Archive pour le 10 juin, 2013

Saint Ephrem le Syrien

10 juin, 2013

Saint Ephrem le Syrien dans images sacrée prepJefrm

http://www.svetosavlje.org/biblioteka/MolitvenikJefremaSirina/

BENOÎT XVI : SAINT EPHREM LE SYRIEN (m.o. le 9 juin)

10 juin, 2013

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2007/documents/hf_ben-xvi_aud_20071128_fr.html

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

MERCREDI 28 NOVEMBRE 2007

SAINT EPHREM LE SYRIEN (m.o. le 9 juin)

Chers frères et sœurs,

Selon l’opinion commune d’aujourd’hui, le christianisme serait une religion européenne, qui aurait ensuite exporté la culture de ce continent dans d’autres pays. Mais la réalité est beaucoup plus complexe, car la racine de la religion chrétienne se trouve dans l’ancien Testament et donc à Jérusalem et dans le monde sémitique. Le christianisme se nourrit toujours à cette racine de l’Ancien Testament. Son expansion au cours des premiers siècles a eu lieu aussi bien vers l’Occident – vers le monde gréco-latin, où il a ensuite inspiré la culture européenne – que vers l’Orient, jusqu’à la Perse, à l’Inde, contribuant ainsi à susciter une culture spécifique, en langues sémitiques, avec une identité propre. Pour montrer cette multiplicité culturelle de l’unique foi chrétienne des débuts, j’ai parlé dans la catéchèse de mercredi dernier d’un représentant de cet autre christianisme, Aphraate le Sage persan, presque inconnu chez nous. Dans cette même optique, je voudrais aujourd’hui parler de saint Ephrem le Syrien, né à Nisibe vers 306 dans une famille chrétienne. Il fut le représentant le plus important du christianisme de langue syriaque et réussit à concilier d’une manière unique la vocation du théologien et celle du poète. Il se forma et grandit à côté de Jacques, Evêque de Nisibe (303-338), et il fonda avec lui l’école de théologie de sa ville. Ordonné diacre, il vécut intensément la vie de la communauté chrétienne locale jusqu’en 363, année où la ville de Nisibe tomba entre les mains des Persans. Ephrem immigra alors à Edesse, où il poursuivit son activité de prédicateur. Il mourut dans cette ville en l’an 373, victime de la contagion de la peste qu’il avait contractée en soignant les malades. On ne sait pas avec certitude s’il était moine, mais il est cependant certain qu’il est resté diacre pendant toute sa vie et qu’il a embrassé l’état de virginité et de pauvreté. C’est ainsi qu’apparaît dans la spécificité de son expression culturelle, l’identité chrétienne commune et fondamentale:  la foi, l’espérance – cette espérance qui permet de vivre pauvre et chaste dans ce monde, en plaçant toutes ses attentes dans le Seigneur – et, enfin, la charité, jusqu’au don de soi-même dans le soin des malades de la peste.
Saint Ephrem nous a laissé un grand héritage  théologique:   sa  production considérable peut se regrouper en quatre catégories:  les œuvres écrites en prose ordinaire (ses œuvres polémiques, ou bien les commentaires bibliques); les œuvres en prose poétique; les homélies en vers; et enfin les hymnes, qui sont certainement l’œuvre la plus vaste d’Ephrem. Il s’agit d’un auteur riche et intéressant sous de nombreux aspects, mais en particulier sous le profil théologique. Si nous voulons aborder sa doctrine, nous devons insister dès le début sur ceci:  le fait qu’il fait de la théologie sous une forme poétique. La poésie  lui permet d’approfondir la réflexion  théologique  à  travers  des paradoxes et des images. Dans le même temps sa théologie devient liturgie, devient musique:  en effet, c’était un grand compositeur, un musicien. Théologie, réflexion sur la foi, poésie, chant, louange de Dieu vont de pair; et c’est précisément dans ce caractère liturgique qu’apparaît avec limpidité la théologie d’Ephrem, la vérité divine. Dans sa recherche de Dieu, dans sa façon de faire de la théologie, il suit le chemin du paradoxe et du symbole. Il privilégie largement les images contrastantes, car elles lui servent à souligner le mystère de Dieu.
Je ne peux pour le moment présenter que peu de chose de lui, également parce que la poésie est difficilement traduisible, mais pour donner au moins une idée de sa théologie poétique, je voudrais citer en partie deux hymnes. Tout d’abord, également en vue du prochain Avent, je vous propose plusieurs images splendides tirées des hymnes Sur la nativité du Christ. Devant la Vierge, Ephrem manifeste son émerveillement avec un ton inspiré:

