le saint en subisse la fascination.
Au travers de nombreuses pages des Sermones se respire la forte attraction de madone Pauvreté à laquelle Antoine attribuait une radieuse fécondité élévatrice et sanctificatrice. La pauvreté est la vraie richesse, elle conserve et génère l’humilité, elle est la source de la joie spirituelle ; la pauvreté libère des désirs qui lient l’homme aux choses. Et de libération en libération, la pauvreté conduit l’homme à la gloire du ciel, là où il s’enfonce dans le mystère ineffable de la divinité.
Le saint contemple la réalisation de l’idéal de la pauvreté absolue dans la vie de Jésus lui-même. C’est pourquoi il ne peut pas ne pas l’aimer et le faire sien.
Antoine demeura fidèle à son amour pour la pauvreté jusqu’à sa mort. Il passa ses derniers jours à Camposampiero, comme invité du comte Tiso, feudataire du lieu, non dans une chambre de son riche château mais dans la solitude d’une cellule suspendue préparée sur un noyer séculaire qui lui rappelait les misérables cabanes de l’ermitage de Montepaolo.
Peu avant de mourir, occupé à la rédaction de ses Sermones festivi, le saint laissa échapper une lamentation sur la répugnance que tant de personnes éprouvaient pour l’idéal de la pauvreté absolue : « Nombreux sont ceux – écrit-il – qui, de bon gré et pendant longtemps, vivraient dans la stricte pauvreté s’ils savaient avec certitude qu’ils pourraient posséder un jour en échange le règne de France ou d’Espagne ! En revanche, de nos jours, personne ne veut vivre dans la vraie pauvreté du Christ pour gagner le règne des cieux ».
Les adjectifs « stricte » et « vraie », attribués ici à la pauvreté, font penser que la lamentation ait été provoquée par le comportement de certains frères. Les paroles sont peut-être le reflet des conflits existants dans l’Ordre franciscain au sujet de l’interprétation de la règle. Frère Antoine était revenu depuis quelques mois seulement du chapitre d’Assise de 1230 et de la légation romaine envoyée par ce même chapitre au pape Grégoire IX, ceci afin que, grâce à son autorité, il mette fin à la crise à laquelle l’Ordre était en proie, crise due à la difficulté d’interprétation de la règle, surtout en matière de pauvreté. La question était de savoir si l’Ordre devait continuer ou non l’observance stricte de la pauvreté, selon la pensée exprimée par saint François dans son testament.
Il y avait d’une part ceux qui voulaient rester rigoureusement fidèles aux exemples et aux règles de François; mais cette fidélité portait en elle quelque chose d’indiscret et de factieux, ainsi que le danger de se cristalliser dans l’amertume et dans la protestation, loin de la réalité qui est en changement constant. D’autre part, des âmes également généreuses s’orientaient vers une interprétation plus souple et réaliste du message franciscain, convaincues qu’aucune institution ne peut être féconde si elle ne demeure pas actuelle, si elle ne s’adapte pas savamment aux circonstances.
Avec la bulle Quo elongati du 28 septembre 1230, Grégoire IX tempéra la première observance et déclara qu’il n’était pas obligatoire pour les frères, mais seulement facultatif, de se conformer au testament du fondateur.
Saint Antoine, qui par tempérament et par formation n’était certainement pas enclin aux compromis d’une vie confortable, utilisa ces facultés pour rester personnellement fidèle à l’idéal de la plus stricte pauvreté. Il demeure fièrement fidèle aux principes de saint François ; mais dans sa spiritualité, il réussit à dépasser le rigorisme typique des exaltés.
Ce sens de l’équilibre qui accompagna sans cesse les comportements les plus résolus, auxquels le menait sa nature forte, l’éprouve. Jamais, par exemple, il n’appliqua aux religieux des antiques Ordres, bénédictins et augustiniens, le critère du détachement absolu de toute propriété qu’il avait embrassé avec enthousiasme en entrant parmi les Frères Mineurs. S’adressant aux moines, il n’excluait pas qu’ils puissent posséder en commun, mais il stigmatisait seulement que certains le soient également individuellement, pensant ainsi pouvoir concilier la vie monastique et la vie séculière. L’état religieux, disait-il, est un sentier étroit et la profession de pauvreté est comme un manteau court qui suffit à une seule personne ; on ne peut pas le mettre à deux, le propriétaire et le pauvre par choix. Mais le saint se dressa même en temps que défenseur des biens des monastères contre certains usuriers qui paupérisaient les communautés religieuses avec l’usure.
Avec sagesse, donc, frère Antoine distinguait différents degrés dans la vertu de la pauvreté. Lui demeura au plus haut et plus difficile, et laissa les autres s’exercer à celui auquel le Seigneur les avait appelés.
BENOÎT XVI (2010) : SAINT ANTOINE DE PADOUE – 13 JUIN (m)
12 juin, 2013BENOÎT XVI
AUDIENCE GÉNÉRALE
MERCREDI 10 FÉVRIER 2010
ANTOINE DE PADOUE
Chers frères et sœurs,
Il y a deux semaines, j’ai présenté la figure de saint François d’Assise. Ce matin, je voudrais parler d’un autre saint, appartenant à la première génération des Frères mineurs: Antoine de Padoue ou, comme il est également appelé, de Lisbonne, en référence à sa ville natale. Il s’agit de l’un des saints les plus populaires de toute l’Eglise catholique, vénéré non seulement à Padoue, où s’élève une splendide basilique qui conserve sa dépouille mortelle, mais dans le monde entier. Les images et les statues qui le représentent avec le lys, symbole de sa pureté, ou avec l’Enfant Jésus dans les bras, en souvenir d’une apparition miraculeuse mentionnée par certaines sources littéraires, sont chères aux fidèles.
Antoine a contribué de façon significative au développement de la spiritualité franciscaine, avec ses dons marqués d’intelligence, d’équilibre, de zèle apostolique et principalement de ferveur mystique.
Il naquit à Lisbonne dans une famille noble, aux alentours de 1195, et fut baptisé sous le nom de Fernando. Il entra chez les chanoines qui suivaient la Règle monastique de saint Augustin, d’abord dans le monastère Saint-Vincent à Lisbonne, et successivement dans celui de la Sainte-Croix à Coïmbra, centre culturel de grande renommée au Portugal. Il se consacra avec intérêt et sollicitude à l’étude de la Bible et des Pères de l’Eglise, acquérant une science théologique qu’il mit à profit dans son activité d’enseignement et de prédication. A Coïmbra eut lieu l’épisode qui marqua un tournant décisif dans sa vie: c’est là qu’en 1220, furent exposés les reliques des cinq premiers missionnaires franciscains, qui s’étaient rendus au Maroc, où ils avaient subi le martyre. Leur vie suscita chez le jeune Fernando le désir de les imiter et d’avancer sur le chemin de la perfection chrétienne: il demanda alors de quitter les chanoines augustins et de devenir Frère mineur. Sa requête fut acceptée et, ayant pris le nom d’Antoine, il partit lui aussi pour le Maroc, mais la Providence divine en décida autrement. A la suite d’une maladie, il fut contraint de rentrer en Italie et, en 1221, participa au célèbre « Chapitre des nattes » à Assise, où il rencontra également saint François. Par la suite, il vécut pendant quelques temps caché de la manière la plus totale dans un couvent près de Forlì, au nord de l’Italie, où le Seigneur l’appela à une autre mission. Invité, dans des conditions fortuites, à prêcher à l’occasion d’une ordination sacerdotale, il se révéla être doté d’une telle science et éloquence que ses supérieurs le destinèrent à la prédication. C’est ainsi que commença en Italie et en France une activité apostolique si intense et efficace qu’elle conduisit de nombreuses personnes qui s’étaient détachées de l’Eglise à revenir sur leurs pas. Antoine fut également parmi les premiers maîtres de théologie des Frères mineurs, sinon le premier. Il commença son enseignement à Bologne, avec la bénédiction de saint François, qui, reconnaissant les vertus d’Antoine, lui envoya une brève lettre qui commençait par ces paroles: « Il me plaît que tu enseignes la théologie aux frères ». Antoine posa les bases de la théologie franciscaine qui, cultivée par d’autres éminentes figures de penseurs, devait connaître son apogée avec saint Bonaventure de Bagnoregio et le bienheureux Duns Scot.
Devenu supérieur provincial des Frères mineurs du nord de l’Italie, il poursuivit son ministère de la prédication, l’alternant avec des charges de gouvernement. Ayant conclu la charge de provincial, il se retira près de Padoue, où il s’était déjà rendu trois fois. A peine un an après, il mourut aux portes de la Ville, le 13 juin 1231. Padoue, qui l’avait accueilli avec affection et vénération pendant sa vie, lui rendit pour toujours honneur et dévotion. Le Pape Grégoire IX lui-même, qui, après l’avoir écouté prêcher, l’avait défini « Arche du Testament », le canonisa un an seulement après sa mort, en 1232, notamment à la suite de miracles survenus par son intercession.
