Archive pour le 11 mars, 2013
UN CARÊME DANS L’ESPRIT DE SAINT BENOÎT
11 mars, 2013http://wavreumont.be/Careme%20conference%20.htm
UN CARÊME DANS L’ESPRIT DE SAINT BENOÎT
Dans l’évangile selon saint Marc, au début du chapitre 7 :
Les Pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent auprès de Jésus. Ils voient que certains de ses disciples mangent les pains avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. En effet, les Pharisiens, comme tous les Juifs, ne mangent pas sans s’être lavé soigneusement les mains, par attachement à la tradition des anciens ; en revenant du marché, ils ne mangent pas sans avoir fait des ablutions ; et il y a beaucoup d’autres pratiques traditionnelles auxquelles ils sont attachés : lavages rituels des coupes, des cruches et des plats. Les Pharisiens et les scribes demandent donc à Jésus : « Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens, mais mangent-ils le pain avec des mains impures ? » Il leur dit : « Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, comédiens, car il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi ; c’est en vain qu’ils me rendent un culte car les doctrines qu’ils enseignent ne sont que préceptes d’hommes. Vous laissez de côté le commandement de Dieu pour garder votre tradition. »
Comment vivre le carême selon l’esprit de saint Benoît ? C’est la question qui m’a été posée. Je vais tâcher de proposer quelques éléments de réponse, qui n’entreront pas en concurrence avec ceux que vous pourriez apporter vous-mêmes. Mais j’ai l’habitude de ne pas prendre la parole en public sans l’avoir d’abord laissée à Dieu, sans m’être mis et avoir mis mes auditeurs à l’écoute de sa Parole. Je vous propose donc de dialoguer un peu avec ces quelques versets de l’évangile, tout en permettant à saint Benoît d’intervenir dans la conversation.
Les Pharisiens et quelques scribes voient des disciples de Jésus manger les pains avec des mains impures. Littéralement : avec des mains communes. Le mot qu’on traduit impur n’est pas nécessairement péjoratif. Il signifie commun. Et ce qui est commun n’est pas toujours mauvais ou méprisable. Bien au contraire.
Commun s’oppose d’abord à privé. Nous sommes réunis en un lieu où tout est commun, mis en commun. Que tout soit commun à tous, ainsi qu’il est écrit, dit la Règle de saint Benoît (33,6) en se référant ouvertement à l’Écriture (Ac 2,44 ; 4,32). Et elle précise ailleurs (33,4 ; 58,25) que même le corps des moines ne leur appartient plus. En particulier, donc, nos mains sont communes.
Parce que le mot commun désigne ce qui est à la disposition de tout le monde, il s’oppose aussi à spécial, extraordinaire, hors du commun. Les Pharisiens et les scribes s’étonnent de voir que des disciples de Jésus prennent leur pain avec leurs mains ordinaires, avec leurs mains de tous les jours.
Or, les Pharisiens et les scribes ne sont ni des bandits ni des imbéciles. Avant d’aller plus loin, il n’est peut-être pas inutile de nous le rappeler. Deux mille ans de christianisme ont contribué à nous inculquer une conception très négative du pharisaïsme, mais ce n’est pas sans danger. Danger de tomber dans les pièges de l’antisémitisme, d’abord, mais aussi danger de nous enfermer dans des lectures erronées de l’évangile et de nous barrer ainsi l’accès à d’autres interprétations, à la fois plus nuancées et plus fécondes. Nous devrions toujours asseoir, au premier rang de nos assemblées, un mannequin habillé en Juif, pour nous rappeler qu’il ne faut jamais dire en l’absence des Juifs ce que la courtoisie nous empêcherait de dire en leur présence. Mais c’est plus que de la courtoisie. Quoi qu’il en soit du contexte polémique où certains passages du Nouveau Testament ont été rédigés, la Parole de Dieu ne peut pas être antisémite. Dès lors, si nous écartons, avec une certaine minutie, les interprétations blessantes pour le judaïsme, nous augmentons nos chances d’être dans le vrai.
La tradition dont les Pharisiens prennent ici la défense est pleine de sens, et il nous est bon d’y réfléchir un peu. Il s’agit de tout autre chose que d’une question d’hygiène. Nous aussi, nous avons appris à nous laver les mains avant de manger, pour éviter de manger de la poussière ou du cambouis en même temps que notre pain. Mais ce qui préoccupe les Pharisiens, ce n’est pas que les disciples de Jésus risquent de nuire à leur santé. Ce qui les gêne, c’est que les disciples de Jésus semblent oublier que le pain est sacré. Dans un monde où nous savons, mieux qu’au temps de Jésus, à quel point ce don sacré de la nourriture manque à tant de personnes, nous aurions beaucoup de choses à redécouvrir.
