DE L’HISTOIRE AVANT TOUTE CHOSE…Comprendre et lire la Bible, c’est aujourd’hui affronter les questions de « vérité » et d’ « historicité…
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DE L’HISTOIRE AVANT TOUTE CHOSE…
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Comprendre et lire la Bible, c’est aujourd’hui affronter les questions de « vérité » et d’ « historicité…
En 2008, est parue la traduction française du maître livre de Mario Liverani, La Bible et l’invention de l’histoire (Bayard éditions, Montrouge, 2008, 616 p., 28 € ; voir CE n° 131, 2005, p. 41-42 et CE n° 148, 2008, p. 68.) L’éditeur a demandé au professeur Jean-Louis Ska une préface. Nous la reproduisons ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur. À sa façon, elle apporte un élément au débat contemporain sur le rôle de la démarche historique dans l’étude de la Bible et sur la place de la Bible concernant cette même recherche
Le livre de Mario Liverani m’invite à parodier le fameux vers de Paul Verlaine (« De la musique avant toute chose », « Art poétique », dans le recueil Jadis et Naguère, publié en 1884) pour plusieurs raisons. La première est sans doute la plus importante : si le chercheur veut parler d’histoire il doit le faire en historien, qu’il s’agisse de la Bible ou d’un autre sujet. Il est donc absolument essentiel de compulser tous les documents qui sont à sa disposition, de les passer au crible d’une critique rigoureuse et impartiale avant de tenter une synthèse qui permette de « donner sens » aux données et aux témoignages recueillis.
Que la Bible ait joué – et continue à jouer – un rôle spécifique dans la culture occidentale est indéniable. Qu’il faille, pour cette raison, étudier le « document biblique » d’une autre manière et selon d’autres méthodes que celles dont l’historien est coutumier ne se justifie pourtant en aucune façon.
C’est bien pourquoi de nombreuses « histoires d’Israël » traditionnelles souffrent ou ont souffert d’un grave défaut. Elles partaient en effet d’un présupposé plus ou moins conscient à propos de la « vérité » des récits bibliques, identifiant, au moins en partie, cette « vérité » avec la « vérité historique ». Bien des histoires d’Israël, pour cette raison, ont cherché à prouver l’historicité des grands personnages et des grands événements de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dans ce cas, le texte biblique est le plus souvent paraphrasé sans être soumis à un examen rigoureux. De plus, bien peu d’effort est fait pour se demander quelle est l’intention des textes ou quel est leur genre littéraire. Les textes sont pris au pied de la lettre ou du moins comme des récits qui contiennent immanquablement des données objectives que le chercheur peut dégager assez facilement. La documentation fournie par les archéologues et les épigraphes est interrogée dans l’unique but de confirmer la « véracité » des textes bibliques ou, plus simplement encore, pour l’illustrer. Enfin, l’insistance sur le particularisme, voire le caractère unique des Écritures, empêche de voir les convergences et similitudes avec d’autres cultures du Proche-Orient ancien.
La situation a bien évolué ces dernières années, comme chacun sait. Mais elle est devenue très tendue. Dans bien des cas, pourtant, les discussions actuelles sur l’histoire d’Israël opposent moins les « minimalistes » aux « maximalistes » ou un monde laïque à un monde croyant que deux attitudes opposées face à l’enquête historique. D’un côté règne la méfiance vis-à-vis de toute recherche parce qu’elle pourrait mettre en danger les croyances traditionnelles ou du moins les formulations traditionnelles de ces croyances. De l’autre nous ne trouvons pas, comme peuvent le croire certains, une attitude iconoclaste qui chercherait seulement à dénigrer une religion naïve et obscurantiste ou à renvoyer au grenier de l’histoire les convictions nées de la révélation biblique. Nous trouvons plutôt une série de chercheurs honnêtes qui interrogent les textes en toute loyauté. Il faut dire que notre vision de la Bible ne peut que gagner à cette entreprise. Elle sera plus solide et plus éclairée. Elle sera débarrassée des éléments qui l’encombraient et qui empêchaient de distinguer l’essentiel de l’accessoire.