« Le Seigneur vint en elle pour se faire serviteur.
Le Verbe vint en elle
pour se taire dans son sein.
La foudre vint en elle
pour ne faire aucun bruit.
Le pasteur vint en elle
et voici l’Agneau né, qui pleure sans bruit.
Car le sein de Marie
a renversé les rôles: 
Celui qui créa toutes choses
est entré en possession de celles-ci, mais pauvre.
Le Très-Haut vint en Elle (Marie),
mais il y entra humble.
La splendeur vint en elle,
mais revêtue de vêtements humbles.
Celui qui dispense toutes choses
connut la faim.
Celui qui étanche la soif de chacun
connut la soif.
Nu et dépouillé il naquit d’elle,
lui qui revêt (de beauté) toutes choses »
(Hymne « De Nativitate » 11, 6-8)

Pour exprimer le mystère du Christ, Ephrem utilise une grande diversité de thèmes, d’expressions, d’images. Dans l’une de ses hymnes, il relie de manière efficace Adam (au paradis) au Christ (dans l’Eucharistie):

« Ce fut en fermant
avec l’épée du chérubin,
que fut fermé
le chemin de l’arbre de la vie.
Mais pour les peuples,
le Seigneur de cet arbre
s’est donné comme nourriture
lui-même dans l’oblation (eucharistique).
Les arbres de l’Eden
furent donnés comme nourriture
au premier Adam.
Pour nous, le jardinier
du Jardin en personne
s’est fait nourriture
pour nos âmes.
En effet, nous étions tous sortis
du Paradis avec Adam,
qui le laissa derrière lui.
A présent que l’épée a été ôtée
là-bas (sur la croix) par la lance
nous pouvons y retourner »
(Hymne 49, 9-11).

Pour parler de l’Eucharistie, Ephrem se sert de deux images:  la braise ou le charbon ardent, et la perle. Le thème de la braise est tiré du prophète Isaïe (cf. 6, 6). C’est l’image du séraphin, qui prend la braise avec les pinces, et effleure simplement les lèvres du prophète pour les purifier; le chrétien, en revanche, touche et consume la Braise, qui est le Christ lui-même:

« Dans ton pain se cache l’Esprit
qui ne peut être consommé;
dans ton vin se trouve le feu
qui ne peut être bu.
L’Esprit dans ton pain, le feu dans ton vin: 
voilà une merveille accueillie par nos lèvres.
Le séraphin ne pouvait pas approcher ses doigts de la braise,
qui ne fut approchée que de la bouche d’Isaïe;
les doigts ne l’ont pas prise, les lèvres ne l’ont pas avalée;
mais à nous, le Seigneur a permis de faire les deux choses.
Le feu descendit avec colère pour détruire les pécheurs,
mais le feu de la grâce descend sur le pain et y reste.
Au lieu du feu qui détruisit l’homme,
nous avons mangé le feu dans le pain
et nous avons été vivifiés »
(Hymne « De Fide » 10, 8-10).

Voilà encore un dernier exemple des hymnes de saint Ephrem, où il parle de la perle comme symbole de la richesse et de la beauté de la foi: 
« Je posai (la perle), mes frères, sur la paume de ma main,
pour pouvoir l’examiner.
Je me mis à l’observer d’un côté puis de l’autre: 
elle n’avait qu’un seul aspect de tous les côtés.
(Ainsi) est la recherche du Fils, impénétrable, car elle n’est que lumière.
Dans sa clarté, je vis la Limpidité,
qui ne devient pas opaque;
et dans sa pureté,
le grand symbole du corps de notre Seigneur,
qui est pur.
Dans son indivisibilité, je vis la vérité,
qui est indivisible »
(Hymne « Sur la Perle » 1, 2-3).

