RELIGION ET CULTURE – FOI CHRETIENNE ET CULTURE (1994)
FOI CHRETIENNE ET CULTURE (1994)
MGR FRANC RODE
SECRÉTAIRE DU CONSEIL PONTIFICAL DE LA CULTURE
1. Religions et culture
Les religions traditionnelles – australiennes, mélanésiennes, africaines -aussi bien que l’hindouisme, le bouddhisme, le shintoïsme ou l’islam, ne connaissent pas de véritable distinction entre communauté religieuse et société politique, spirituel et temporel, activité religieuse et activité culturelle. La culture n’est que l’expression du religieux dans les différents domaines de la vie. La religion pénètre, informe et modèle toutes les activités de l’homme, de la construction d’une habitation ou d’un monument, jusqu’à la célébration des moments culminants de la vie individuelle et sociale. L’activité de l’homme se réduit à la répétition de ce que les dieux ou les ancêtres mythiques firent dans le temps primordial et fort des commencements. Les créations politiques et les institutions sociales, voire les expressions artistiques, se limitent à reproduire et à imiter les gestes des êtres divins. Aussi, dans ce cas, n’est-il pas possible de parler de culture autonome, car la religion envahit entièrement le domaine de la culture et l’absorbe.
2. Sociétés séculières et culture
A l’opposé de la conception religieuse de la culture, apparaît dans les temps modernes et dans les sociétés héritières du christianisme – et là seulement – un modèle de culture séculière et laïque. Contrairement au Moyen-Age chrétien, où l’activité culturelle était conçue comme un service pour l’achèvement de l’oeuvre de Dieu qu’est le monde, les temps modernes, et notamment les Lumières, conçoivent l’oeuvre de l’homme comme création. L’homme revendique pour soi et pour le monde une totale autonomie par rapport à Dieu, et, dans cette logique, la culture tend à se substituer à la religion. Désormais c’est la culture, conçue comme oeuvre créatrice de l’homme, qui donne un sens à la vie. Goethe déjà l’affirmait: «Qui possède la science et l’art, possède déjà la religion».
Dans cette vision, la nature – ou la matière selon le marxisme – est parée d’attributs proprement religieux: elle est éternelle, avec des ressources inépuisables, autocréatrice, fondée en elle-même. Les facultés créatrices de l’homme puisent à cette source mystérieuse pour l’accomplissement de l’oeuvre de celui-ci, elle aussi autonome, et ne tolérant aucune règle extérieure. Aussi, Dieu est-il de trop et il est rejeté. Tout élément religieux est ressenti comme un danger pour l’homme et pour la réussite de son oeuvre.
L’homme créateur devrait se jeter dans tous les dangers, épuiser la démesure, s’abandonner aux instincts pour que son oeuvre acquière sa pleine intensité. L’erreur, la révolte, le mal seraient nécessaires pour la naissance du grand art, comme l’écrivait Arthur Rimbaud: «Arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens» (Lettre à G. Izambard, 13 mai 1871).
Même si parfois les civilisations religieuses donnent l’impression d’écraser l’homme par l’élément sacré omniprésent, elles ont créé des cultures d’une très haute qualité et des oeuvres d’art de valeur permanente. En revanche, il n’est pas possible de dire la même chose des civilisations séculières ou ouvertement athées, comme en témoignent les sociétés communistes que nous avons vu mourir sous nos yeux. Que restera-t-il de ces soixante-dix ans, qui soit digne de mention dans le domaine de la culture, de l’art et de la philosophie? A l’évidence, une culture qui refuse toute transcendance, étouffe dans sa propre immanence et se stérilise elle-même. Nous y reviendrons.
3. Christianisme et culture
Avec le christianisme, une nouvelle réalité entre dans le monde, quelque chose d’inouï et d’absolument original par rapport aux religions naturelles: «Un cas isolé de l’histoire a valeur normative universelle» (Romano Guardini, Christianisme et culture, Paris, Casterman, 1967, p. 161).
La personne de Jésus-Christ est le coeur même du christianisme. «C’est lui – le voir c’est voir le Père – qui, par toute sa présence et par la manifestation qu’il fait de lui-même par paroles et oeuvres, par signes et miracles, et plus particulièrement par sa mort et sa résurrection glorieuse d’entre les morts, par l’envoi enfin de l’Esprit de vérité, achève en la complétant la révélation, et la confirme encore en attestant divinement que Dieu lui-même est avec nous pour nous arracher aux ténèbres du péché et de la mort et nous ressusciter pour la vie éternelle» (Dei Verbum, 4).