Au cours de la dernière période de sa vie, Antoine écrivit deux cycles de « Sermons », intitulés respectivement « Sermons du dimanche » et « Sermons sur les saints », destinés aux prêcheurs et aux enseignants des études théologiques de l’Ordre franciscain. Dans ces Sermons, il commente les textes de l’Ecriture présentés par la Liturgie, en utilisant l’interprétation patristique et médiévale des quatre sens, le sens littéral ou historique, le sens allégorique ou christologique, le sens tropologique ou moral, et le sens anagogique, qui conduit vers la vie éternelle. Aujourd’hui, on redécouvre que ces sens sont des dimensions de l’unique sens de l’Ecriture Sainte et qu’il est juste d’interpréter l’Ecriture Sainte en recherchant les quatre dimensions de sa parole. Ces Sermons de saint Antoine sont des textes théologiques et homilétiques, qui rappellent la prédication vivante, dans lesquels Antoine propose un véritable itinéraire de vie chrétienne. La richesse d’enseignements spirituels contenue dans les « Sermons » est telle que le vénérable Pape Pie XII, en 1946, proclama Antoine Docteur de l’Eglise, lui attribuant le titre de « Docteur évangélique », car de ces écrits émanent la fraîcheur et la beauté de l’Evangile; aujourd’hui encore, nous pouvons les lire avec un grand bénéfice spirituel.
Dans ces Sermons, saint Antoine parle de la prière comme d’une relation d’amour, qui pousse l’homme à un dialogue affectueux avec le Seigneur, créant une joie ineffable, qui enveloppe doucement l’âme en prière. Antoine nous rappelle que la prière a besoin d’une atmosphère de silence, qui ne coïncide pas avec le détachement du bruit extérieur, mais qui est une expérience intérieure, qui vise à éliminer les distractions provoquées par les préoccupations de l’âme, en créant le silence dans l’âme elle-même. Selon l’enseignement de cet éminent Docteur franciscain, la prière s’articule autour de quatre attitudes indispensables, qui, dans le latin d’Antoine, sont définies ainsi: obsecratio, oratio, postulatio, gratiarum actio. Nous pourrions les traduire de la façon suivante: ouvrir avec confiance son cœur à Dieu; tel est le premier pas de la prière: pas simplement saisir une parole, mais ouvrir son cœur à la présence de Dieu; puis s’entretenir affectueusement avec Lui, en le voyant présent avec moi; et – chose très naturelle – lui présenter nos besoins; enfin, le louer et lui rendre grâce.
Dans cet enseignement de saint Antoine sur la prière, nous saisissons l’un des traits spécifiques de la théologie franciscaine, dont il a été l’initiateur, c’est-à-dire le rôle assigné à l’amour divin, qui entre dans la sphère affective, de la volonté, du cœur et qui est également la source d’où jaillit une connaissance spirituelle, qui dépasse toute connaissance. En effet, lorsque nous aimons, nous connaissons.
Antoine écrit encore: « La charité est l’âme de la foi, elle la rend vivante; sans l’amour, la foi meurt » (Sermones, Dominicales et Festivi, II, Messaggero, Padoue 1979, p. 37).
Seule une âme qui prie peut accomplir des progrès dans la vie spirituelle: tel est l’objet privilégié de la prédication de saint Antoine. Il connaît bien les défauts de la nature humaine, notre tendance à tomber dans le péché, c’est pourquoi il exhorte continuellement à combattre la tendance à l’avidité, à l’orgueil, à l’impureté, et à pratiquer au contraire les vertus de la pauvreté et de la générosité, de l’humilité et de l’obéissance, de la chasteté et de la pureté. Aux débuts du XIIIe siècle, dans le cadre de la renaissance des villes et du développement du commerce, le nombre de personnes insensibles aux besoins des pauvres augmentait. Pour cette raison, Antoine invite à plusieurs reprises les fidèles à penser à la véritable richesse, celle du cœur, qui rend bons et miséricordieux, fait accumuler des trésors pour le Ciel. « O riches – telle est son exhortation – prenez pour amis… les pauvres, accueillez-les dans vos maisons: ce seront eux, les pauvres, qui vous accueilleront par la suite dans les tabernacles éternels, où résident la beauté de la paix, la confiance de la sécurité, et le calme opulent de l’éternelle satiété » (ibid., n. 29).
N’est-ce pas là, chers amis, un enseignement très important aujourd’hui également, alors que la crise financière et les graves déséquilibres économiques appauvrissent de nombreuses personnes et créent des conditions de pauvreté? Dans mon encyclique Caritas in veritate, je rappelle: « Pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique; non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne » (n. 45).
Antoine, à l’école de François, place toujours le Christ au centre de la vie et de la pensée, de l’action et de la prédication. Il s’agit d’un autre trait typique de la théologie franciscaine: le christocentrisme. Celle-ci contemple volontiers, et invite à contempler les mystères de l’humanité du Seigneur, l’homme Jésus, de manière particulière le mystère de la Nativité, Dieu qui s’est fait Enfant, qui s’est remis entre nos mains: un mystère qui suscite des sentiments d’amour et de gratitude envers la bonté divine.
D’une part la Nativité, un point central de l’amour du Christ pour l’humanité, mais également la vision du Crucifié inspire à Antoine des pensées de reconnaissance envers Dieu et d’estime pour la dignité de la personne humaine, de sorte que tous, croyants et non croyants, peuvent trouver dans le crucifié et dans son image une signification qui enrichit la vie. Saint Antoine écrit: « Le Christ, qui est ta vie, est accroché devant toi, pour que tu regardes dans la croix comme dans un miroir. Là tu pourras voir combien tes blessures furent mortelles, aucune médecine n’aurait pu les guérir, si ce n’est celle du sang du Fils de Dieu. Si tu regardes bien, tu pourras te rendre compte à quel point sont grandes ta dignité humaine et ta valeur… En aucun autre lieu l’homme ne peut mieux se rendre compte de ce qu’il vaut, qu’en se regardant dans le miroir de la croix » (Sermones Dominicales et Festivi III, pp. 213-214).
En méditant ces paroles nous pouvons mieux comprendre l’importance de l’image du Crucifix pour notre culture, pour notre humanisme né de la foi chrétienne. C’est précisément en regardant le Crucifié que nous voyons, comme le dit saint Antoine, à quel point est grande la dignité humaine et la valeur de l’homme. En aucun autre lieu on ne peut comprendre combien vaut l’homme, pourquoi précisément Dieu nous rend aussi importants, nous voit aussi importants, au point d’être, pour Lui, dignes de sa souffrance; ainsi toute la dignité humaine apparaît dans le miroir du Crucifié et le regard vers Lui est toujours une source de reconnaissance de la dignité humaine.
Chers amis, puisse Antoine de Padoue, si vénéré par les fidèles, intercéder pour l’Eglise entière, et surtout pour ceux qui se consacrent à la prédication; prions le Seigneur afin qu’il nous aide à apprendre un peu de cet art de saint Antoine. Que les prédicateurs, en tirant leur inspiration de son exemple, aient soin d’unir une solide et saine doctrine, une piété sincère et fervente, une communication incisive. En cette année sacerdotale, prions afin que les prêtres et les diacres exercent avec sollicitude ce ministère d’annonce et d’actualisation de la Parole de Dieu aux fidèles, en particulier à travers les homélies liturgiques. Que celles-ci soient une présentation efficace de l’éternelle beauté du Christ, précisément comme Antoine le recommandait: « Si tu prêches Jésus, il libère les cœurs durs; si tu l’invoques, il adoucit les tentations amères; si tu penses à lui, il illumine ton cœur; si tu le lis, il comble ton esprit » (Sermones Dominicales et Festivi, p. 59).
Barnabas , « fils d’ encouragement » dans l’abside de l’église de S. S. Lorenzo in Maria Oliveto .
11 juin, 201311 JUIN – SAINT BARNABE, APÔTRE
11 juin, 2013http://je-n-oeucume-guere.blogspot.it/2011/06/11-juin-saint-barnabe-apotre.html
11 JUIN – SAINT BARNABE, APÔTRE
« Il n’y a pas d’autre différence entre l’Evangile et la vie des Saints qu’entre une musique notée et une musique chantée.” (Saint François de Sales.) »"
Saint Barnabé est qualifié du nom d’Apôtre, quoiqu’il ne fût pas du nombre des douze que JÉSUS avait choisis ; on lui a donné ce titre glorieux parce que le SAINT-ESPRIT l’avait appelé d’une manière toute spéciale et qu’il eut une grande part, de concert avec les apôtres, dans l’établissement du christianisme.
Il était Juif, de la tribu de Lévi, et natif de l’île de Chypre ; son nom de Joseph lui fut changé par les apôtres contre celui de Barnabé, qui signifie fils de consolation. Il avait été ami d’enfance de Saint Paul, et c’est lui qui, après l’étonnante conversion de cet apôtre, le présenta à Pierre, le chef de l’Église.
La première mission de Barnabé fut d’aller diriger l’Église d’Antioche, où la foi prenait de grands accroissements; il vit tant de bien à faire, qu’il appela Paul à son secours, et les efforts des deux apôtres réunis opérèrent des merveilles.
Mais un jour le SAINT-ESPRIT lui-même fit entendre sa voix aux chefs de l’Église chrétienne : « Séparez-moi Paul et Barnabé pour l’œuvre à laquelle je les ai appelés. » Après un jeûne solennel et de longues prières, ils reçoivent l’onction épiscopale et ils s’élancent, au souffle d’en haut, vers les peuples gentils, pour les convertir.
Salamine, Paphos, Chypre, la Pamphylie, la Pisidie, Icône, Lystre, la Lycaonie et d’autres pays encore, entendent leur parole éloquente, sont témoins de leurs miracles, et sous leurs pas la foi se répand avec une rapidité prodigieuse. Paul et Barnabé se séparent ensuite, pour donner plus d’extension à leur ministère. L’île de Chypre, d’où il était originaire, était particulièrement chère à Barnabé; c’est là qu’il devait sceller de son sang la foi qu’il avait prêchée.