La figure d’Ephrem est encore pleinement actuelle pour la vie des différentes Eglises chrétiennes. Nous le découvrons tout d’abord comme théologien, qui, à partir de l’Ecriture Sainte, réfléchit poétiquement sur le mystère de la rédemption de l’homme opérée par le Christ, le Verbe de Dieu incarné. Sa réflexion est une réflexion théologique exprimée par des images et des symboles tirés de la nature, de la vie quotidienne et de la Bible. Ephrem confère un caractère didactique et catéchistique à la poésie et aux hymnes pour la liturgie; il s’agit d’hymnes théologiques et, dans le même temps, adaptées à la récitation ou au chant liturgique. Ephrem se sert de ces hymnes pour diffuser, à l’occasion des fêtes liturgiques, la doctrine de l’Eglise. Au fil du temps, elles se sont révélées un moyen de catéchèse extrêmement efficace pour la communauté chrétienne.
La réflexion d’Ephrem sur le thème de Dieu créateur est importante:  rien n’est isolé dans la création, et le monde est, à côté de l’Ecriture Sainte, une Bible de Dieu. En utilisant de manière erronée sa liberté, l’homme renverse l’ordre de l’univers. Pour Ephrem, le rôle de la femme est important. La façon dont il en parle est toujours inspirée par la sensibilité et le respect:  la demeure de Jésus dans le sein de Marie a grandement élevé la dignité de la femme. Pour Ephrem, de même qu’il n’y a pas de Rédemption sans Jésus, il n’y a pas d’incarnation sans Marie. Les dimensions divines et humaines du mystère de notre rédemption se trouvent déjà dans les textes d’Ephrem; de manière poétique et avec des images fondamentalement tirées des Ecritures, il anticipe le cadre théologique et, d’une certaine manière, le langage même des grandes définitions christologiques des Conciles du V siècle.
Ephrem, honoré par la tradition chrétienne sous le titre de « lyre de l’Esprit Saint », resta diacre de son Eglise pendant toute sa vie. Ce fut un choix décisif et emblématique:  il fut diacre, c’est-à-dire serviteur, que ce soit dans le ministère liturgique, ou, plus radicalement, dans l’amour pour le Christ, qu’il chanta de manière inégalable, ou encore, dans la charité envers ses frères, qu’il introduisit avec une rare habileté dans la connaissance de la Révélation divine.

LE SACRIFICE D’ABRAHAM: L’ÉPREUVE – GENÈSE 22, 1-19

10 juin, 2013

http://hebrascriptur.com/Genese/Fabr.html

LE SACRIFICE D’ABRAHAM

GENÈSE 22, 1-19

L’ÉPREUVE

Abraham est le père des croyants. Père d’une multitude, nous dit son nom. Et de fait, juifs, chrétiens, musulmans, ou croyants ne se rattachant à aucune de ces religions, comme les premiers fils d’Israël avant Moïse et David, tous, nous vivons en fils spirituels d’Abraham, que nous soyons ou non ses descendants génétiques. Nos ancêtres avaient accueilli Abraham comme père spirituel, et nous avons adhéré à leur choix, reçu leur héritage. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que nous marchons avec Dieu comme Abraham marchait avec Dieu : Sois intègre, et marche devant ma face (Genèse 17, 1). Cela veut dire aussi que nous recevons nos leçons spirituelles en lisant et en méditant la vie d’Abraham. Il est notre chef de file et nous suivons ses pas. Nous avons entendu la divinité l’appeler : Quitte ton pays, ta patrie, la maison de ton père, et va ! Va pour toi,… va vers le pays que je te ferai voir (Gen 12, 1). Aujourd’hui, alors qu’on lui demande à nouveau de partir en emmenant avec lui son fils Isaac, nous nous interrogeons sur le sens de cette épreuve, voulue par Dieu, pour Abraham mais aussi pour notre édification. Avec lui, nous voici conviés en multitude, afin d’éprouver et de faire croître notre force spirituelle, et peut-être, nous aussi, pour nous laisser détacher de notre bien le plus précieux, pour offrir en sacrifice le meilleur de ce que Dieu nous a déjà accordé.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Même s’il faut du temps pour s’en convaincre, pour lever les yeux comme Abraham au troisième jour, pour porter plus haut notre regard, plus haut que la seule lecture des faits immédiats. Cependant, nous ne négligerons rien des faits immédiats, et goûterons la simple lecture de cette page admirable. Que dit-elle ? Dieu ne veut pas de sacrifices humains ? On a beaucoup dit cela, et c’est vrai. Les sacrifices humains étaient pratique courante au temps d’Abraham, et longtemps après lui on les trouve encore en beaucoup de civilisations. Pourtant, en dépit de la nécessité pérenne de dissuader les hommes des sacrifices humains, ce n’est pas cela que Dieu nous enseigne par Abraham dans cette épreuve, c’est bien davantage. Dieu nous enseigne à vivre avec foi, en nous appuyant sans restrictions sur la parole divine.

