LE DÉSERT, LIEU DE LA RENCONTRE: GN 21, 14-20

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LE DÉSERT, LIEU DE LA RENCONTRE

GN 21, 14-20

SÉBASTIEN FAGART

Le désert1 apparaît bien des fois dans la Bible. Ses symboles sont variés : lieu de l’épreuve2, du refuge3, de la providence divine4, de l’alliance5, il est peut-être d’abord et à travers tout cela le lieu de la Rencontre. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette terre de solitude absolue est expérimentée par le peuple juif comme la terre des deux grandes rencontres, indissolubles : celle que l’on fait avec soi-même et celle que l’on fait avec Dieu.
J’ai été touché en relisant la rencontre d’Agar avec l’ange de Dieu, au chapitre 21 de la Genèse. Dans l’Ecriture, il y a la terre promise et il y a le désert. Il y a Sarah et il y a Agar. On se met toujours du côté de Sarah : c’est elle qui a donné la vie à Isaac et par lui à Israël. C’est elle, dira saint Paul, qui incarne la promesse, la Jérusalem d’en haut6. Mais le Seigneur laisse aussi une place à Agar dans l’histoire qui l’unit au peuple hébreu. Agar, à mon sens, est une bonne guide pour entrer dans le désert, car elle figure ce moment aride qu’a connu Abraham avant de recevoir par Sarah la plénitude de la promesse.
Isaac est né : Agar n’a plus rien à faire auprès d’Abraham et de Sarah. La promesse est réalisée : elle et son fils Ismaël ne peuvent que menacer son accomplissement. Abraham la chasse, avec pour seuls vivres du pain et une outre d’eau. Le désert est toujours un arrachement. Agar a connu l’abondance de la maison d’Abraham, elle va à présent connaître le jeûne. Elle vit son exil, son « Exode ». Qui d’entre nous n’a pas connu ce détachement, cette séparation qui est le prélude à toute grande découverte ? Quitter son pays, ses préjugés, le terrain ferme et solide qui nous rassure, notre famille, nos amis peut-être ? Il faut souvent cela, à un moment ou à un autre, pour grandir. Mais qui de nous l’a fait de lui-même ? Agar est chassée par Abraham. Pour vivre cette expérience difficile du désert, il faut bien souvent être poussé, contraint. Le désert, comme les souffrances qui précèdent l’accouchement, rend indispensable la présence de sages-femmes. Ces personnes qui nous aiment vraiment, parce qu’elles ne souhaitent pas nous éviter les difficultés de la vie, nous « rassurer » avec la mièvrerie que revêt souvent l’indifférence, mais qui veulent d’abord nous faire grandir, que ce soit dans l’épreuve ou dans le plaisir. On peut douter des intentions d’Abraham vis-à-vis d’Agar7. Mais ce qui est sûr, c’est que Dieu en a fait bon gré mal gré l’auxiliaire de son dessein.
Agar s’en va errer au désert de Bersabéee. Elle est renvoyée devant elle-même, son histoire, son péché. Qu’elle a dû regretter à ce moment d’avoir irrité Sarah par son mépris ! Chacun de nous a besoin de ce temps difficile pour prendre conscience de son péché. Cela ne veut pas dire que Dieu nous punit. Mais le fruit de nos propres actions nous ouvre les yeux. Il a fallu l’exil de 587 avant Jésus-Christ pour que les derniers rédacteurs du Pentateuque, de tradition sacerdotale8, puissent relire dans le passé d’Israël ses infidélités.
L’outre que tient Agar, et dont l’eau s’épuise bien vite, ce sont les provisions qu’elle a faites pour son départ. Agar croit encore pouvoir s’en sortir par elle-même, par ce qu’elle possède. Mais il est un moment où tout lâche, même ce sur quoi on pensait pouvoir toujours s’appuyer. L’enfant d’Agar, c’est peut-être l’avenir qu’elle rêvait, son ambition : Ismaël succéderait à Abraham, héritant de toutes ses richesses. Elle, d’esclave qu’elle était, deviendrait une femme honorée, supplanterait sa maîtresse Sarah… Bon nombre de péchés, de jalousies, d’ambitions mal placées trouvent leur source dans une humiliation première. Saül lui-même ne pourchasse-t-il pas David parce qu’il entend dire : « Saül a tué ses milliers, et David ses myriades »9 ? Son enfant, Agar le jette sous un buisson et se met à crier et à pleurer : elle se résout à vivre à l’abandon. Elle remet son avenir entre les mains de Dieu. Dans tout cri, dans tout pleur, il y a un espoir, celui d’être entendu. Un bébé crierait-il s’il n’espérait la consolation maternelle ? Il en est de même pour nous. Je me souviens avoir pleuré il y a quatre ans, pour la première fois depuis mon enfance. C’était le moment où je croyais avoir le moins d’espoir, où je me croyais le plus abandonné (je vivais de gros doutes, une grande solitude), et en réalité l’un de ceux où la grâce a le plus opéré en moi. Il ne s’agit pas de devenir pleurnichardŠ, mais accepter parfois de pleurer, quel merveilleux chemin de paix et d’humilité ! Ce n’est pas pour rien que saint Ignace parle du « don des larmes ». Et dire qu’il y a des gens qui ne pleurent jamais ! Ils ne savent pas que, quand nous pleurons, le Seigneur pleure avec nous.