Les Juifs de Salamine, capitale de l’île, formèrent un complot contre celui qui menaçait de rendre leurs synagogues désertes; l’apôtre en eut connaissance; mais, loin de fuir, il réunit les fidèles et leur annonça les combats qu’il allait soutenir pour le SEIGNEUR JÉSUS : « Je vais aller sceller de mon sang, dit-il, la vérité que je vous ai annoncée; tenez-vous prêts à me suivre, car le loup ne s’attaque d’abord au pasteur que pour se jeter ensuite sur le troupeau. Soyez fermes dans la foi; je ne vous abandonnerai pas, je vous protégerai du haut du ciel. »
Les chrétiens fondaient en larmes, et suppliaient Barnabé de fuir ; ce fut en vain. Barnabé, fortifié par une visite du SAUVEUR, continue ses prédications dans la synagogue ; mais bientôt les Juifs furieux se jettent sur lui, le traînent, l’insultent et le lapident comme un blasphémateur ; son corps est enfin jeté sur un bûcher, pour qu’il n’en reste pas de traces ; mais les flammes le respectent, et les fidèles l’enlèvent de nuit et l’ensevelissent en secret. C’était environ l’an 61.
Pratique. Soyez heureux du succès des autres ; n’ayez qu’un désir, voir DIEU plus honoré et plus aimé.
LA SAINTE PAUVRETÉ – Emile BESSON. avril 1962
11 juin, 2013http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Besson/Articles2/pauvrete.html
Emile BESSON. avril 1962
LA SAINTE PAUVRETÉ
Une des paroles les plus prestigieuses que saint Paul ait prononcées est celle-ci: « Ayez les sentiments qui animaient Jésus-Christ; il était de condition divine et il s’est dépouillé lui-même en prenant la condition d’esclave… Il était riche, et il s’est fait pauvre, par amour pour vous, afin que vous soyez enrichis par sa pauvreté » .
« Dans les anciennes Écritures Dieu ne promet à ses serviteurs que de prolonger leurs jours, d’enrichir leurs familles, de multiplier leurs terres, leurs troupeaux et leurs héritages ». Le Christ promet à Ses amis des afflictions et des croix.
Les pauvres. Il a été l’un d’eux, Il a voulu être l’un d’eux.
Avant de descendre sur cette terre, Il était riche, Il était Dieu; Il S’est fait pauvre. Ici-bas Il est né dans la pauvreté; Il n’avait pas un lieu où reposer Sa tête; et Il a raconté à Ses amis que Dieu, voulant remplir Sa maison et ne voyant venir aucun de ceux qu’Il avait invités, envoya Ses serviteurs Lui chercher tous les misérables qu’ils pourraient trouver, les pauvres et les infirmes, les aveugles et les impotents, tous ceux qui, selon la parole de Bossuet, « portent son caractère, c’est-à-dire la croix et l’infirmité ».
Dans Sa première prédication, à Nazareth, Il rappelle la parole du prophète Isaïe: « Le Seigneur m’a envoyé pour annoncer l’Evangile aux pauvres », et Il ajoute: « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Ecriture ».
Voici les premières paroles du Sermon sur la Montagne: « Heureux êtes-vous, ô pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ».
Ce sont les pauvres qui L’ont suivi; Ses premiers disciples furent des pêcheurs du lac de Galilée. Les grands de ce monde, les riches ne L’ont pas aimé; s’il s’en est trouvé parmi eux qui ont voulu Le connaitre, ils venaient Le voir de nuit, en cachette.
jésus a été pauvre. Il a été « le Pauvre de l’éternelle Pauvreté » -. Au moment de donner Sa vie sur la croix, Il réunit Ses disciples et Il fait le geste de l’esclave: Il leur lave les pieds l’un après l’autre. Et puis Il leur rappelle le devoir primordial d’aimer et. d’assister les pauvres, les pauvres qui, leur dit-Il, sont Lui-même
Des millions d’êtres ont admiré le Christ. Toutefois le Christ n’a que faire d’admirateurs; ce qu’Il veut, ce sont des imitateurs: « je vous ai donné un exemple pour qu’à votre tour vous fassiez comme j’ai fait ». Mais «l’imitation de Jésus Christ » pauvre, mais la pauvreté volontaire est un idéal vraiment difficile à imaginer, vraiment surhumain à atteindre ! Et pourtant, comme le Christ, le disciple du Christ est nécessairement un Pauvre. Les richesses de cet univers sont sans attrait pour lui. Au reste, le Prince de ce monde s’est vanté que tous les trésors que renferme la terre lui appartiennent et qu’il les garde pour ses féaux. Le disciple du Christ ne saurait conserver de fortune que celle que lui dispense chaque jour l’éternel Ami qui chemine à ses côtés.
François d’Assise a pris dans son sens littéral, dans son sens absolu la parole du Christ an jeune homme riche: « Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens et suis-moi ». Cette ‘parole a été la règle constante de sa vie et il a élu la divine Pauvreté comme sa Dame.
Envoyant ses disciples prêcher l’Evangile, il leur (lit: « Considérons que Dieu dans sa bonté ne nous a pas seulement appelés pour notre salut, mais aussi pour celui de beaucoup de gens, afin que nous allions par le monde, exhortant les hommes, plus par notre exemple que par nos paroles, à faire pénitence de leurs péchés et à se souvenir des commandements… Vous trouverez des hommes pleins de foi, de donceur et de bonté, qui vous recevront avec joie, vous et vos paroles; mais vous en trouverez d’autres et en plus grand nombre, sans foi, orgueilleux, blasphémateurs, (lui vous injurieront et qui résisteront à vous et à vos paroles. Soyez donc résolus à tout supporter avec patience et humilité ».
Voici quelques lignes de son Testament.
« Quand le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montrait ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui même me révéla que je devais vivre selon le modèle du saint Evangile ».
« Ceux qui se présentaient pour embrasser ce ,genre de vie distribuaient aux pauvres tout ce qu’ils pouvaient avoir… je travaillais de mes mains et veux continuer, et je veux aussi que tous les autres frères travaillent à quelque métier honorable. Que ceux qui n’eu ont point en apprennent un non dans le but (le recevoir le prix de leur travail, mais pour le bon exemple et pour fuir l’oisiveté. Et quand on ne nous donne pas le prix du travail, ayons recours à la table du Seigneur, en demandant l’aumône de porte en porte. Le Seigneur me révéla la salutation que nous devions faire: « Dieu vous donne la paix ».
« Que les Frères aient grand soin de ne rien recevoir… que si tout est comme il convient à la sainte pauvreté dont nous avons fait vœu.
« S’ils ne sont pas reçus quelque part, qu’ils aillent ailleurs pour faire pénitence avec la bénédiction de Dieu.
« … Que quiconque aura observé ces choses soit comblé au ciel des bénédictions du Père céleste et sur la terre de celles de son Fils bien-aimé et du Saint-Esprit consolateur… Et moi, petit frère François, votre serviteur, je vous confirme autant que je puis cette très sainte bénédiction ».
Le jeudi 1° octobre 1226, avant-veille de sa mort, il se fit dépouiller de ses vêtements et demanda qu’on l’étendît par terre, car il voulait mourir entre les bras de sa Dame la Pauvreté. Il embrassa d’un regard les vingt ans qui s’étaient écoulés depuis leur union; puis il dit aux Frères: « J’ai fait mon devoir, que le Christ maintenant vous enseigne le vôtre! ».
Et le samedi, à la nuit tombante, il ferma les yeux, tandis qu’un vol d’alouettes venait s’abattre en chantant sur le chaume de sa cellule.
RELIGION ET CULTURE – FOI CHRETIENNE ET CULTURE (1994)
11 juin, 2013FOI CHRETIENNE ET CULTURE (1994)
MGR FRANC RODE
SECRÉTAIRE DU CONSEIL PONTIFICAL DE LA CULTURE
1. Religions et culture
Les religions traditionnelles – australiennes, mélanésiennes, africaines -aussi bien que l’hindouisme, le bouddhisme, le shintoïsme ou l’islam, ne connaissent pas de véritable distinction entre communauté religieuse et société politique, spirituel et temporel, activité religieuse et activité culturelle. La culture n’est que l’expression du religieux dans les différents domaines de la vie. La religion pénètre, informe et modèle toutes les activités de l’homme, de la construction d’une habitation ou d’un monument, jusqu’à la célébration des moments culminants de la vie individuelle et sociale. L’activité de l’homme se réduit à la répétition de ce que les dieux ou les ancêtres mythiques firent dans le temps primordial et fort des commencements. Les créations politiques et les institutions sociales, voire les expressions artistiques, se limitent à reproduire et à imiter les gestes des êtres divins. Aussi, dans ce cas, n’est-il pas possible de parler de culture autonome, car la religion envahit entièrement le domaine de la culture et l’absorbe.
2. Sociétés séculières et culture
A l’opposé de la conception religieuse de la culture, apparaît dans les temps modernes et dans les sociétés héritières du christianisme – et là seulement – un modèle de culture séculière et laïque. Contrairement au Moyen-Age chrétien, où l’activité culturelle était conçue comme un service pour l’achèvement de l’oeuvre de Dieu qu’est le monde, les temps modernes, et notamment les Lumières, conçoivent l’oeuvre de l’homme comme création. L’homme revendique pour soi et pour le monde une totale autonomie par rapport à Dieu, et, dans cette logique, la culture tend à se substituer à la religion. Désormais c’est la culture, conçue comme oeuvre créatrice de l’homme, qui donne un sens à la vie. Goethe déjà l’affirmait: «Qui possède la science et l’art, possède déjà la religion».