Il est un point important à noter à ce sujet. La « vérité » de la Bible n’est pas liée à un certain nombre de détails dont on peut mettre en doute l’historicité. Un historien critique peut douter qu’Abraham ait eu un fils alors qu’il était centenaire (Gn 21) ou se demander si Jésus est bien descendu en Égypte avec ses parents (Mt 2). Ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour jeter au rancart les récits bibliques de la Genèse ou de l’Évangile comme étant des tissus de mensonges. La vérité sur Abraham est autre, tout comme celle sur Jésus. Et elle ne dépend pas de ces détails qu’il faut interpréter en fonction des conventions littéraires de l’époque et du contexte dans lequel ils apparaissent. La vérité vient de l’ensemble et non de l’un ou l’autre détail, ni même d’une accumulation de détails plus ou moins authentiques ou plus ou moins vérifiables de façon purement empirique. En outre, il faut se souvenir que la vérité, quelle qu’elle soit, est un processus dynamique et non pas une sorte de « chose » présente dans les textes ou les événements, chose qu’il faut seulement découvrir et accepter. Cela vaut également pour la vérité que l’historien peut dégager. Celle-ci ne peut être séparée de sa propre perspective, de ses propres présupposés ni surtout de son activité de synthèse qui rassemble toutes les données en une vue d’ensemble cohérente et intelligible.
Le livre de Mario Liverani, puisque c’est de lui qu’il s’agit, offre un bel exemple d’une histoire d’Israël conçue selon les critères rigoureux et acceptables de l’historiographie moderne. Ce n’est plus le texte biblique qui fournit la trame du livre (histoire patriarcale, exode, séjour au désert, conquête, les juges, la monarchie…). En outre, l’histoire d’Israël est inscrite dès le début dans le cadre général de l’histoire des peuples qui ont habité la même région, façonné son paysage et créé sa physionomie. Israël – puisqu’il faut bien donner un nom au peuple et au pays tout en sachant que l’on risque toujours d’être anachronique – est en dialogue avec ses voisins et il n’est pas possible de comprendre son histoire en faisant abstraction de ce dialogue. Du point de vue méthodologique, il est un autre dialogue qui s’instaure entre différentes disciplines : histoire documentaire, archéologie, épigraphie, exégèse… C’est une des richesses, et l’une des plus grandes de ce volume que cette « histoire en dialogue ».
Mario Liverani divise son étude en deux parties principales qu’il intitule « histoire normale » et « histoire inventée ». Pour simplifier les choses, je dirais que la première partie présente les résultats de l’historien tandis que la seconde veut montrer comment les écrivains bibliques ont cherché à construire l’histoire d’Israël. L’intention est assez claire : montrer la distance qui sépare l’historiographie biblique (ou les « histoires d’Israël » classiques) de l’histoire écrite par un chercheur contemporain. Pour être plus précis, la seconde partie entend relire les récits bibliques dans le contexte de leur composition littéraire, celui de l’époque perse (au moins pour la majorité d’entre eux), et montrer qu’ils répondent avant tout aux préoccupations de cette période. Il est donc assez vain de leur demander des informations sur les époques, parfois très reculées, qu’ils entendent décrire. Par exemple, il n’est pas opportun de chercher dans les récits de l’exode des indications sur l’itinéraire suivi par un groupe d’esclaves ayant fui leurs gardes-chiourmes par une nuit de printemps à l’époque de Ramsès II ou de Merenptah, son fils et successeur. Bon nombre de ces récits en disent davantage sur le « nouvel exode », c’est-à-dire sur le retour de l’exil.
Ce choix de Mario Liverani a plusieurs avantages. Il permet surtout d’apprécier le progrès accompli par la recherche dans le domaine de l’histoire d’Israël. Il permet aussi de mieux saisir la portée exacte de nombreux récits bibliques lorsqu’ils sont mesurés à l’aune de la recherche historique. Mais – si je puis me permettre une remarque personnelle – il pourrait aussi engendrer un certain malentendu. Car, en fin de compte, il faut bien remarquer que la première partie de l’ouvrage s’appuie assez souvent sur les documents bibliques, ce qui est tout à fait normal d’ailleurs. Il est impossible d’écrire une « histoire d’Israël » sans faire appel, d’une manière ou d’une autre, à la source la plus importante et la plus complète dans le domaine. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille lire ces documents de façon acritique. Au contraire. Mais le lecteur non prévenu pourrait s’étonner que les récits ou documents qui ont été utilisés dans la première partie appartiennent en fait à l’ « histoire inventée » de la seconde. Il pourrait aussi s’étonner de voir réapparaître certaines données jugées très anciennes dans la première partie parmi les « inventions » de la seconde. Je ne prends que deux exemples plus frappants. Le nom « Abraham », selon Mario Liverani, serait attesté dans l’aire palestinienne vers 1289 avant notre ère. Mais comment faire le pont entre cette découverte et le personnage Abraham « inventé » à l’époque postexilique ? De même, le commandement du respect des parents est fort ancien (il est attesté au XVe et au XIIIe siècle avant notre ère). Le Décalogue et la Loi, par contre, sont très récents. Il serait possible d’allonger la liste des exemples, mais ce n’est pas notre propos. Il est en effet possible, à mon avis, de réconcilier les termes de ces apparentes antithèses.