La foi d’Abraham
Observons d’abord à quel point Abraham n’a nul besoin d’apprendre que Dieu ne veut pas de sacrifices humains. Non seulement cette pratique n’a plus cours chez les Hébreux, qui sacrifient et sacrifieront encore longtemps des animaux, mais Abraham, le premier Hébreu, sait si bien cela que son fils en a déjà reçu l’enseignement. C’est pourquoi Isaac, alors qu’il ignore tout de ce que Dieu a dit à son père, pose la question : mais où est l’agneau ? En voyant tous ces préparatifs, jusqu’au bois qu’on charge sur son dos, Isaac comprend que son père et lui sont venus adorer Élohim sur cette montagne, et Abraham le confirme en disant aux deux jeunes de rester jusqu’à son retour, après qu’il se sera prosterné avec son fils. Il ne manque rien à la préparation d’un sacrifice, si ce n’est l’agneau, en effet, la victime à offrir — l’essentiel — qu’on semble avoir oublié.
La question posée par Isaac est au cœur d’un dialogue aussi intense que bref. Et ce dialogue est enserré entre deux formules identiques, en inclusion, comme une amande dans la coque qui la contient : Et ils allaient, eux deux ensemble. Bien qu’identiques dans leur forme, bien que décrivant la marche conjointe du père et du fils dans une union que leur échange n’aura pas entamée, ces deux formules marquent une avancée majeure, dont le sens va s’éclairer avec l’analyse du dialogue.
Prenant conscience d’une grave lacune dans le sacrifice en préparation, Isaac, soudain, n’est plus en union avec son père. Il s’arrête, il ne suit plus. Son appel est un cri de détresse : « Mon père ! où es-tu ? je suis perdu ! — Me voici avec toi, tu es mon fils ». La réponse d’Abraham n’est pas de simple convenance ; il revient vers son fils, qui a besoin d’être rassuré. Car Isaac sait que son frère Ismaël, avant lui, est resté longtemps le fils de la promesse, et n’est écarté que depuis peu. Isaac est-il vraiment l’héritier qui peut marcher en confiance avec son père ? En l’appelant « mon fils », Abraham renouvelle son élection. Mais Isaac, encore, a besoin de combler un vide, et sa question surgit, très embarrassante pour Abraham. Si celui-ci révèle ce que Dieu lui a demandé, Isaac comprendra qu’il a cessé d’être l’élu, et perdant toute confiance en son père qui le trahit, cessera de le suivre. Mais s’il ne dit rien, s’il choisit d’ignorer qu’il n’a pas d’agneau, rien à offrir, quel fils pourrait encore suivre un père aussi désinvolte dans sa relation à Dieu ? Abraham est pris au piège. Va-t-il perdre son fils ? Au jour de détresse, invoque-moi ! Je te délivrerai et tu me rendras gloire. Abraham sait que la divinité lui a promis secours et protection. Est-il possible que la volonté divine soit de faire mourir Isaac ? Dieu n’a pas donné ce fils, si longtemps attendu, pour le reprendre maintenant. Quelque chose va se produire pour sortir de cette impasse. Un agneau tombera du ciel pour Isaac, le piège s’ouvrira d’une manière ou d’une autre, mais Dieu ne peut pas renier sa promesse en reprenant la vie de l’enfant. Je m’en tiens aux instructions divines et Isaac vivra. C’est Dieu qui fournira l’agneau pour l’élévation. Le moment venu, mon fils, à l’élévation.
La réponse d’Abraham est un acte de foi. Elle témoigne d’une certitude tellement confiante de recevoir des secours, qu’elle constitue un puissant appel à Dieu, une invocation qui ne saurait rester sans suite. Dieu entend. Dieu veillera à l’agneau pour l’élévation. Et Dieu a entendu. Dieu a donné l’agneau à l’élévation. Non que la prière d’Abraham ait été efficace, mais parce que sa foi n’a pas vacillé devant l’invraisemblance de la parole divine. Ce qui permet à Dieu de mettre sur ses lèvres la prière — Élohim veillera à l’agneau pour lui — qui rend Abraham juste par la foi. Le juste ne compte que sur Dieu. Le juste est exaucé. Car Dieu entend d’autant mieux sa prière que c’est lui qui la provoque. C’est ainsi que Dieu construit l’homme.