Dans cette vision, la nature – ou la matière selon le marxisme – est parée d’attributs proprement religieux: elle est éternelle, avec des ressources inépuisables, autocréatrice, fondée en elle-même. Les facultés créatrices de l’homme puisent à cette source mystérieuse pour l’accomplissement de l’oeuvre de celui-ci, elle aussi autonome, et ne tolérant aucune règle extérieure. Aussi, Dieu est-il de trop et il est rejeté. Tout élément religieux est ressenti comme un danger pour l’homme et pour la réussite de son oeuvre.
L’homme créateur devrait se jeter dans tous les dangers, épuiser la démesure, s’abandonner aux instincts pour que son oeuvre acquière sa pleine intensité. L’erreur, la révolte, le mal seraient nécessaires pour la naissance du grand art, comme l’écrivait Arthur Rimbaud: «Arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens» (Lettre à G. Izambard, 13 mai 1871).
Même si parfois les civilisations religieuses donnent l’impression d’écraser l’homme par l’élément sacré omniprésent, elles ont créé des cultures d’une très haute qualité et des oeuvres d’art de valeur permanente. En revanche, il n’est pas possible de dire la même chose des civilisations séculières ou ouvertement athées, comme en témoignent les sociétés communistes que nous avons vu mourir sous nos yeux. Que restera-t-il de ces soixante-dix ans, qui soit digne de mention dans le domaine de la culture, de l’art et de la philosophie? A l’évidence, une culture qui refuse toute transcendance, étouffe dans sa propre immanence et se stérilise elle-même. Nous y reviendrons.
3. Christianisme et culture
Avec le christianisme, une nouvelle réalité entre dans le monde, quelque chose d’inouï et d’absolument original par rapport aux religions naturelles: «Un cas isolé de l’histoire a valeur normative universelle» (Romano Guardini, Christianisme et culture, Paris, Casterman, 1967, p. 161).
La personne de Jésus-Christ est le coeur même du christianisme. «C’est lui – le voir c’est voir le Père – qui, par toute sa présence et par la manifestation qu’il fait de lui-même par paroles et oeuvres, par signes et miracles, et plus particulièrement par sa mort et sa résurrection glorieuse d’entre les morts, par l’envoi enfin de l’Esprit de vérité, achève en la complétant la révélation, et la confirme encore en attestant divinement que Dieu lui-même est avec nous pour nous arracher aux ténèbres du péché et de la mort et nous ressusciter pour la vie éternelle» (Dei Verbum, 4).
Jésus-Christ c’est Dieu avec nous, Dieu parmi nous. Quelle est son attitude devant les réalités terrestres? Quel est son comportement devant la culture? Le Christ possède à l’égard du monde une indépendance souveraine, son jugement sur le monde et la qualité de son action ne proviennent pas du monde, ne reflètent pas l’opinion reçue, ils n’en sont pas prisonniers. Ses décisions sont libres, conditionnées uniquement par la volonté du Père. C’est la transcendance absolue d’un Dieu qui diffère essentiellement du monde, d’un Dieu souverainement indépendant de sa création. Il introduit également une immanence nouvelle, car il est la vraie lumière qui éclaire tout homme (Jn 1,9-10), ouvrant à celui qui l’accepte dans la foi l’accès à une nouvelle intimité avec Dieu.
Dans le Christ et avec le Christ, le chrétien assume ainsi une nouvelle position à l’égard du monde: il est à la fois en dehors de lui, souverainement libre et indépendant de ses contraintes, et cependant intérieur à lui, responsable, proche et fraternel, dépassant en intériorité tout ce que connaissent les religions et les philosophies de ce monde.
Ces nouveaux rapports reflètent le mystère même du Verbe Incarné. Dans la Personne du Verbe la nature divine et la nature humaine sont unies «sans mélange ni confusion, sans division ni séparation» (in duabus naturis inconfuse, immutabiliter, indivise, inseparabiliter in unam personam atque subsistentiam concurrentes), selon la définition magistrale du Concile de Chalcédoine (Denz. 302).
Nous sommes ici à l’exact opposé des religions naturelles où tout est mélange et confusion, comme aussi aux antipodes des sociétés séculières où règnent division et séparation. Les premières écrasent l’homme avec une sacralité diffuse et omniprésente qui ne favorise pas l’éveil de la responsabilité et de la liberté personnelles, les secondes se coupent arbitrairement de la source transcendante et font violence à l’homme qui «passe infiniment l’homme» (Pascal).
Le christianisme est différent. Il ne mélange pas, mais distingue. Il ne sépare pas, mais unit. Dans la ligne des deux natures unies mais non mélangées dans la Personne du Verbe, il reconnaît une valeur propre à la culture profane, et non uniquement en fonction des valeurs religieuses. C’est dire qu’il reconnaît à la culture «une juste liberté pour s’épanouir et une légitime autonomie d’action» (Gaudium et spes, 59). Romano Guardini ose même affirmer: «C’est l’une des marques les plus profondes de l’esprit authentiquement religieux que de reconnaître leur autonomie relative aux choses et aux valeurs de la nature, sans les réduire à leur rapport direct avec la religion» (op. cit., p. 167).
Certes, le christianisme relativise les valeurs naturelles, lorsqu’il les juge du point de vue de l’éternité. Mais il repousse la tentation de les déclarer sans valeur. Ce serait tomber dans la gnose, le manichéisme, le bouddhisme, le luthéranisme, ce que l’Eglise a toujours refusé. Lorsque Dieu en Jésus-Christ s’approche de l’homme et l’invite à la plénitude de la vie, et lorsque celui-ci accueille le don de Dieu dans la foi, l’espérance et la charité, sa vie avec tout ce qu’elle comporte, acquiert une valeur d’absolu, sans perdre pourtant sa valeur, sa beauté et sa consistance terrestre.
Les choses étant ce qu’elles sont, se pose la question de savoir quel est le rapport juste, en perspective chrétienne, entre le divin et l’humain, entre créativité naturelle et inspiration d’en-haut, entre l’attachement à la terre et la recherche du Royaume, bref, entre culture et christianisme. Comme l’union des deux natures dans le Verbe Incarné, cette réalité est en elle-même un mystère. Nous ne pouvons dire quelque chose de ce rapport qu’à partir des effets qu’il produit dans tous les secteurs de l’activité humaine.
Or, ce principe de l’union sans mélange se révèle prodigieusement fécond dans le domaine de la philosophie, de la science, de la politique et de l’art. Bref, dans le domaine de la culture. La civilisation chrétienne en offre la preuve splendide.
Cette attitude sans mélange ni confusion entraîne la reconnaissance et l’affirmation de la solidité réelle, de la liberté intime et de la beauté propre des choses de ce monde, issues de la Parole Première. C’est le Royaume de la terre dans toute sa splendeur, la merveille d’un monde dans la joie de son autonomie, la beauté où rayonne l’essence des choses.
Mais cette réalité solide, belle et autonome ne doit pas être soumise à un régime de division et de séparation, elle ne doit pas être coupée de sa Source, ravalée au rang d’une réalité opaque qui est là, bêtement là (Sartre).
Seul le double principe de non-mélange et de non-confusion crée les conditions d’une pensée libre, d’une science autonome, d’une vraie démocratie, d’un art avec toute sa saveur terrestre et son aura eschatologique.
4. Conclusion
En d’autres termes, et toujours dans la ligne de Chalcédoine, les rapports entre la foi chrétienne et la culture s’établissent ainsi:
Contrairement aux religions païennes, la foi chrétienne ne réduit pas en esclavage la culture, ne l’absorbe pas, mais elle ne se soumet pas non plus à ses diktats. D’autre part, elle ne permet pas que les idéologies séculières la marginalisent et l’enferment dans l’espace éthéré de la pure religiosité. La foi est en dialogue permanent avec la culture, comme la culture authentique est en dialogue fécond avec la foi.
Et ceci à trois niveaux:
1. D’abord au niveau du dialogue entre philosophie et théologie. Dès le début et tout au long de son histoire, le Christianisme a dialogué avec la raison, a confronté ses affirmations avec les exigences de la raison, a respecté son indépendance, sans mélange ni confusion. Dans ce sens, il s’est toujours opposé au fidéisme. Car la foi chrétienne est par excellence «fides quaerens intellectum».
D’autre part, l’Eglise n’a jamais accepté le principe de division et séparation entre la révélation divine et la raison humaine, lorsqu’elle s’opposait au rationalisme, c’est-à-dire, à une raison close, idéologique, qui prétend absorber le réel dans l’idéel, ou réduire l’idée à la réalité, comme c’est le cas dans le matérialisme spéculatif ou pratique. Elle a toujours maintenu le principe du «intellectus quaerens fidem».
Ainsi, l’Eglise a libéré la raison, et a donné en même temps à l’acte de foi toute sa dignité d’acte raisonnable.