Nous sommes préoccupés par l’innocuité de ce que nous mangeons, nous avons peur d’être malades. Nous avons même institué une agence fédérale chargée de veiller à la sécurité de la chaîne alimentaire. Cela étant assuré, on se soucie peut-être moins de la qualité de ce que nous mangeons. Et quand on prend l’habitude de manger n’importe quoi, on prend vite celle de le manger n’importe comment. La tradition des Pharisiens nous invite à nous ressaisir, avant que la barbarie nous ait tout à fait submergés. Elle nous appelle à retrouver le sens d’une liturgie domestique du repas. Quand on a vu son père tracer une croix sur le pain, de la pointe du couteau, avant de le couper, on ne peut plus oublier cette image. Et on ne supporte plus de voir du pain dans une poubelle.
Il y a beaucoup d’autres pratiques traditionnelles auxquelles les Pharisiens, comme tous les Juifs, sont attachés : lavages rituels (on pourrait traduire : baptêmes) des coupes, des cruches et des plats. La Règle de saint Benoît demande au cellérier de regarder tous les objets et tous les biens du monastère comme les objets sacrés de l’autel, et de ne rien tenir pour négligeable (31,10-11). Elle nous suggère ainsi de réduire la distinction entre le profane et le sacré, d’apprendre à respecter les choses. Elle s’inscrit dans la ligne des traditions des Pharisiens, dont l’enseignement reste pertinent. Et peut-être urgent dans nos sociétés de gaspillage et de prêt à jeter.
La réponse de Jésus ne remet pas tout cela en cause. Lui aussi souhaite ne pas distinguer trop nettement le sacré du profane. Mais il prend les choses par l’autre bout. Les mains de ses disciples, les mains de chacun de nous, sont également sacrées, et plus encore que le pain. Pour prendre le pain, il n’est pas nécessaire de changer de mains, d’avoir une paire de mains de rechange, des mains spéciales. Rien n’est plus beau qu’une main humaine, une main chargée de toute une histoire. Jésus laisse ses disciples prendre le pain avec des mains communes, des mains ordinaires, parce que ce sont ces mains-là, nos mains de tous les jours, de toutes les besognes, de toutes les souffrances, mais aussi de toutes les caresses, de tous les réconforts, ce sont ces mains-là qui, en prenant le pain, le rendent sacré. Les Pharisiens ont bien raison de regarder le profane comme sacré, mais Jésus leur demande de poser le même regard sur les mains de ses disciples, leurs mains qui sont belles et bonnes, sans être hors du commun, parce qu’elles ne sont pas hors du commun.
Les évangiles de Marc et de Matthieu racontent qu’un jour, à Béthanie, une femme s’est approchée de Jésus pour verser du parfum sur sa tête. Cela se passait chez un certain Simon dont nous ne savons rien, mais qu’on appelait Simon le lépreux. Sans doute l’était-il ou, plus vraisemblablement, l’avait-il été. On imagine volontiers que Jésus l’avait purifié de sa lèpre.
Dans son évangile, Luc transforme cet épisode de fond en comble. Non seulement il le transporte de Béthanie en Galilée, mais il fait de la femme une pécheresse et de Simon un Pharisien. La femme ne verse plus le parfum sur la tête de Jésus mais sur ses pieds, elle y ajoute des larmes et des baisers, elle les essuie avec ses cheveux.
Par la suite, on s’est plu à mêler les deux versions de ce récit. L’évangile de Jean, déjà, raconte l’événement en s’inspirant de l’une et de l’autre. Cela nous a valu de beaux commentaires, où l’hôte de Jésus, Simon, est à la fois le lépreux de Marc et le Pharisien de Luc. Ainsi, quand le Pharisien s’indigne de voir Jésus se laisser toucher par une pécheresse, saint Bernard demande : « Avait-il donc oublié de quelle manière le Seigneur, en touchant ses plaies ou celles d’un autre, avait chassé leur mal sans le contracter ? De même le juste, touché par la pécheresse, lui communique la justice sans la perdre lui-même ; il ne contracte pas la souillure dont il la purifie. »
Ces mots de Bernard pourraient servir de réponse aux scribes et aux Pharisiens dont parle notre évangile. Ce passage se trouve dans une partie de l’évangile de Marc qu’on appelle la section des pains, parce que le mot pain y apparaît seize fois. On y rencontre le récit de deux multiplications des pains, l’une en terre d’Israël, l’autre en terre païenne. La lecture du quatrième évangile permet d’approfondir le sens de la distribution du pain : c’est Jésus qui est notre pain, c’est lui-même qui se donne quand il donne le pain. Il se livre entre nos mains.