Et ils allaient, eux deux ensemble
Ils reprennent leur marche commune, et ce signe d’unité nous enseigne qu’Isaac a reçu les apaisements nécessaires. Il est revenu dans les pas d’Abraham, et bien qu’il ignore encore tout de ce que Dieu demande à son père, il a toute confiance en lui. Isaac adhère à la foi de son père : Dieu veillera à l’agneau de cette liturgie qui lui est destinée, le moment venu, à l’élévation. Et l’adhésion d’Isaac à la foi d’Abraham est si forte, qu’il va laisser son père le marquer aux liens comme on marque un agneau, le placer sur l’autel au-dessus des bois. Sa foi le soutient toujours lorsqu’il voit son père prendre et lever le couteau. Il ne proteste pas, il ne manifeste aucune crainte, il n’a aucun doute.
Nos esprits modernes en restent confondus. Le doute, c’est nous qui l’éprouvons. La foi d’Isaac ? Allons donc ! Ne voyez-vous pas plutôt un enfant sans intelligence, incapable de discerner ce que son père trame dans son dos ? Les sacrifices humains ne sont pas si loin ; Abraham n’est-il pas en train d’y revenir, découvrant tardivement qu’il a eu tort de laisser partir Ismaël ? On peut penser tout cela, oui, mais rien ne tient. Car Isaac, capable de discerner qu’il manque l’agneau du sacrifice, sait aussi que son père est un prophète (Gn 20, 7) qui parle à Dieu et comprend sa parole. Isaac sait qu’Abraham, par l’intercession de sa prière, a obtenu de Dieu la guérison d’Abimélek (20, 17). Comment pourrait-il douter de la parole d’un père aussi proche de la divinité ? C’est certain : le miracle attendu par Abraham, Isaac l’attend lui aussi.
C’est ainsi que la foi se propage, de père en fils. Seul celui qui croit en une parole divine d’apparence aussi amère, aussi absurde, et qui la suit, sans s’arrêter aux apparences, seul celui-là sera justifié, à cause de sa foi. Et sa foi, en obtenant le don accordé à l’homme juste, porte, sans même qu’il le sache, le témoignage de la miséricorde infinie de Dieu.

L’agneau et le bélier
Le miracle est venu, comme il était attendu. Pour mieux dire, le miracle est venu marquer la délivrance du père et du fils, pris au piège ensemble dans cette nasse où Dieu les avait poussés, pour que, dans la détresse, ils invoquent leur Seigneur et que leur délivrance lui rende gloire. Certains s’interrogeront sur les raisons de ce jeu cruel, dans lequel Dieu nous apparaît comme un maître de l’arbitraire, usant de son pouvoir illimité pour piéger l’homme aux seules fins de l’entendre crier au secours et de venir le délivrer. Dieu se donnant le beau rôle, en somme, pour briller, comme dit le mot grec Zeus. C’est ainsi que les apparences nous trompent, lorsqu’on s’en tient aux faits décrits sans les critiquer. Car Dieu n’est jamais arbitraire, et son action est entièrement ordonnée au bonheur de l’homme. Aussi le moment est-il venu de la critique des faits. Il nous faut maintenant rechercher la vérité de Dieu derrière ces apparences, en examinant avec attention incohérences, bizarreries, toutes les aspérités de ce récit, afin d’en éclairer la lecture et d’en découvrir la leçon profonde.
Abraham et Isaac ont demandé un agneau pour l’élévation, et voici que Dieu leur envoie un bélier. Dans la Bible, le petit troupeau se compose de brebis et de chèvres, souvent confondues, mais il n’y a jamais de confusion entre le mâle, animal de tête, bélier ou bouc (ayil presque toujours, parfois ‘atoud) et ce qui suit, les brebis ou les chèvres. Dans ce passage, la confusion est d’autant moins possible qu’il ne s’agit pas d’une brebis mais de son agneau, animal faible, à protéger, qui se situe à l’opposé du bélier dans la hiérarchie du troupeau. Il faut alors se souvenir que la Bible doit être lue comme un guide spirituel, et non comme une leçon de choses : les mots renvoient moins à des objets physiques qu’aux notions spirituelles représentées par ces objets. Ainsi le bélier (ou le bouc) est avant tout un premier, un chef de file, dont le nom ayil, de la racine oul, être fort, être en tête, désigne en effet une tête qui entraîne toute la troupe à sa suite, comme les chefs de guerre de Moab (Ex 15, 15) ou les grands du pays de Juda (2 R 24, 15, Éz 17, 13). On est conduit à se demander si ce bélier ne serait pas le vieil Abraham lui-même, chef de file si différent de l’agneau fragile Isaac, que l’Écriture appelle le jeune, ou l’enfant, et qui requiert la protection attentive dont on entoure toute vie naissante.
D’autre part, l’attitude d’Abraham découvrant ce bélier est décrite d’une façon assez surprenante. Alors qu’Abraham est attentif à la parole de l’envoyé de Yhwh qui l’interpelle depuis les cieux, il lève les yeux, dit le texte, et son regard « tombe » sur un bélier, qui loin de descendre du ciel est immobilisé au sol. N’aurait-il pas dû plutôt baisser les yeux pour voir ce bélier ? Enfin, la syntaxe de ce verset 13 introduit avec emphase l’objet que va découvrir Abraham, comme pour nous préparer à une surprise. Ce qui devrait nous paraître étrange, ce n’est donc pas le mouvement des yeux d’Abraham vers le ciel pour découvrir ce bélier, mais plutôt le bélier lui-même. Car nous attendions un agneau pour Isaac, et voici un bélier pour Abraham. Quel est donc le sens de cette expression, lever les yeux ?