2. Dans la même ligne de Chalcédonie, se développe le dialogue entre la foi et la création artistique.
Le principe sans mélange ni confusion signifie, pour l’artiste chrétien, que les réalités de ce monde gardent leur sens, leur beauté, leur poids, indépendamment de la religion. En elles-mêmes et par elles-mêmes, avec l’autonomie qu’elles tiennent de Dieu. Et c’est un principe capital pour l’authentique oeuvre d’art. Car, dès que l’artiste perd le sens de la terre, dès qu’il prétend tout réduire au religieux, tout sacraliser, son oeuvre perd sa saveur et son sens, devient anémique, pâle, ennuyeuse. Un exemple: l’art de Saint-Sulpice et ses imitations dans les pays catholiques au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, produit d’une expérience chrétienne faible et rare. Le Moyen-âge, la Renaissance et le Baroque produisaient spontanément un art de qualité, parce que, du point de vue humain et chrétien, ils étaient beaucoup plus sains et authentiques.
L’autre erreur, fruit des idéologies totalitaires de notre époque, est celle qui veut créer un art selon le principe de la division et de la séparation, et conçoit le monde comme auto-suffisant, absolument autonome, sans lien avec la Transcendance, fermé à toute pensée sur l’Au-delà. De ce manichéisme métaphysique est né un art dont l’expression achevée est le réalisme socialiste, qui a dominé dans les pays communistes, comme aussi l’art de l’époque national-socialiste en Allemagne, et l’art d’inspiration fasciste en Italie. C’est un art sans âme et de valeur artistique fort douteuse.
3. Finalement, le dialogue entre foi et culture se fait au niveau politique. Le principe sans mélange ni confusion entre pouvoir politique et autorité spirituelle est le seul à garantir le respect de la liberté religieuse, alors que la confusion des deux pouvoirs conduit fatalement au cléricalisme, noir ou rouge. Le principe de non-confusion crée les conditions pour une participation, à conditions d’égalités, de tous, croyants et non-croyants, à la vie publique. Par ailleurs, le principe de division et séparation entre l’Eglise et l’Etat – une formule malheureuse, née des luttes politiques du passé – conduit facilement à la discrimination des croyants dans la vie publique.
Le chrétien, conscient de sa mission, sera toujours un homme de culture capable de traduire sa foi dans des réalisations concrètes. Ainsi, la culture n’apparaîtra pas comme étrangère à la foi, mais comme sa réalisation même. Et en même temps, la foi ne sera pas considérée comme un obstacle à l’épanouissement de la culture, mais bien au contraire, comme un ferment qui travaille à sa promotion et lui donne ses lettres de noblesse.
BENOÎT XVI : SAINT EPHREM LE SYRIEN (m.o. le 9 juin)
10 juin, 2013BENOÎT XVI
AUDIENCE GÉNÉRALE
MERCREDI 28 NOVEMBRE 2007
SAINT EPHREM LE SYRIEN (m.o. le 9 juin)
Chers frères et sœurs,
Selon l’opinion commune d’aujourd’hui, le christianisme serait une religion européenne, qui aurait ensuite exporté la culture de ce continent dans d’autres pays. Mais la réalité est beaucoup plus complexe, car la racine de la religion chrétienne se trouve dans l’ancien Testament et donc à Jérusalem et dans le monde sémitique. Le christianisme se nourrit toujours à cette racine de l’Ancien Testament. Son expansion au cours des premiers siècles a eu lieu aussi bien vers l’Occident – vers le monde gréco-latin, où il a ensuite inspiré la culture européenne – que vers l’Orient, jusqu’à la Perse, à l’Inde, contribuant ainsi à susciter une culture spécifique, en langues sémitiques, avec une identité propre. Pour montrer cette multiplicité culturelle de l’unique foi chrétienne des débuts, j’ai parlé dans la catéchèse de mercredi dernier d’un représentant de cet autre christianisme, Aphraate le Sage persan, presque inconnu chez nous. Dans cette même optique, je voudrais aujourd’hui parler de saint Ephrem le Syrien, né à Nisibe vers 306 dans une famille chrétienne. Il fut le représentant le plus important du christianisme de langue syriaque et réussit à concilier d’une manière unique la vocation du théologien et celle du poète. Il se forma et grandit à côté de Jacques, Evêque de Nisibe (303-338), et il fonda avec lui l’école de théologie de sa ville. Ordonné diacre, il vécut intensément la vie de la communauté chrétienne locale jusqu’en 363, année où la ville de Nisibe tomba entre les mains des Persans. Ephrem immigra alors à Edesse, où il poursuivit son activité de prédicateur. Il mourut dans cette ville en l’an 373, victime de la contagion de la peste qu’il avait contractée en soignant les malades. On ne sait pas avec certitude s’il était moine, mais il est cependant certain qu’il est resté diacre pendant toute sa vie et qu’il a embrassé l’état de virginité et de pauvreté. C’est ainsi qu’apparaît dans la spécificité de son expression culturelle, l’identité chrétienne commune et fondamentale: la foi, l’espérance – cette espérance qui permet de vivre pauvre et chaste dans ce monde, en plaçant toutes ses attentes dans le Seigneur – et, enfin, la charité, jusqu’au don de soi-même dans le soin des malades de la peste.
Saint Ephrem nous a laissé un grand héritage théologique: sa production considérable peut se regrouper en quatre catégories: les œuvres écrites en prose ordinaire (ses œuvres polémiques, ou bien les commentaires bibliques); les œuvres en prose poétique; les homélies en vers; et enfin les hymnes, qui sont certainement l’œuvre la plus vaste d’Ephrem. Il s’agit d’un auteur riche et intéressant sous de nombreux aspects, mais en particulier sous le profil théologique. Si nous voulons aborder sa doctrine, nous devons insister dès le début sur ceci: le fait qu’il fait de la théologie sous une forme poétique. La poésie lui permet d’approfondir la réflexion théologique à travers des paradoxes et des images. Dans le même temps sa théologie devient liturgie, devient musique: en effet, c’était un grand compositeur, un musicien. Théologie, réflexion sur la foi, poésie, chant, louange de Dieu vont de pair; et c’est précisément dans ce caractère liturgique qu’apparaît avec limpidité la théologie d’Ephrem, la vérité divine. Dans sa recherche de Dieu, dans sa façon de faire de la théologie, il suit le chemin du paradoxe et du symbole. Il privilégie largement les images contrastantes, car elles lui servent à souligner le mystère de Dieu.
Je ne peux pour le moment présenter que peu de chose de lui, également parce que la poésie est difficilement traduisible, mais pour donner au moins une idée de sa théologie poétique, je voudrais citer en partie deux hymnes. Tout d’abord, également en vue du prochain Avent, je vous propose plusieurs images splendides tirées des hymnes Sur la nativité du Christ. Devant la Vierge, Ephrem manifeste son émerveillement avec un ton inspiré:
« Le Seigneur vint en elle pour se faire serviteur.
Le Verbe vint en elle
pour se taire dans son sein.
La foudre vint en elle
pour ne faire aucun bruit.
Le pasteur vint en elle
et voici l’Agneau né, qui pleure sans bruit.
Car le sein de Marie
a renversé les rôles:
Celui qui créa toutes choses
est entré en possession de celles-ci, mais pauvre.
Le Très-Haut vint en Elle (Marie),
mais il y entra humble.
La splendeur vint en elle,
mais revêtue de vêtements humbles.
Celui qui dispense toutes choses
connut la faim.
Celui qui étanche la soif de chacun
connut la soif.
Nu et dépouillé il naquit d’elle,
lui qui revêt (de beauté) toutes choses »
(Hymne « De Nativitate » 11, 6-8)
Pour exprimer le mystère du Christ, Ephrem utilise une grande diversité de thèmes, d’expressions, d’images. Dans l’une de ses hymnes, il relie de manière efficace Adam (au paradis) au Christ (dans l’Eucharistie):
« Ce fut en fermant
avec l’épée du chérubin,
que fut fermé
le chemin de l’arbre de la vie.
Mais pour les peuples,
le Seigneur de cet arbre
s’est donné comme nourriture
lui-même dans l’oblation (eucharistique).
Les arbres de l’Eden
furent donnés comme nourriture
au premier Adam.
Pour nous, le jardinier
du Jardin en personne
s’est fait nourriture
pour nos âmes.
En effet, nous étions tous sortis
du Paradis avec Adam,
qui le laissa derrière lui.
A présent que l’épée a été ôtée
là-bas (sur la croix) par la lance
nous pouvons y retourner »
(Hymne 49, 9-11).
Pour parler de l’Eucharistie, Ephrem se sert de deux images: la braise ou le charbon ardent, et la perle. Le thème de la braise est tiré du prophète Isaïe (cf. 6, 6). C’est l’image du séraphin, qui prend la braise avec les pinces, et effleure simplement les lèvres du prophète pour les purifier; le chrétien, en revanche, touche et consume la Braise, qui est le Christ lui-même:
« Dans ton pain se cache l’Esprit
qui ne peut être consommé;
dans ton vin se trouve le feu
qui ne peut être bu.
L’Esprit dans ton pain, le feu dans ton vin:
voilà une merveille accueillie par nos lèvres.
Le séraphin ne pouvait pas approcher ses doigts de la braise,
qui ne fut approchée que de la bouche d’Isaïe;
les doigts ne l’ont pas prise, les lèvres ne l’ont pas avalée;
mais à nous, le Seigneur a permis de faire les deux choses.
Le feu descendit avec colère pour détruire les pécheurs,
mais le feu de la grâce descend sur le pain et y reste.
Au lieu du feu qui détruisit l’homme,
nous avons mangé le feu dans le pain
et nous avons été vivifiés »
(Hymne « De Fide » 10, 8-10).