Entre n’importe quelles mains ? se demande l’évangile. Les Pharisiens et les scribes demandent à Jésus pourquoi ses disciples mangent le pain avec des mains impures. Pour manger le pain, le vrai Pain, Jésus qui se donne en nourriture, faut-il avoir les mains propres ?
Dans les sacristies, il y avait naguère un lavabo flanqué de deux serviettes. L’une était marquée ante (avant) ; l’autre, post (après). Car le prêtre ne devait pas célébrer la messe sans se laver les mains, avant et après. Ce qui ne l’empêchait pas de se les laver encore pendant l’eucharistie. Mais alors, en lavant ses mains propres, il disait quelques versets d’un psaume : Je lave mes mains en signe d’innocence… Autrement dit : pas parce qu’elles sont sales, mais pour montrer qu’elles sont propres. Comme celles de Pilate. Depuis la réforme liturgique, là où les prêtres se lavent encore les mains au cours de l’eucharistie, ils le font en disant une autre prière : Lave-moi de mes fautes, Seigneur, purifie-moi de mon péché. Peut-être ont-ils mieux conscience de leur insuffisance. Vos mains sont pleines de sang, dit Dieu par la voix de son prophète.
Oui, tous autant que nous sommes, nous venons à l’eucharistie avec des mains qui ne sont jamais tout à fait innocentes. Comme les disciples de Jésus que critiquent les scribes et les Pharisiens, nous mangeons le pain avec des mains impures. Faut-il y renoncer ?
Une bonne partie du temps que je passe au confessionnal, la moitié peut-être, je la consacre à rappeler à des chrétiens que le pain eucharistique n’est pas une récompense décernée à des purs mais une force donnée à des pécheurs. Sans doute, nous pouvons nous demander si nous ne communions pas à la légère, distraitement, machinalement, sans nous poser assez de questions. Mais à tout prendre, si c’était le cas, cet excès serait moins grave que l’excès contraire, car une crainte scrupuleuse de notre impureté, qui nous tiendrait à l’écart du pain de vie, nous priverait de l’espoir d’une guérison. Si un pécheur touche Dieu, il ne risque pas de le salir. En revanche, il y a des chances que ce contact le purifie.
Cela dit, l’un n’empêche pas l’autre. Nous pouvons nous approcher des sacrements et, plus généralement, mener notre vie chrétienne, tout à la fois, sans scrupule et sans désinvolture. Le carême pourrait être l’occasion de redécouvrir le sens de ce que nous ne faisons plus que par habitude. C’est cela que suggère Jésus quand il traite les scribes et les Pharisiens de comédiens. On traduit généralement hypocrites, mais ce mot, même s’il est le décalque exact du terme grec, n’en est pas vraiment la traduction (méfions-nous des faux amis). Le sens courant du mot hypocrite est devenu trop injurieux. Le mot grec désigne l’acteur, celui qui joue un rôle, ce qui ne l’oblige pas à épouser à titre privé la personnalité du personnage qu’il incarne, tout spécialement dans l’antiquité, où les comédiens jouent masqués, ce qui les dispense même de ressembler à leur personnage, d’en reproduire les expressions et les grimaces.
En traitant ses interlocuteurs de comédiens, Jésus ne leur reproche pas une duplicité volontaire, une dévotion feinte, une quelconque tartufferie. Mais il les met en garde contre le risque d’une tradition respectée pour elle-même, détachée du souci qui l’a commandée à l’origine. Il dénonce le maintien d’usages dont on a perdu la signification (on a toujours fait ainsi), les sabbats qui, n’étant plus faits pour l’homme, se retournent contre lui, les rites pratiqués distraitement, les coquilles vides. Dans les monastères, les questions des novices peuvent servir à interroger les coutumes et à leur demander de se justifier. Encore faut-il disposer de novices. A défaut, il est bon de refaire le travail soi-même, de temps en temps. Le temps du carême pourrait convenir à cet exercice.