Un chef de file paralysé
L’homme qui lève les yeux prend conscience de quelque chose dont il ne s’était pas encore rendu compte, et qui va le faire changer d’attitude. C’est Lot découvrant que la plaine du Jourdain est bien arrosée, et qui décide de s’y établir (Gn 13, 10) ; c’est Abraham qui aperçoit trois hommes se tenant près de lui, et qui se porte à leur rencontre (Gn 18, 2) ; ce sont les enfants d’Israël voyant les Égyptiens lancés à leur poursuite, et qui crient vers Yhwh (Ex 14, 10). Soyons certains que ce bélier, immobilisé dans un fourré, était déjà là, à portée du regard d’Abraham, qui pourtant n’avait rien vu. Mais peut-être se doutait-il de quelque chose, car Abraham, un peu plus tôt, a déjà levé les yeux (verset 4), et il a vu de loin (de façon imprécise encore), ce « lieu » où Élohim le conduit. Pressent-il alors où Dieu veut en venir ?
En écoutant l’envoyé de Yhwh qui arrête sa main, Abraham va découvrir quelque chose d’essentiel. « Je sais que, pour moi, tu n’as pas refusé ton fils, ton unique » (verset 12), lui dit l’envoyé divin. S’il est vrai qu’Abraham a bien fait cela pour Élohim, comme on le comprend d’après ce qu’il dit à son fils (“ Élohim verra à l’agneau pour lui ”), nous comprenons aussi que Dieu ne demandait pas ce sacrifice pour lui-même. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que la précision “ pour moi ” ne figure ni dans la demande initiale (verset 2), ni surtout dans la seconde intervention de l’envoyé de Yhwh (verset 16), où sont repris les termes de la première à l’exception de “ pour moi ”. Mais alors, pourquoi cette précision figure-t-elle dans la première intervention, au verset 12 ? Parce que c’est elle qui fait savoir à Abraham que son sacrifice est agréé tel qu’il l’entendait, comme il l’avait compris, pour Élohim. Et la précision est impérative, faute de quoi Abraham, dont on arrête la main qui tient le couteau, serait fondé à croire que son sacrifice est refusé. Il est agréé, et la seconde intervention confirme pleinement l’agrément du sacrifice. Mais la première, en arrêtant la main qui tient le couteau, a pour but de faire comprendre à qui lève les yeux, que ce sacrifice était nécessaire à la montée spirituelle d’Abraham et non pas au plaisir de Dieu.
Ici commence à s’éclairer la description du « bélier ». Il est immobilisé, retardé (ahar), en panne, arrêté, nèèkhaz baçebakhe, «  prisonnier dans le buisson », empêtré dans le fourré (avec l’article défini, ce qui exclut toute référence à un fourré du paysage dont il n’a pas été fait mention : le mot est employé au sens figuré), beqarenayw « dans ses cornes », la corne étant symbole de la force spirituelle du juste. Voici donc Abraham privé des moyens d’avancer : il ne peut plus progresser dans sa montée spirituelle parce qu’il n’a plus de force. Au lieu de suivre devant elles un chef de file qui les emmène vers le ciel, les multitudes que nous sommes n’auront-elles donc à contempler qu’un père immobile, arrêté sur le bord de la route ? Pourquoi Abraham est-il en panne ? Et pourquoi doit-il offrir son fils Isaac en remède à sa fâcheuse posture ?