Voilà encore un dernier exemple des hymnes de saint Ephrem, où il parle de la perle comme symbole de la richesse et de la beauté de la foi:
« Je posai (la perle), mes frères, sur la paume de ma main,
pour pouvoir l’examiner.
Je me mis à l’observer d’un côté puis de l’autre:
elle n’avait qu’un seul aspect de tous les côtés.
(Ainsi) est la recherche du Fils, impénétrable, car elle n’est que lumière.
Dans sa clarté, je vis la Limpidité,
qui ne devient pas opaque;
et dans sa pureté,
le grand symbole du corps de notre Seigneur,
qui est pur.
Dans son indivisibilité, je vis la vérité,
qui est indivisible »
(Hymne « Sur la Perle » 1, 2-3).
La figure d’Ephrem est encore pleinement actuelle pour la vie des différentes Eglises chrétiennes. Nous le découvrons tout d’abord comme théologien, qui, à partir de l’Ecriture Sainte, réfléchit poétiquement sur le mystère de la rédemption de l’homme opérée par le Christ, le Verbe de Dieu incarné. Sa réflexion est une réflexion théologique exprimée par des images et des symboles tirés de la nature, de la vie quotidienne et de la Bible. Ephrem confère un caractère didactique et catéchistique à la poésie et aux hymnes pour la liturgie; il s’agit d’hymnes théologiques et, dans le même temps, adaptées à la récitation ou au chant liturgique. Ephrem se sert de ces hymnes pour diffuser, à l’occasion des fêtes liturgiques, la doctrine de l’Eglise. Au fil du temps, elles se sont révélées un moyen de catéchèse extrêmement efficace pour la communauté chrétienne.
La réflexion d’Ephrem sur le thème de Dieu créateur est importante: rien n’est isolé dans la création, et le monde est, à côté de l’Ecriture Sainte, une Bible de Dieu. En utilisant de manière erronée sa liberté, l’homme renverse l’ordre de l’univers. Pour Ephrem, le rôle de la femme est important. La façon dont il en parle est toujours inspirée par la sensibilité et le respect: la demeure de Jésus dans le sein de Marie a grandement élevé la dignité de la femme. Pour Ephrem, de même qu’il n’y a pas de Rédemption sans Jésus, il n’y a pas d’incarnation sans Marie. Les dimensions divines et humaines du mystère de notre rédemption se trouvent déjà dans les textes d’Ephrem; de manière poétique et avec des images fondamentalement tirées des Ecritures, il anticipe le cadre théologique et, d’une certaine manière, le langage même des grandes définitions christologiques des Conciles du V siècle.
Ephrem, honoré par la tradition chrétienne sous le titre de « lyre de l’Esprit Saint », resta diacre de son Eglise pendant toute sa vie. Ce fut un choix décisif et emblématique: il fut diacre, c’est-à-dire serviteur, que ce soit dans le ministère liturgique, ou, plus radicalement, dans l’amour pour le Christ, qu’il chanta de manière inégalable, ou encore, dans la charité envers ses frères, qu’il introduisit avec une rare habileté dans la connaissance de la Révélation divine.
LE SACRIFICE D’ABRAHAM: L’ÉPREUVE – GENÈSE 22, 1-19
10 juin, 2013http://hebrascriptur.com/Genese/Fabr.html
LE SACRIFICE D’ABRAHAM
GENÈSE 22, 1-19
L’ÉPREUVE
Abraham est le père des croyants. Père d’une multitude, nous dit son nom. Et de fait, juifs, chrétiens, musulmans, ou croyants ne se rattachant à aucune de ces religions, comme les premiers fils d’Israël avant Moïse et David, tous, nous vivons en fils spirituels d’Abraham, que nous soyons ou non ses descendants génétiques. Nos ancêtres avaient accueilli Abraham comme père spirituel, et nous avons adhéré à leur choix, reçu leur héritage. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que nous marchons avec Dieu comme Abraham marchait avec Dieu : Sois intègre, et marche devant ma face (Genèse 17, 1). Cela veut dire aussi que nous recevons nos leçons spirituelles en lisant et en méditant la vie d’Abraham. Il est notre chef de file et nous suivons ses pas. Nous avons entendu la divinité l’appeler : Quitte ton pays, ta patrie, la maison de ton père, et va ! Va pour toi,… va vers le pays que je te ferai voir (Gen 12, 1). Aujourd’hui, alors qu’on lui demande à nouveau de partir en emmenant avec lui son fils Isaac, nous nous interrogeons sur le sens de cette épreuve, voulue par Dieu, pour Abraham mais aussi pour notre édification. Avec lui, nous voici conviés en multitude, afin d’éprouver et de faire croître notre force spirituelle, et peut-être, nous aussi, pour nous laisser détacher de notre bien le plus précieux, pour offrir en sacrifice le meilleur de ce que Dieu nous a déjà accordé.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Même s’il faut du temps pour s’en convaincre, pour lever les yeux comme Abraham au troisième jour, pour porter plus haut notre regard, plus haut que la seule lecture des faits immédiats. Cependant, nous ne négligerons rien des faits immédiats, et goûterons la simple lecture de cette page admirable. Que dit-elle ? Dieu ne veut pas de sacrifices humains ? On a beaucoup dit cela, et c’est vrai. Les sacrifices humains étaient pratique courante au temps d’Abraham, et longtemps après lui on les trouve encore en beaucoup de civilisations. Pourtant, en dépit de la nécessité pérenne de dissuader les hommes des sacrifices humains, ce n’est pas cela que Dieu nous enseigne par Abraham dans cette épreuve, c’est bien davantage. Dieu nous enseigne à vivre avec foi, en nous appuyant sans restrictions sur la parole divine.
La foi d’Abraham
Observons d’abord à quel point Abraham n’a nul besoin d’apprendre que Dieu ne veut pas de sacrifices humains. Non seulement cette pratique n’a plus cours chez les Hébreux, qui sacrifient et sacrifieront encore longtemps des animaux, mais Abraham, le premier Hébreu, sait si bien cela que son fils en a déjà reçu l’enseignement. C’est pourquoi Isaac, alors qu’il ignore tout de ce que Dieu a dit à son père, pose la question : mais où est l’agneau ? En voyant tous ces préparatifs, jusqu’au bois qu’on charge sur son dos, Isaac comprend que son père et lui sont venus adorer Élohim sur cette montagne, et Abraham le confirme en disant aux deux jeunes de rester jusqu’à son retour, après qu’il se sera prosterné avec son fils. Il ne manque rien à la préparation d’un sacrifice, si ce n’est l’agneau, en effet, la victime à offrir — l’essentiel — qu’on semble avoir oublié.
La question posée par Isaac est au cœur d’un dialogue aussi intense que bref. Et ce dialogue est enserré entre deux formules identiques, en inclusion, comme une amande dans la coque qui la contient : Et ils allaient, eux deux ensemble. Bien qu’identiques dans leur forme, bien que décrivant la marche conjointe du père et du fils dans une union que leur échange n’aura pas entamée, ces deux formules marquent une avancée majeure, dont le sens va s’éclairer avec l’analyse du dialogue.
Prenant conscience d’une grave lacune dans le sacrifice en préparation, Isaac, soudain, n’est plus en union avec son père. Il s’arrête, il ne suit plus. Son appel est un cri de détresse : « Mon père ! où es-tu ? je suis perdu ! — Me voici avec toi, tu es mon fils ». La réponse d’Abraham n’est pas de simple convenance ; il revient vers son fils, qui a besoin d’être rassuré. Car Isaac sait que son frère Ismaël, avant lui, est resté longtemps le fils de la promesse, et n’est écarté que depuis peu. Isaac est-il vraiment l’héritier qui peut marcher en confiance avec son père ? En l’appelant « mon fils », Abraham renouvelle son élection. Mais Isaac, encore, a besoin de combler un vide, et sa question surgit, très embarrassante pour Abraham. Si celui-ci révèle ce que Dieu lui a demandé, Isaac comprendra qu’il a cessé d’être l’élu, et perdant toute confiance en son père qui le trahit, cessera de le suivre. Mais s’il ne dit rien, s’il choisit d’ignorer qu’il n’a pas d’agneau, rien à offrir, quel fils pourrait encore suivre un père aussi désinvolte dans sa relation à Dieu ? Abraham est pris au piège. Va-t-il perdre son fils ? Au jour de détresse, invoque-moi ! Je te délivrerai et tu me rendras gloire. Abraham sait que la divinité lui a promis secours et protection. Est-il possible que la volonté divine soit de faire mourir Isaac ? Dieu n’a pas donné ce fils, si longtemps attendu, pour le reprendre maintenant. Quelque chose va se produire pour sortir de cette impasse. Un agneau tombera du ciel pour Isaac, le piège s’ouvrira d’une manière ou d’une autre, mais Dieu ne peut pas renier sa promesse en reprenant la vie de l’enfant. Je m’en tiens aux instructions divines et Isaac vivra. C’est Dieu qui fournira l’agneau pour l’élévation. Le moment venu, mon fils, à l’élévation.
La réponse d’Abraham est un acte de foi. Elle témoigne d’une certitude tellement confiante de recevoir des secours, qu’elle constitue un puissant appel à Dieu, une invocation qui ne saurait rester sans suite. Dieu entend. Dieu veillera à l’agneau pour l’élévation. Et Dieu a entendu. Dieu a donné l’agneau à l’élévation. Non que la prière d’Abraham ait été efficace, mais parce que sa foi n’a pas vacillé devant l’invraisemblance de la parole divine. Ce qui permet à Dieu de mettre sur ses lèvres la prière — Élohim veillera à l’agneau pour lui — qui rend Abraham juste par la foi. Le juste ne compte que sur Dieu. Le juste est exaucé. Car Dieu entend d’autant mieux sa prière que c’est lui qui la provoque. C’est ainsi que Dieu construit l’homme.