Dieu a entendu les cris. Comme il entend les pleurs de son peuple opprimé en Egypte10, il entend ceux d’Agar et son enfant. « Qu’as-tu, Agar ? », demande le Seigneur par la voix de son ange. Dieu commence toujours par interroger l’homme. On voudrait d’un dieu qui réponde à nos questions, un Jupiter qui vous explique le pourquoi de la foudre. Un dieu qui bouche vos lacunes, et qu’on pourrait cantonner dans l’avant-Big Bang. Un dieu qui se désintéresse des hommes, et les laisse vivre un tiède épicurisme. Mais l’Unique, le Saint d’Israël n’est pas de ceux-là : il interroge l’homme. C’est lui qui pose les questions. Il nous appelle à dire en vérité le point où nous en sommes, nos faiblesses, nos doutes, nos angoisses : à rentrer en nous-mêmes. Marie et Joseph cherchent Jésus longtemps avant de le retrouver dans le temple, discutant avec les docteurs11. Catherine de Sienne explique que ce temple est la cellule de notre coeur, et c’est en elle que, nous éloignant du brouhaha du monde, nous trouverons la dicrète présence de Dieu. C’est dans ce désert intérieur et extérieur que la mère d’Ismaël entend le Seigneur lui dire : « Qu’as-tu, Agar ? » Mais il ne se contente pas d’interroger, d’écouter ce que nous sommes : il nous console. « Ne crains pas » : il s’agit de l’expression la plus fréquemment employée dans la Bible. Dieu appelle l’homme à la confiance. Encore faut-il que l’homme reconnaisse sa peur, rentre en lui-même au lieu de se rassurer lui-même vainement avec les moyens qu’offre le monde. Encore faut-il avoir le « Courage d’avoir peur »12. C’est alors qu’on peut se laisser consoler, envelopper de la paix qui vient du Ciel, plus douce que toute paix humaine parce qu’elle ne nie pas, mais vient féconder notre angoisse. Quand Dieu nous dit « Ne crains pas », nous pouvons, comme Pierre, marcher sur les eaux13 !
Car la paix d’en haut a cela de particulier, qu’elle ne nous renferme pas sur nous-mêmes, sur une quelconque ataraxie, une fausse extase qui nous retirerait du monde de l’action. Au contraire, elle nous pousse en avant, nous propulse dans le réel. « Debout ! » dit le Seigneur à Agar. « Soulève le petit et tiens-le ferme, car j’en ferai une grande nation ». Lorsque nous avons accepté de nous mettre à genoux devant lui, il nous relève. C’est toute l’Histoire Sainte : celle d’une humanité qui apprend peu à peu à adorer son Dieu pour se laisser relever, restaurer, diviniser une fois pour toutes dans le Christ. « Dieu veut l’homme debout », dit saint Irénée. La paix de Dieu nous engage parce qu’elle s’ouvre toujours sur une promesse. Dans l’Ancien Testament, toujours concret, la promesse s’incarne dans la postérité – ici, celle d’Ismaël. Mais Dieu nous promet bien plus : la vie éternelle, le bonheur, la vocation à laquelle il nous appelle et que nous découvrons jour après jour. Agar a entendu cet appel : le Seigneur « dessille » ses yeux et elle aperçoit un puits. A la différence d’une quelconque idéologie ou système clos de pensée, la foi ne pose pas une grille d’interprétation sur le monde. Elle ne cache pas ce qui gêne pour ne laisser en lumière que ce qui plaît. La foi nous ouvre au contraire les yeux : elle nous permet de regarder sans crainte ce qui est. Ecouter Dieu, ce n’est pas obstruer le mystère, mais accepter de s’ouvrir à ce mystère avec la certitude que Quelqu’un nous y attend. Lorsque nous fixons les yeux sur nous-mêmes, sur nos peurs, nos révoltes, nos plaisirs, nous ne pouvons pas voir, dans le désert, ce puits qui se cache. Mais lorsque nous sommes à l’écoute de Dieu, nous pouvons constater le mal qui sévit sur terre et y voir surgir la Source de Vie. Mère Teresa n’est pas de celles qui se ferment les yeux pour inventer un monde où « tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil » : elle a quitté toute sécurité matérielle ou spirituelle pour le désert de la pauvreté et de la maladie. Et c’est dans ce désert de Calcutta, dans le visage de ses frères souffrants, qu’elle a trouvé la source de la vraie joie. Les pauvres, ce sont le Christ dont nous avons une si grande soif. « Nos voisins sont toujours visibles, et nous pouvons faire pour eux ce que, si le Christ était visible, nous aimerions faire pour lui14 « .
Et Dieu fut avec eux… Quand l’Esprit nous mène au désert15, ce n’est pas pour nous « couper les vivres », mais pour que nous rencontrions Celui qui nous appelle sans cesse. Le désert n’est pas pour toute la vie : il est un passage béni de la vie spirituelle. Dieu permet l’hiver pour nous faire connaître la joie du printemps. Il nous émonde pour nous faire fructifier, nous désencombre pour mieux nous combler. De temps à autre, il nous rencontre seul à seul pour que nous puissions, à chaque instant, le rencontrer dans le monde qui nous entoure.

S.F.

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