Amour et sacrifice
Si Dieu demande à Abraham de se détacher d’Isaac, c’est parce qu’il s’est attaché à son fils par un lien qui le tient prisonnier. Abraham aime Isaac d’un amour possessif, et la divinité le lui fait comprendre en l’appelant à l’épreuve. Dès les premiers mots, il lui est demandé de prendre son fils unique, celui qu’il aime, Isaac. Étrange façon de désigner Isaac, car ce n’est pas un fils unique, et pendant de longues années Abraham a tenu Ismaël pour son héritier, jusqu’à l’intervention divine lui annonçant que Sara serait mère. Et Abraham aime Ismaël. Apprenant qu’il sera père d’un second fils, il témoigne de son amour pour son aîné en priant Dieu qu’Ismaël vive (Gn 17, 18). Plus tard, lorsque Sara veut chasser Ismaël et sa mère, Abraham est fortement contrarié et n’accepte de satisfaire Sara qu’à la demande expresse d’Élohim, qui lui promet alors de faire d’Ismaël une grande nation (Gn 21, 13). Ces événements nous montrent qu’Abraham veut le bien d’Ismaël, ce qui est le signe d’un amour authentique. C’est ainsi que Dieu nous aime. Or, c’est à la suite de ces événements (verset 1) que Dieu dit à Abraham « Prends Isaac, ton fils unique que tu aimes ». Voilà une parole qui sonne comme un reproche immérité, et qui doit amener Abraham à s’interroger : comment donc aime-t-il Isaac ?
Dieu décrit l’amour d’Abraham pour Isaac en employant le verbe aimer ahab, dont c’est ici la première occurrence, mais dont le sens va se préciser un peu plus tard, avec le chasseur Ésaü, le fils préféré de son père Isaac : Isaac aimait Ésaü à cause du gibier dans sa bouche (Gn 25, 28). Ahab, il aime. Mais il aime d’un amour de jouissance, un amour possessif ! Ce n’est pas ainsi que Dieu aime l’homme. Dieu nous aime avec le verbe raham, d’un amour viscéral, comme une mère son enfant ; avec le verbe hanan, de sa miséricorde qui nous fait grâce ; avec le verbe hasad, qui exprime sa bonté, son désir de rendre heureux l’être aimé. C’est ainsi qu’Abraham aimait Ismaël, en désirant son bonheur. Mais aujourd’hui, si Abraham aime Isaac, c’est parce que celui-ci concrétise la promesse divine d’une nombreuse descendance. Abraham tient enfin l’héritier si longtemps attendu, l’héritier fils unique de son sang par la femme choisie. En vérité, Abraham n’aime point tant son fils que sa situation de père d’Isaac par Sara. Abraham a pris possession de sa descendance, oubliant que c’est à Dieu qu’il doit tout. Jouissant de sa possession, il s’égare, il quitte les chemins de Dieu, sans même s’en apercevoir. Le juste reçoit tout de Dieu. Il ne possède rien pour lui-même, rien ne lui est jamais acquis. C’est pourquoi Abraham doit se détacher de la possession de son fils, pour retrouver sa force spirituelle. Abraham doit sacrifier tout ce qu’il aime comme « un gibier dans sa bouche ».
Dans ce texte, le sacrifice a pris le nom d’élévation. Plus souvent, on rencontre le mot zebah (abattage d’animaux) ou encore le verbe shahat (égorger) qu’on voit ici au moment où Abraham lève le couteau. C’est en raison de leurs habitudes de sacrifices sanglants sur les animaux, que les Hébreux ne voyaient plus dans le mot ‘olah (élévation) qu’un holocauste, un sacrifice sanglant, entièrement consommé par le feu, comme Abraham est décrit prêt à le faire. Mais la racine du mot ‘olah, le verbe monter (‘alah), indique une origine spirituelle plus profonde, et la seule image d’une fumée d’holocauste montant vers le ciel ne suffit pas à rendre compte de ce verbe. Certes, l’image est juste, mais elle n’est qu’un signe qui pointe sur une réalité plus haute. On retrouvera cette réalité avec Moïse, lorsque Dieu veut faire monter son peuple d’Égypte, ce que l’Écriture exprime avec les mêmes mots que faire monter une élévation. Car ce peuple est lui aussi arrêté dans sa montée spirituelle, prisonnier de son amour des richesses, des viandes, des poissons et des oignons d’Égypte. Pour les faire monter, Dieu arrachera les fils d’Israël à leurs amours possessives, comme il arrache Abraham à son amour de jouissance d’Isaac. C’est un sacrifice. Ce sacrifice n’est pas sanglant, mais il est toujours douloureux.