C’est ce que propose le chapitre 49 de la Règle : Bien que la vie du moine doive garder en tout temps l’observance du carême, cependant, comme il en est peu qui aient cette vertu, nous recommandons que, pendant ces jours du carême, on garde sa vie en toute pureté, et que l’on efface en ces jours saints à la fois toutes les négligences des autres temps (49,1-3). Autrement dit, le carême, comme tous les temps liturgiques extraordinaires, a pour objectif de nous rappeler ce que nous sommes censés être en tout temps, en temps ordinaire. L’avent nous rappelle, un petit mois de chaque année, que nous avons, pendant toute l’année, la mission d’être des veilleurs, la responsabilité de hâter l’aube. Le temps pascal nous redit que, plongés dans la mort du Christ au jour de notre baptême, nous sommes dès maintenant ressuscités avec lui, jour après jour, sans discontinuer. Parce que nous risquons toujours, à la longue, d’en perdre la conscience, les temps liturgiques viennent nous réveiller, de loin en loin, en insistant sur tel ou tel aspect de notre vie chrétienne.
En parlant de réveil, je songe à la définition de l’ascèse que propose Olivier Clément en s’inspirant d’un commentaire d’Origène (Sources. Les mystiques chrétiens des origines. Textes et commentaires, Paris, Stock, 1982, p. 117) : « L’ascèse est donc éveil hors du somnambulisme quotidien. Elle permet au Verbe de dégager, de désensabler au fond de l’âme la source des eaux vives, de faire resplendir en l’homme l’image ternie de Dieu, la drachme qui a roulé dans la poussière mais reste frappée à l’effigie du roi (Luc 15,8-10). C’est le Verbe qui agit, mais nous devons collaborer avec lui, moins par une tension volontariste que par une attention aimante. » Parce que le somnambulisme a toujours tendance à reprendre le pas sur l’attention aimante, le carême vient nous réveiller chaque année, mais pas tout à fait à la même date, comme s’il s’amusait à nous surprendre dans notre sommeil.
La vie du moine doit garder en tout temps l’observance du carême. Certains traducteurs, réalistes, préfèrent écrire qu’elle devrait garder cette observance en tout temps. Mais le texte de la Règle est un peu plus radical : la vie du moine doit garder en tout temps l’observance du carême. Cette phrase peut s’interpréter dans les deux sens. Elle veut dire que le carême est le modèle de notre vie monastique, mais aussi que notre vie ordinaire est le modèle du carême. Vivre le carême selon l’esprit de saint Benoît, c’est vivre selon l’esprit de saint Benoît. Le carême n’est pas d’abord fait de choses extraordinaires, mais d’un soin renouvelé à faire les choses ordinaires, moins par une tension volontariste que par une attention aimante, pour reprendre l’expression d’Olivier Clément.
Alors, certes, chacun peut offrir à Dieu, de sa propre volonté, avec la joie de l’Esprit Saint, quelque chose en plus de la mesure qui lui est imposée, comme le suggère saint Benoît (49,6), nous pouvons, pour notre carême, nous fixer (individuellement ou en communauté) des pratiques surérogatoires, comme dit la traduction de Philibert Schmitz. Mais elles manquent leur but si elles deviennent à leur tour des coutumes machinales. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de condamner tout ce qui est machinal. Un apprentissage, quel qu’il soit, est toujours pour une part l’acquisition d’automatismes. Il est heureux que nous ne devions pas à chaque instant songer à ce que nous faisons pour faire un pas, pour saisir un objet, pour manier un outil, pour dactylographier une lettre, pour conduire une voiture. Et il est préférable de continuer à respirer quand on ne songe plus qu’on respire. Mais en même temps, ce qui fait de notre existence une vie proprement humaine, c’est notre conscience. De sorte que l’ascèse, l’exercice de notre carême pourrait être un éveil. Retrancher sur la nourriture, ce pourrait être retrouver une manière humaine de manger.