Et ils allaient, eux deux ensemble
Ils reprennent leur marche commune, et ce signe d’unité nous enseigne qu’Isaac a reçu les apaisements nécessaires. Il est revenu dans les pas d’Abraham, et bien qu’il ignore encore tout de ce que Dieu demande à son père, il a toute confiance en lui. Isaac adhère à la foi de son père : Dieu veillera à l’agneau de cette liturgie qui lui est destinée, le moment venu, à l’élévation. Et l’adhésion d’Isaac à la foi d’Abraham est si forte, qu’il va laisser son père le marquer aux liens comme on marque un agneau, le placer sur l’autel au-dessus des bois. Sa foi le soutient toujours lorsqu’il voit son père prendre et lever le couteau. Il ne proteste pas, il ne manifeste aucune crainte, il n’a aucun doute.
Nos esprits modernes en restent confondus. Le doute, c’est nous qui l’éprouvons. La foi d’Isaac ? Allons donc ! Ne voyez-vous pas plutôt un enfant sans intelligence, incapable de discerner ce que son père trame dans son dos ? Les sacrifices humains ne sont pas si loin ; Abraham n’est-il pas en train d’y revenir, découvrant tardivement qu’il a eu tort de laisser partir Ismaël ? On peut penser tout cela, oui, mais rien ne tient. Car Isaac, capable de discerner qu’il manque l’agneau du sacrifice, sait aussi que son père est un prophète (Gn 20, 7) qui parle à Dieu et comprend sa parole. Isaac sait qu’Abraham, par l’intercession de sa prière, a obtenu de Dieu la guérison d’Abimélek (20, 17). Comment pourrait-il douter de la parole d’un père aussi proche de la divinité ? C’est certain : le miracle attendu par Abraham, Isaac l’attend lui aussi.
C’est ainsi que la foi se propage, de père en fils. Seul celui qui croit en une parole divine d’apparence aussi amère, aussi absurde, et qui la suit, sans s’arrêter aux apparences, seul celui-là sera justifié, à cause de sa foi. Et sa foi, en obtenant le don accordé à l’homme juste, porte, sans même qu’il le sache, le témoignage de la miséricorde infinie de Dieu.
L’agneau et le bélier
Le miracle est venu, comme il était attendu. Pour mieux dire, le miracle est venu marquer la délivrance du père et du fils, pris au piège ensemble dans cette nasse où Dieu les avait poussés, pour que, dans la détresse, ils invoquent leur Seigneur et que leur délivrance lui rende gloire. Certains s’interrogeront sur les raisons de ce jeu cruel, dans lequel Dieu nous apparaît comme un maître de l’arbitraire, usant de son pouvoir illimité pour piéger l’homme aux seules fins de l’entendre crier au secours et de venir le délivrer. Dieu se donnant le beau rôle, en somme, pour briller, comme dit le mot grec Zeus. C’est ainsi que les apparences nous trompent, lorsqu’on s’en tient aux faits décrits sans les critiquer. Car Dieu n’est jamais arbitraire, et son action est entièrement ordonnée au bonheur de l’homme. Aussi le moment est-il venu de la critique des faits. Il nous faut maintenant rechercher la vérité de Dieu derrière ces apparences, en examinant avec attention incohérences, bizarreries, toutes les aspérités de ce récit, afin d’en éclairer la lecture et d’en découvrir la leçon profonde.
Abraham et Isaac ont demandé un agneau pour l’élévation, et voici que Dieu leur envoie un bélier. Dans la Bible, le petit troupeau se compose de brebis et de chèvres, souvent confondues, mais il n’y a jamais de confusion entre le mâle, animal de tête, bélier ou bouc (ayil presque toujours, parfois ‘atoud) et ce qui suit, les brebis ou les chèvres. Dans ce passage, la confusion est d’autant moins possible qu’il ne s’agit pas d’une brebis mais de son agneau, animal faible, à protéger, qui se situe à l’opposé du bélier dans la hiérarchie du troupeau. Il faut alors se souvenir que la Bible doit être lue comme un guide spirituel, et non comme une leçon de choses : les mots renvoient moins à des objets physiques qu’aux notions spirituelles représentées par ces objets. Ainsi le bélier (ou le bouc) est avant tout un premier, un chef de file, dont le nom ayil, de la racine oul, être fort, être en tête, désigne en effet une tête qui entraîne toute la troupe à sa suite, comme les chefs de guerre de Moab (Ex 15, 15) ou les grands du pays de Juda (2 R 24, 15, Éz 17, 13). On est conduit à se demander si ce bélier ne serait pas le vieil Abraham lui-même, chef de file si différent de l’agneau fragile Isaac, que l’Écriture appelle le jeune, ou l’enfant, et qui requiert la protection attentive dont on entoure toute vie naissante.
D’autre part, l’attitude d’Abraham découvrant ce bélier est décrite d’une façon assez surprenante. Alors qu’Abraham est attentif à la parole de l’envoyé de Yhwh qui l’interpelle depuis les cieux, il lève les yeux, dit le texte, et son regard « tombe » sur un bélier, qui loin de descendre du ciel est immobilisé au sol. N’aurait-il pas dû plutôt baisser les yeux pour voir ce bélier ? Enfin, la syntaxe de ce verset 13 introduit avec emphase l’objet que va découvrir Abraham, comme pour nous préparer à une surprise. Ce qui devrait nous paraître étrange, ce n’est donc pas le mouvement des yeux d’Abraham vers le ciel pour découvrir ce bélier, mais plutôt le bélier lui-même. Car nous attendions un agneau pour Isaac, et voici un bélier pour Abraham. Quel est donc le sens de cette expression, lever les yeux ?
Un chef de file paralysé
L’homme qui lève les yeux prend conscience de quelque chose dont il ne s’était pas encore rendu compte, et qui va le faire changer d’attitude. C’est Lot découvrant que la plaine du Jourdain est bien arrosée, et qui décide de s’y établir (Gn 13, 10) ; c’est Abraham qui aperçoit trois hommes se tenant près de lui, et qui se porte à leur rencontre (Gn 18, 2) ; ce sont les enfants d’Israël voyant les Égyptiens lancés à leur poursuite, et qui crient vers Yhwh (Ex 14, 10). Soyons certains que ce bélier, immobilisé dans un fourré, était déjà là, à portée du regard d’Abraham, qui pourtant n’avait rien vu. Mais peut-être se doutait-il de quelque chose, car Abraham, un peu plus tôt, a déjà levé les yeux (verset 4), et il a vu de loin (de façon imprécise encore), ce « lieu » où Élohim le conduit. Pressent-il alors où Dieu veut en venir ?
En écoutant l’envoyé de Yhwh qui arrête sa main, Abraham va découvrir quelque chose d’essentiel. « Je sais que, pour moi, tu n’as pas refusé ton fils, ton unique » (verset 12), lui dit l’envoyé divin. S’il est vrai qu’Abraham a bien fait cela pour Élohim, comme on le comprend d’après ce qu’il dit à son fils (“ Élohim verra à l’agneau pour lui ”), nous comprenons aussi que Dieu ne demandait pas ce sacrifice pour lui-même. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que la précision “ pour moi ” ne figure ni dans la demande initiale (verset 2), ni surtout dans la seconde intervention de l’envoyé de Yhwh (verset 16), où sont repris les termes de la première à l’exception de “ pour moi ”. Mais alors, pourquoi cette précision figure-t-elle dans la première intervention, au verset 12 ? Parce que c’est elle qui fait savoir à Abraham que son sacrifice est agréé tel qu’il l’entendait, comme il l’avait compris, pour Élohim. Et la précision est impérative, faute de quoi Abraham, dont on arrête la main qui tient le couteau, serait fondé à croire que son sacrifice est refusé. Il est agréé, et la seconde intervention confirme pleinement l’agrément du sacrifice. Mais la première, en arrêtant la main qui tient le couteau, a pour but de faire comprendre à qui lève les yeux, que ce sacrifice était nécessaire à la montée spirituelle d’Abraham et non pas au plaisir de Dieu.
Ici commence à s’éclairer la description du « bélier ». Il est immobilisé, retardé (ahar), en panne, arrêté, nèèkhaz baçebakhe, « prisonnier dans le buisson », empêtré dans le fourré (avec l’article défini, ce qui exclut toute référence à un fourré du paysage dont il n’a pas été fait mention : le mot est employé au sens figuré), beqarenayw « dans ses cornes », la corne étant symbole de la force spirituelle du juste. Voici donc Abraham privé des moyens d’avancer : il ne peut plus progresser dans sa montée spirituelle parce qu’il n’a plus de force. Au lieu de suivre devant elles un chef de file qui les emmène vers le ciel, les multitudes que nous sommes n’auront-elles donc à contempler qu’un père immobile, arrêté sur le bord de la route ? Pourquoi Abraham est-il en panne ? Et pourquoi doit-il offrir son fils Isaac en remède à sa fâcheuse posture ?