« Fais-le monter en élévation »
Le deuil est à faire de ce qu’on aime d’un amour possessif, deuil des jouissances passées. C’est ce que va faire Abraham, en partant comme un pélerin. Il se lève de bon matin. Quand il faut partir il n’est pas bon d’attendre, à ressasser cent raisons de renoncer, de fuir l’appel. Abraham « selle » son « âne » (verset 3, cf. notes). Il est certainement très troublé par la demande étrange qui lui est faite. Il faut « dominer » son « trouble ». Serait-ce mal d’aimer Isaac ? Dieu ne peut pas renier sa promesse ! Va pour toi ! C’est le rappel de son envoi au commencement de son histoire, l’envoi de la promesse. Abraham « considère » ces toutes « premières années » (verset 3, idem), au début de sa marche avec Dieu, sa jeunesse spirituelle. Il en revoit les moments principaux, il « analyse » les étapes, « les points d’appui » qui ont jalonné sa « montée » vers Dieu (il fend les bois d’élévation). Allons, debout ! Il part, il suit la divinité qui le guide. Après trois jours de marche, il commence à comprendre qu’il lui faut laisser là « les troubles » exquis de ses « années passées ». Restez pour vous, ici, avec l’âne. Restez là où vous êtes ! Le passé est le passé. Car ce qui compte, maintenant, c’est de transmettre la flamme à Isaac, tout ce que Dieu a déjà donné. C’est maintenant lui, le jeune, qui aborde son itinéraire spirituel. Moi et le jeune, nous allons avancer jusque là, jusqu’au point où Dieu m’a mené à ce jour. Nous avancerons ensemble, et nous nous abaisserons devant lui, car c’est à Dieu que nous devons tout ce que nous vivons. Et Abraham expose à Isaac, et lui fait prendre en charge ces points essentiels qui structurent la montée vers Dieu (il transmet à son fils « les bois d’élévation »). Mais lui-même garde la main sur le couteau qui tranche pour détacher ce qui sera offert, et sur la flamme qui en consume le sacrifice.
Alors surgit la question d’Isaac. Que faut-il sacrifier ? Où faut-il couper, entre ce qui demeure et ce qui sera consommé par le feu ? — C’est Dieu qui voit cela, mon fils. C’est Dieu, en effet, qui désigne l’offrande, car l’homme aveuglé par son désir ne peut rien discerner. Il faut suivre la parole divine, il faut sacrifier Isaac. C’est en levant son couteau qu’Abraham rejette ses adhérences passées : il tranche son lien de possession sur Isaac. Dieu agrée l’offrande, qui monte vers le ciel. Abraham a fait monter le « bélier », c’est-à-dire lui-même, sous couvert de son fils. Le bélier paralysé est parti en fumée, Abraham est un homme nouveau. Dieu le bénit parce qu’il ne « lui » a pas refusé son fils (verset 12). Est-ce à dire que Dieu avait besoin de cet agneau pour lui-même, comme pour accomplir sa divinité ? Non, mais Abraham avait besoin de le croire pour monter, pour accomplir son humanité. Dieu prend le mauvais rôle, le rôle du ravageur, du pilleur, comme dit ce nom Él Shaddaï sous lequel il se révèle dans la Genèse. Car si Abraham ne croit pas que Dieu veuille reprendre la vie d’Isaac, jamais il ne renoncera à l’amour possessif dont il aime son fils. En suivant avec foi la parole, sans la comprendre, sans résoudre son apparente absurdité, en acceptant d’accomplir la volonté divine, Abraham, après coup, va comprendre qu’il n’a pas agi pour plaire à Dieu mais en vue de son propre bonheur. Va pour toi ! avait dit Dieu. C’est bien pour lui-même qu’il est allé à la montagne, pas pour Dieu. Ta récompense sera très grande. Seule la foi aveugle en une parole amère l’a conduit à la douceur de la paix. Comprendre est la récompense de la foi.
Abraham est devenu un homme nouveau. Il peut maintenant revisiter librement ses jeunes années, avec son fils Isaac. Abraham est retourné vers « ses jeunes ». Ils sont allés ensemble vers Béer-Sheba. Ils se sont approchés, et ensemble ont pénétré ce Puits de l’Engagement, Béer-Sheba ! Mystère de la foi qui s’engage en aveugle, sur une impossible parole. Abraham a choisi cette demeure exigeante. Abraham demeure maintenant à Béer-Sheba.
Sur la montagne, YHWH a scruté l’homme. Il a éprouvé, sondé sa capacité à devenir comme Élohim. L’homme a répondu à l’appel divin. Et Dieu l’a fait monter d’un degré vers le ciel.
L’action divine est toujours ordonnée au bonheur de l’homme. Dieu ne veut pas de sacrifice pour lui-même, mais c’est de cette manière, en obtenant de nous le sacrifice de nos adhérences, qu’il soigne notre surdité à sa parole. Tu ne veux ni offrande ni sacrifice, mais tu me creuses des oreilles. Ce que le lecteur peut découvrir aujourd’hui dans la méditation du Psaume 40, tous les hommes, qu’ils connaissent ou non le roi David et ses Psaumes, peuvent le découvrir avec Abraham. C’est pour cela qu’il est notre père dans la foi.