Au monastère, saint Benoît établit un parallèle constant entre l’oratoire et le réfectoire. Ce sont les deux lieux où se noue la communauté. Le frère qui est coupable de faute grave sera exclu à la fois de la table et de l’oratoire (25,1). Benoît consacre un seul long chapitre à ceux qui arrivent en retard à l’Œuvre de Dieu ou à la table (43). C’est dans ce chapitre que la Règle utilise le mot commun pour qualifier autre chose qu’elle-même (7,55) : la table (43,15). C’est aussi ce chapitre qui interdit aux moines de prendre à part aucun aliment ou boisson avant l’heure prescrite ou après (43,18), ce qui devrait avoir pour conséquence que la chapelle et le réfectoire sont aussi les deux seuls endroits du monastère où on mange et boit.
Et ce sont les deux « lieux » où saint Benoît suggère de faire porter l’effort de carême : oraisons particulières, abstinence d’aliments et de boissons (49,5). C’est le verset central du chapitre, le verset 5, encadré par deux énumérations plus longues, qui insistent sur un des deux aspects : le verset 4 se déploie surtout à l’oratoire : nous appliquant à l’oraison avec pleurs, à la lecture et à la componction du cœur, ainsi qu’à l’abstinence ; le verset 7 développe plutôt l’idée de restriction, en commençant par le réfectoire pour atteindre toutes les zones de la vie « profane » : qu’il retranche à son corps sur la nourriture, la boisson, le sommeil, la loquacité, la bouffonnerie…
Ce dernier exemple (car il s’agit bien d’exemples, non d’une liste exhaustive) est assez significatif. Car la bouffonnerie est très nettement interdite par le chapitre 6 de la Règle : Quant aux bouffonneries, ainsi qu’aux paroles oiseuses et portant à rire, nous les condamnons en tous lieux à la réclusion perpétuelle, et nous ne permettons pas au disciple d’ouvrir la bouche pour de tels propos (6,8). Difficile d’être plus radical. Mais il s’agit là du temps ordinaire, du temps perpétuel, de toute la vie du moine : aucune bouffonnerie, jamais. Tandis que pendant les jours saints du carême, quand on essaie de faire mieux, on pourrait suggérer à l’un ou l’autre de retrancher sur la bouffonnerie. C’est dire en clair : vous pourriez profiter de votre carême pour tenter d’approcher un peu de ce que devrait être votre vie ordinaire. La règle est nette, la pratique l’est moins, le carême est l’occasion de réduire la distance entre l’une et l’autre, sans se faire trop d’illusions.
Vivre le carême selon l’esprit de saint Benoît, c’est donc prêter une attention renouvelée à notre façon de vivre, faire les choses avec plus de conscience. Plus consciencieusement, peut-être, cela ne gâcherait rien, mais surtout plus consciemment. Car il y a conscience et conscience. Il ne s’agit ni de perfectionnisme ni, disions-nous avec Olivier Clément, de tension volontariste. Il ne s’agit pas de conscience au sens moral du terme, de cette mauvaise conscience qui nous poursuit quand nous avons mal fait, de cette bonne conscience qui nous rassure quand nous pensons avoir été généreux, de cette conscience que nous avons pour nous quand nous estimons ne rien devoir nous reprocher. Il s’agit plutôt de la conscience que nous prenons, qui est aussi la conscience que nous perdons, quand nous perdons connaissance, en nous endormant ou en nous évanouissant. Faire les choses en prenant conscience de ce que nous faisons et des conséquences que cela peut entraîner.
Vivre le carême selon l’esprit de saint Benoît, c’est revisiter notre vie, notre vie chrétienne. Et pour les moines, notre vie monastique. A partir de quand est-on moine, dans l’esprit de saint Benoît ? A partir de quel échelon de la vie chrétienne ? Sur l’échelle de l’humilité, au chapitre 7 de la Règle, le mot moine n’apparaît qu’au sixième degré. Jusque-là, il est question d’un homme (un de ces hommes qui peuvent être des femmes, un être humain), de quelqu’un. On gravit les premiers degrés de l’échelle, jusqu’au cinquième : on renonce à sa volonté propre, on se soumet en toute obéissance à un supérieur (mais on n’est pas moine pour autant), on a même un abbé, mais l’abbé ne fait pas le moine. Et ainsi de suite jusqu’au cinquième degré. Le cinquième, c’est celui de l’ouverture du cœur. Quand on est passé par là, le sujet des verbes devient le moine.