Tout d’abord, il ne faut pas oublier, comme nous le disait le vieux philosophe présocratique Anaxagore, que « rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se transforme ». Lavoisier, parmi d’autres, a repris ce principe pour l’appliquer à la chimie. Il vaut particulièrement pour le monde antique où une chose n’a de la valeur que si elle est ancienne. Par ailleurs, et il est important de noter ce fait, les Anciens invoquaient ce principe lorsqu’il leur fallait introduire des innovations. Puisque seul ce qui est ancien a de la valeur, il faut toujours montrer que ce qui est neuf ne l’est pas vraiment, mais qu’il remonte à la nuit des temps. Le lecteur du Nouveau Testament se souviendra immédiatement du personnage de Paul dans les Actes des Apôtres qui, pour cette raison, ne cesse d’affirmer sa fidélité à la tradition de ses ancêtres.
La tâche du chercheur est donc malaisée parce que les témoignages affirment avec force l’antiquité d’un personnage ou d’une institution alors que la recherche montre que le contexte est récent. La description du temple de Salomon, selon toute apparence, a pour but principal de donner des « lettres de noblesse » au second temple reconstruit après le retour de l’exil. Il est assez facile au regard critique de discerner les anachronismes dans le récit biblique. Faut-il dire pour autant qu’il n’y a jamais eu de temple de Salomon ? La réponse doit être nuancée. Il y a eu, très probablement, un temple de Salomon. La présence de temples à côté des palais royaux dans la région incite à le penser. Mais il est certain que la description qu’en donne 1 Rois 8 est bien loin de vouloir nous fournir une fidèle photographie de ce temple salomonien qui devait être tout au plus une sorte de « chapelle palatine » aux dimensions fort réduites.
Par ailleurs, des historiens comme Paul Veyne ou Hayden White et, faut-il le dire, Henri-Irénée Marrou ou Moses I. Finley, nous ont libérés d’une image très aseptisée du travail de l’historien. L’historien n’est pas seulement un collectionneur d’antiquités ou un pur photographe du passé. Pour reprendre cette dernière image, il peut être un photographe, mais il est avant tout un artiste, un de ces grands photographes qui sait trouver le détail curieux, le point de vue ou l’angle de vue original et surtout le cadrage idéal pour faire ressortir I’élément ou l’aspect que personne n’avait jamais remarqué auparavant. En d’autres termes l’historien est aussi un créateur, un artiste et – jusqu’à un certain point – un poète, au sens étymologique du terme. Certes, il ne crée pas la documentation qui est à sa disposition. Mais c’est lui qui donne une « signification » aux éléments épars qui lui sont fournis par les documents. Dans ce sens, il est certainement légitime de parler d’invention comme le fait Mario Liverani. Il s’agit, au demeurant, d’une invention qui connaît les limites et les règles du jeu, tout comme la poésie et la création littéraire d’ailleurs. De cela, c’est sans doute Paul Ricœur qui nous a le mieux parlé.
Sur ce point précis, les écrivains bibliques sont sans doute plus proches des historiens modernes qu’il ne peut sembler à première vue. Les données du problème sont différentes, les enjeux sont différents, les règles et conventions ne sont plus les mêmes, mais il s’agit toujours de reconstruire le passé et de lui donner « sens » pour chercher à comprendre son propre desti.
C’est dire que le lecteur des textes bibliques doit faire face à plus d’un défi. Sa tâche n’en est pas moins passionnante, et c’est un des grands mérites de Mario Liverani de bien vouloir nous servir de guide dans ce voyage à travers une histoire d’Israël beaucoup plus sobre, sans doute, que celle à laquelle nous avons pu être habitués, mais qui gagne en profondeur et en rigueur. Il est donc temps de lui laisser la parole et c’est ce que je fais avec un très grand plaisir, non sans profiter de l’occasion pour lui exprimer toute notre gratitude pour avoir mis sa remarquable érudition à notre portée.
Jean-Louis Ska, s.j., Institut Biblique Pontifical (Rome), SBEV, Bulletin Information Biblique n° 73 (Décembre 2009), p. 10.
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