Jésus-Christ c’est Dieu avec nous, Dieu parmi nous. Quelle est son attitude devant les réalités terrestres? Quel est son comportement devant la culture? Le Christ possède à l’égard du monde une indépendance souveraine, son jugement sur le monde et la qualité de son action ne proviennent pas du monde, ne reflètent pas l’opinion reçue, ils n’en sont pas prisonniers. Ses décisions sont libres, conditionnées uniquement par la volonté du Père. C’est la transcendance absolue d’un Dieu qui diffère essentiellement du monde, d’un Dieu souverainement indépendant de sa création. Il introduit également une immanence nouvelle, car il est la vraie lumière qui éclaire tout homme (Jn 1,9-10), ouvrant à celui qui l’accepte dans la foi l’accès à une nouvelle intimité avec Dieu.
Dans le Christ et avec le Christ, le chrétien assume ainsi une nouvelle position à l’égard du monde: il est à la fois en dehors de lui, souverainement libre et indépendant de ses contraintes, et cependant intérieur à lui, responsable, proche et fraternel, dépassant en intériorité tout ce que connaissent les religions et les philosophies de ce monde.
Ces nouveaux rapports reflètent le mystère même du Verbe Incarné. Dans la Personne du Verbe la nature divine et la nature humaine sont unies «sans mélange ni confusion, sans division ni séparation» (in duabus naturis inconfuse, immutabiliter, indivise, inseparabiliter in unam personam atque subsistentiam concurrentes), selon la définition magistrale du Concile de Chalcédoine (Denz. 302).
Nous sommes ici à l’exact opposé des religions naturelles où tout est mélange et confusion, comme aussi aux antipodes des sociétés séculières où règnent division et séparation. Les premières écrasent l’homme avec une sacralité diffuse et omniprésente qui ne favorise pas l’éveil de la responsabilité et de la liberté personnelles, les secondes se coupent arbitrairement de la source transcendante et font violence à l’homme qui «passe infiniment l’homme» (Pascal).
Le christianisme est différent. Il ne mélange pas, mais distingue. Il ne sépare pas, mais unit. Dans la ligne des deux natures unies mais non mélangées dans la Personne du Verbe, il reconnaît une valeur propre à la culture profane, et non uniquement en fonction des valeurs religieuses. C’est dire qu’il reconnaît à la culture «une juste liberté pour s’épanouir et une légitime autonomie d’action» (Gaudium et spes, 59). Romano Guardini ose même affirmer: «C’est l’une des marques les plus profondes de l’esprit authentiquement religieux que de reconnaître leur autonomie relative aux choses et aux valeurs de la nature, sans les réduire à leur rapport direct avec la religion» (op. cit., p. 167).
Certes, le christianisme relativise les valeurs naturelles, lorsqu’il les juge du point de vue de l’éternité. Mais il repousse la tentation de les déclarer sans valeur. Ce serait tomber dans la gnose, le manichéisme, le bouddhisme, le luthéranisme, ce que l’Eglise a toujours refusé. Lorsque Dieu en Jésus-Christ s’approche de l’homme et l’invite à la plénitude de la vie, et lorsque celui-ci accueille le don de Dieu dans la foi, l’espérance et la charité, sa vie avec tout ce qu’elle comporte, acquiert une valeur d’absolu, sans perdre pourtant sa valeur, sa beauté et sa consistance terrestre.
Les choses étant ce qu’elles sont, se pose la question de savoir quel est le rapport juste, en perspective chrétienne, entre le divin et l’humain, entre créativité naturelle et inspiration d’en-haut, entre l’attachement à la terre et la recherche du Royaume, bref, entre culture et christianisme. Comme l’union des deux natures dans le Verbe Incarné, cette réalité est en elle-même un mystère. Nous ne pouvons dire quelque chose de ce rapport qu’à partir des effets qu’il produit dans tous les secteurs de l’activité humaine.
Or, ce principe de l’union sans mélange se révèle prodigieusement fécond dans le domaine de la philosophie, de la science, de la politique et de l’art. Bref, dans le domaine de la culture. La civilisation chrétienne en offre la preuve splendide.
Cette attitude sans mélange ni confusion entraîne la reconnaissance et l’affirmation de la solidité réelle, de la liberté intime et de la beauté propre des choses de ce monde, issues de la Parole Première. C’est le Royaume de la terre dans toute sa splendeur, la merveille d’un monde dans la joie de son autonomie, la beauté où rayonne l’essence des choses.