Il n’est pas étonnant, dès lors, que le chapitre sur le carême se termine en rappelant ce trait essentiel de ce que nous sommes, de ce que nous sommes censés être. Ce que chacun offre, il doit le proposer à son abbé et le faire avec l’oraison et la volonté de celui-ci, car ce qui se fait sans la permission du père spirituel sera mis au compte de la présomption et de la vaine gloire, non de la récompense. Tout doit donc s’accomplir avec la volonté de l’abbé (49,8-10). Si le carême consiste à vivre selon l’esprit de saint Benoît et de sa Règle, la première disposition à redécouvrir est sans doute cette confiance au point de vue d’un autre.
Cette insistance sur la volonté de l’abbé est d’autant plus significative que, deux versets plus haut, saint Benoît donne, de façon tout à fait exceptionnelle, un contenu positif à la volonté propre : Que chacun offre à Dieu, de sa propre volonté, avec la joie de l’Esprit Saint, quelque chose en plus de la mesure qui lui est imposée (49,6). Notre volonté propre – que nous devons haïr (4,60) – n’est donc pas tout à fait mauvaise. Mais elle doit toujours être vérifiée par celle d’un autre, qui est désigné ici comme l’abbé et le père spirituel. Aujourd’hui, on estime généralement préférable de ne pas confier ces deux rôles à la même personne. Mais ce qui semble essentiel, dans l’esprit de saint Benoît, c’est qu’il y ait, d’une manière ou d’une autre, une ouverture à un « ami de l’âme ».
Ce n’est peut-être pas vraiment au goût du jour. Dans notre culture, il peut sembler infantilisant de préconiser cette ouverture du cœur. Nous pouvons avoir l’impression que nous sommes au contraire appelés à la liberté, à tracer notre chemin nous-mêmes, en adultes, courageusement. Mais est-ce bien cela notre vocation ?
La réponse à cette question suppose peut-être un détour… Détour par une autre liberté. Celle de Dieu lui-même. Dieu est-il libre ? Oui, bien entendu. Infiniment, souverainement. Mais sa liberté ne ressemble pas à la nôtre. Sa liberté n’est pas une liberté de choix. Si Dieu est perfection de bonté, il n’a pas le choix entre le bien et le mal. Il n’a même pas le choix entre le mieux et le moins bien. Toujours et partout, il fait le mieux. Et c’est en cela que réside sa liberté souveraine. Il n’a pas besoin de peser le pour et le contre, il n’a pas besoin de se gratter la tête : il fait d’emblée, spontanément, ce qu’il y a de mieux à faire.
Nous n’en sommes pas là. Notre liberté humaine, plus ou moins limitée, plus ou moins radicale, reste une liberté de choix. Et tant mieux si nous devenons de plus en plus des êtres autonomes, capables de faire des choix et de les assumer. Pourtant, notre liberté n’est encore qu’une étape dans la réalisation de notre vocation. En résumant un propos que Grégoire de Nazianze attribue à Basile de Césarée, Olivier Clément écrit que l’homme est un animal qui a reçu vocation de devenir Dieu (Sources. Les mystiques chrétiens des origines. Textes et commentaires, Paris, Stock, 1982, p. 71). C’est un peu du darwinisme avant Darwin, mais avec une ouverture vers l’avant. Nous sommes appelés à quitter les déterminismes de notre animalité, d’abord pour devenir véritablement humains, mais ensuite pour dépasser les bornes de notre humanité. Nous ne sommes que provisoirement au sommet de l’évolution : le prochain pas que l’homme doit faire, c’est renoncer à la manière humaine d’être libre pour adopter la façon divine d’être libre. C’est découvrir qu’il y a plus de liberté à faire le bien qu’à préserver son droit de choisir. C’est le sens le plus profond de notre vœu d’obéissance. Renoncer à sa volonté propre, ce n’est pas renoncer à être libre. C’est choisir une liberté d’un autre ordre, d’un autre niveau, c’est chercher en tout la volonté de Dieu (avec l’aide d’une communauté ou d’un supérieur). C’est tout le contraire d’une servilité : c’est vouloir jouir en toute occasion de la liberté joyeuse de faire le mieux.