Amour et sacrifice
Si Dieu demande à Abraham de se détacher d’Isaac, c’est parce qu’il s’est attaché à son fils par un lien qui le tient prisonnier. Abraham aime Isaac d’un amour possessif, et la divinité le lui fait comprendre en l’appelant à l’épreuve. Dès les premiers mots, il lui est demandé de prendre son fils unique, celui qu’il aime, Isaac. Étrange façon de désigner Isaac, car ce n’est pas un fils unique, et pendant de longues années Abraham a tenu Ismaël pour son héritier, jusqu’à l’intervention divine lui annonçant que Sara serait mère. Et Abraham aime Ismaël. Apprenant qu’il sera père d’un second fils, il témoigne de son amour pour son aîné en priant Dieu qu’Ismaël vive (Gn 17, 18). Plus tard, lorsque Sara veut chasser Ismaël et sa mère, Abraham est fortement contrarié et n’accepte de satisfaire Sara qu’à la demande expresse d’Élohim, qui lui promet alors de faire d’Ismaël une grande nation (Gn 21, 13). Ces événements nous montrent qu’Abraham veut le bien d’Ismaël, ce qui est le signe d’un amour authentique. C’est ainsi que Dieu nous aime. Or, c’est à la suite de ces événements (verset 1) que Dieu dit à Abraham « Prends Isaac, ton fils unique que tu aimes ». Voilà une parole qui sonne comme un reproche immérité, et qui doit amener Abraham à s’interroger : comment donc aime-t-il Isaac ?
Dieu décrit l’amour d’Abraham pour Isaac en employant le verbe aimer ahab, dont c’est ici la première occurrence, mais dont le sens va se préciser un peu plus tard, avec le chasseur Ésaü, le fils préféré de son père Isaac : Isaac aimait Ésaü à cause du gibier dans sa bouche (Gn 25, 28). Ahab, il aime. Mais il aime d’un amour de jouissance, un amour possessif ! Ce n’est pas ainsi que Dieu aime l’homme. Dieu nous aime avec le verbe raham, d’un amour viscéral, comme une mère son enfant ; avec le verbe hanan, de sa miséricorde qui nous fait grâce ; avec le verbe hasad, qui exprime sa bonté, son désir de rendre heureux l’être aimé. C’est ainsi qu’Abraham aimait Ismaël, en désirant son bonheur. Mais aujourd’hui, si Abraham aime Isaac, c’est parce que celui-ci concrétise la promesse divine d’une nombreuse descendance. Abraham tient enfin l’héritier si longtemps attendu, l’héritier fils unique de son sang par la femme choisie. En vérité, Abraham n’aime point tant son fils que sa situation de père d’Isaac par Sara. Abraham a pris possession de sa descendance, oubliant que c’est à Dieu qu’il doit tout. Jouissant de sa possession, il s’égare, il quitte les chemins de Dieu, sans même s’en apercevoir. Le juste reçoit tout de Dieu. Il ne possède rien pour lui-même, rien ne lui est jamais acquis. C’est pourquoi Abraham doit se détacher de la possession de son fils, pour retrouver sa force spirituelle. Abraham doit sacrifier tout ce qu’il aime comme « un gibier dans sa bouche ».
Dans ce texte, le sacrifice a pris le nom d’élévation. Plus souvent, on rencontre le mot zebah (abattage d’animaux) ou encore le verbe shahat (égorger) qu’on voit ici au moment où Abraham lève le couteau. C’est en raison de leurs habitudes de sacrifices sanglants sur les animaux, que les Hébreux ne voyaient plus dans le mot ‘olah (élévation) qu’un holocauste, un sacrifice sanglant, entièrement consommé par le feu, comme Abraham est décrit prêt à le faire. Mais la racine du mot ‘olah, le verbe monter (‘alah), indique une origine spirituelle plus profonde, et la seule image d’une fumée d’holocauste montant vers le ciel ne suffit pas à rendre compte de ce verbe. Certes, l’image est juste, mais elle n’est qu’un signe qui pointe sur une réalité plus haute. On retrouvera cette réalité avec Moïse, lorsque Dieu veut faire monter son peuple d’Égypte, ce que l’Écriture exprime avec les mêmes mots que faire monter une élévation. Car ce peuple est lui aussi arrêté dans sa montée spirituelle, prisonnier de son amour des richesses, des viandes, des poissons et des oignons d’Égypte. Pour les faire monter, Dieu arrachera les fils d’Israël à leurs amours possessives, comme il arrache Abraham à son amour de jouissance d’Isaac. C’est un sacrifice. Ce sacrifice n’est pas sanglant, mais il est toujours douloureux.
« Fais-le monter en élévation »
Le deuil est à faire de ce qu’on aime d’un amour possessif, deuil des jouissances passées. C’est ce que va faire Abraham, en partant comme un pélerin. Il se lève de bon matin. Quand il faut partir il n’est pas bon d’attendre, à ressasser cent raisons de renoncer, de fuir l’appel. Abraham « selle » son « âne » (verset 3, cf. notes). Il est certainement très troublé par la demande étrange qui lui est faite. Il faut « dominer » son « trouble ». Serait-ce mal d’aimer Isaac ? Dieu ne peut pas renier sa promesse ! Va pour toi ! C’est le rappel de son envoi au commencement de son histoire, l’envoi de la promesse. Abraham « considère » ces toutes « premières années » (verset 3, idem), au début de sa marche avec Dieu, sa jeunesse spirituelle. Il en revoit les moments principaux, il « analyse » les étapes, « les points d’appui » qui ont jalonné sa « montée » vers Dieu (il fend les bois d’élévation). Allons, debout ! Il part, il suit la divinité qui le guide. Après trois jours de marche, il commence à comprendre qu’il lui faut laisser là « les troubles » exquis de ses « années passées ». Restez pour vous, ici, avec l’âne. Restez là où vous êtes ! Le passé est le passé. Car ce qui compte, maintenant, c’est de transmettre la flamme à Isaac, tout ce que Dieu a déjà donné. C’est maintenant lui, le jeune, qui aborde son itinéraire spirituel. Moi et le jeune, nous allons avancer jusque là, jusqu’au point où Dieu m’a mené à ce jour. Nous avancerons ensemble, et nous nous abaisserons devant lui, car c’est à Dieu que nous devons tout ce que nous vivons. Et Abraham expose à Isaac, et lui fait prendre en charge ces points essentiels qui structurent la montée vers Dieu (il transmet à son fils « les bois d’élévation »). Mais lui-même garde la main sur le couteau qui tranche pour détacher ce qui sera offert, et sur la flamme qui en consume le sacrifice.
Alors surgit la question d’Isaac. Que faut-il sacrifier ? Où faut-il couper, entre ce qui demeure et ce qui sera consommé par le feu ? — C’est Dieu qui voit cela, mon fils. C’est Dieu, en effet, qui désigne l’offrande, car l’homme aveuglé par son désir ne peut rien discerner. Il faut suivre la parole divine, il faut sacrifier Isaac. C’est en levant son couteau qu’Abraham rejette ses adhérences passées : il tranche son lien de possession sur Isaac. Dieu agrée l’offrande, qui monte vers le ciel. Abraham a fait monter le « bélier », c’est-à-dire lui-même, sous couvert de son fils. Le bélier paralysé est parti en fumée, Abraham est un homme nouveau. Dieu le bénit parce qu’il ne « lui » a pas refusé son fils (verset 12). Est-ce à dire que Dieu avait besoin de cet agneau pour lui-même, comme pour accomplir sa divinité ? Non, mais Abraham avait besoin de le croire pour monter, pour accomplir son humanité. Dieu prend le mauvais rôle, le rôle du ravageur, du pilleur, comme dit ce nom Él Shaddaï sous lequel il se révèle dans la Genèse. Car si Abraham ne croit pas que Dieu veuille reprendre la vie d’Isaac, jamais il ne renoncera à l’amour possessif dont il aime son fils. En suivant avec foi la parole, sans la comprendre, sans résoudre son apparente absurdité, en acceptant d’accomplir la volonté divine, Abraham, après coup, va comprendre qu’il n’a pas agi pour plaire à Dieu mais en vue de son propre bonheur. Va pour toi ! avait dit Dieu. C’est bien pour lui-même qu’il est allé à la montagne, pas pour Dieu. Ta récompense sera très grande. Seule la foi aveugle en une parole amère l’a conduit à la douceur de la paix. Comprendre est la récompense de la foi.
Abraham est devenu un homme nouveau. Il peut maintenant revisiter librement ses jeunes années, avec son fils Isaac. Abraham est retourné vers « ses jeunes ». Ils sont allés ensemble vers Béer-Sheba. Ils se sont approchés, et ensemble ont pénétré ce Puits de l’Engagement, Béer-Sheba ! Mystère de la foi qui s’engage en aveugle, sur une impossible parole. Abraham a choisi cette demeure exigeante. Abraham demeure maintenant à Béer-Sheba.
Sur la montagne, YHWH a scruté l’homme. Il a éprouvé, sondé sa capacité à devenir comme Élohim. L’homme a répondu à l’appel divin. Et Dieu l’a fait monter d’un degré vers le ciel.
L’action divine est toujours ordonnée au bonheur de l’homme. Dieu ne veut pas de sacrifice pour lui-même, mais c’est de cette manière, en obtenant de nous le sacrifice de nos adhérences, qu’il soigne notre surdité à sa parole. Tu ne veux ni offrande ni sacrifice, mais tu me creuses des oreilles. Ce que le lecteur peut découvrir aujourd’hui dans la méditation du Psaume 40, tous les hommes, qu’ils connaissent ou non le roi David et ses Psaumes, peuvent le découvrir avec Abraham. C’est pour cela qu’il est notre père dans la foi.