Mais cette réalité solide, belle et autonome ne doit pas être soumise à un régime de division et de séparation, elle ne doit pas être coupée de sa Source, ravalée au rang d’une réalité opaque qui est là, bêtement là (Sartre).
Seul le double principe de non-mélange et de non-confusion crée les conditions d’une pensée libre, d’une science autonome, d’une vraie démocratie, d’un art avec toute sa saveur terrestre et son aura eschatologique.
4. Conclusion
En d’autres termes, et toujours dans la ligne de Chalcédoine, les rapports entre la foi chrétienne et la culture s’établissent ainsi:
Contrairement aux religions païennes, la foi chrétienne ne réduit pas en esclavage la culture, ne l’absorbe pas, mais elle ne se soumet pas non plus à ses diktats. D’autre part, elle ne permet pas que les idéologies séculières la marginalisent et l’enferment dans l’espace éthéré de la pure religiosité. La foi est en dialogue permanent avec la culture, comme la culture authentique est en dialogue fécond avec la foi.
Et ceci à trois niveaux:
1. D’abord au niveau du dialogue entre philosophie et théologie. Dès le début et tout au long de son histoire, le Christianisme a dialogué avec la raison, a confronté ses affirmations avec les exigences de la raison, a respecté son indépendance, sans mélange ni confusion. Dans ce sens, il s’est toujours opposé au fidéisme. Car la foi chrétienne est par excellence «fides quaerens intellectum».
D’autre part, l’Eglise n’a jamais accepté le principe de division et séparation entre la révélation divine et la raison humaine, lorsqu’elle s’opposait au rationalisme, c’est-à-dire, à une raison close, idéologique, qui prétend absorber le réel dans l’idéel, ou réduire l’idée à la réalité, comme c’est le cas dans le matérialisme spéculatif ou pratique. Elle a toujours maintenu le principe du «intellectus quaerens fidem».
Ainsi, l’Eglise a libéré la raison, et a donné en même temps à l’acte de foi toute sa dignité d’acte raisonnable.
2. Dans la même ligne de Chalcédonie, se développe le dialogue entre la foi et la création artistique.
Le principe sans mélange ni confusion signifie, pour l’artiste chrétien, que les réalités de ce monde gardent leur sens, leur beauté, leur poids, indépendamment de la religion. En elles-mêmes et par elles-mêmes, avec l’autonomie qu’elles tiennent de Dieu. Et c’est un principe capital pour l’authentique oeuvre d’art. Car, dès que l’artiste perd le sens de la terre, dès qu’il prétend tout réduire au religieux, tout sacraliser, son oeuvre perd sa saveur et son sens, devient anémique, pâle, ennuyeuse. Un exemple: l’art de Saint-Sulpice et ses imitations dans les pays catholiques au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, produit d’une expérience chrétienne faible et rare. Le Moyen-âge, la Renaissance et le Baroque produisaient spontanément un art de qualité, parce que, du point de vue humain et chrétien, ils étaient beaucoup plus sains et authentiques.
L’autre erreur, fruit des idéologies totalitaires de notre époque, est celle qui veut créer un art selon le principe de la division et de la séparation, et conçoit le monde comme auto-suffisant, absolument autonome, sans lien avec la Transcendance, fermé à toute pensée sur l’Au-delà. De ce manichéisme métaphysique est né un art dont l’expression achevée est le réalisme socialiste, qui a dominé dans les pays communistes, comme aussi l’art de l’époque national-socialiste en Allemagne, et l’art d’inspiration fasciste en Italie. C’est un art sans âme et de valeur artistique fort douteuse.
3. Finalement, le dialogue entre foi et culture se fait au niveau politique. Le principe sans mélange ni confusion entre pouvoir politique et autorité spirituelle est le seul à garantir le respect de la liberté religieuse, alors que la confusion des deux pouvoirs conduit fatalement au cléricalisme, noir ou rouge. Le principe de non-confusion crée les conditions pour une participation, à conditions d’égalités, de tous, croyants et non-croyants, à la vie publique. Par ailleurs, le principe de division et séparation entre l’Eglise et l’Etat – une formule malheureuse, née des luttes politiques du passé – conduit facilement à la discrimination des croyants dans la vie publique.
Le chrétien, conscient de sa mission, sera toujours un homme de culture capable de traduire sa foi dans des réalisations concrètes. Ainsi, la culture n’apparaîtra pas comme étrangère à la foi, mais comme sa réalisation même. Et en même temps, la foi ne sera pas considérée comme un obstacle à l’épanouissement de la culture, mais bien au contraire, comme un ferment qui travaille à sa promotion et lui donne ses lettres de noblesse.
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