Nous cherchons à vivre selon l’esprit de saint Benoît, même pendant le carême. Nous vivons cela comme un choix personnel, qui ne s’impose pas à tout chrétien. Il y a d’autres familles spirituelles, et beaucoup de demeures dans la maison du Père. Nous ne nous prenons pas pour l’avenir de l’homme, qui est la femme, comme chacun sait. Mais cette modestie nous empêche peut-être d’entrevoir que les vieilles règles monastiques indiquent déjà les pas que devra faire l’humanité de demain. Le renoncement à la volonté propre, l’obéissance et l’ouverture du cœur sont d’autres noms de cette liberté différente, qui n’est pas pour l’humanité une option facultative. Sur l’échelle de notre divinisation, ce sont des échelons que tous devront gravir. Et comme disait Rabbi Tarfon au début du deuxième siècle : « Il ne t’appartient pas de terminer le travail, mais pas davantage de t’en dispenser tout à fait. »
Fr. François
LES RELATIONS ENTRE BENOÎT XVI ET LES JUIFS, SELON LE RABBIN ROSEN
11 mars, 2013http://www.zenit.org/fr/articles/les-relations-entre-benoit-xvi-et-les-juifs-selon-le-rabbin-rosen
LES RELATIONS ENTRE BENOÎT XVI ET LES JUIFS, SELON LE RABBIN ROSEN
« HUMILITÉ ET GRANDE OUVERTURE D’ESPRIT »
Rome, 11 mars 2013 (Zenit.org)
« Aucun recul sur les enseignements positifs de l’Église catholique vis-à-vis des juifs et du judaïsme », déclare le rabbin David Rosen, conseiller du Grand Rabbinat d’Israël, au lendemain de la renonciation de Benoît XVI à son ministère.
Dans un entretien au journal italien Il Messaggero, daté du 26 février dernier, le rabbin précise qu’au contraire, « dans le sillage de Jean-Paul II, Benoît XVI a confirmé les objectifs profonds de ces rapports entre les deux communautés, en les développant et en restant fidèle à la parole donnée ».
Directeur du département pour les questions interreligieuses à l’American Jewish Committee, il souligne que malgré certaines situations de crise, le pape Benoît XVI a contribué à renforcer le dialogue entre le Vatican et le monde juif, grâce surtout à cette « grande ouverture d’esprit » qui reste « l’héritage le plus important de son pontificat sur le chemin vers la paix ».
Le rabbin — qui était présent aussi bien au pèlerinage du pape en Terre sainte (8-15 mai 2009) qu’à la Journée de réflexion, de dialogue et de prière à Assise (27 octobre 2011) — relève que « Benoît XVI a poursuivi la transformation entreprise par Jean XXIII et par le Concile Vatican II, et a confirmé certaines initiatives historiques de Jean-Paul II, en allant à la synagogue de Rome mais également en Israël où il a rencontré les hautes autorités religieuses et politiques ».
David Rosen, qui est un interlocuteur privilégié dans les relations entre catholiques et juifs, affirme avoir eu la possibilité de bâtir des relations profondes, d’abord avec le cardinal Ratzinger puis avec Benoît XVI, qu’il définit comme un homme « d’une grande chaleur et douceur, avec un grand sense of humour, contrairement à ce que racontent les médias ».
Benoît XVI, ajoute-t-il, est une personne « sincèrement humble ». Le responsable juif se souvient à ce propos de l’attitude courtoise que le pape a eue à Assise, lors de la rencontre pour le 25e anniversaire de la Journée mondiale de prière pour la paix instituée par Jean-Paul II en 1986 : « Il s’était assis sur une chaise ordinaire, au milieu des autres. J’ai été frappé par cette attitude d’ouverture qu’il avait aussi envers les non-croyants, et par sa volonté de s’entretenir avec tout le monde, avec chacun, malgré l’effort physique que cela demandait. »
« Stupeur et admiration » : voilà ce que dit avoir ressenti David Rosen à l’annonce de « la démission du pape », même s’il dit qu’en « réfléchissant bien », il a compris que sa décision est en « totale cohérence avec l’homme et les paroles qu’ils avait dites par le passé ».
Dans cet entretien au quotidien italien, le rabbin parle aussi du prochain pape, de ses attentes, de ses espoirs : « Je voudrais que le prochain pape garantisse le même engagement dans les relations entre catholiques et juifs que Benoît XVI et Jean-Paul II, qu’il montre le même attachement et la même attention. Je pense que l’Église a besoin d’un cœur très grand, bien plus que d’un grand intellect. »
« Ce qu’il faut, c’est un facteur de réconciliation entre les différentes approches, les divers intérêts, les différentes aires géographiques et les différentes cultures qui sont en conflit dans l’Église d’aujourd’hui », ajoute-t-il avant de conclure : « C’est pourquoi le prochain pape devrait être surtout humain. »
Traduction d’Océane Le Gall