Archive pour le 23 janvier, 2013
LA JOIE CHEZ LES PÈRES DE L’EGLISE…(ET QUELQUES AUTEURS CHRÉTIENS ULTÉRIEURS)
23 janvier, 2013http://peresdeleglise.free.fr/Joie/souffrance.htm
LA JOIE CHEZ LES PÈRES DE L’EGLISE…(ET QUELQUES AUTEURS CHRÉTIENS ULTÉRIEURS)
JOIE ET SOUFFRANCE
Pourquoi oser rassembler dans une formule apparemment paradoxale « joie » et « souffrance », alors que nous les vivons toujours comme opposées dans notre vie ?
Il s’agit certainement, comme nous le verrons, d’une propriété intrinsèque de la joie, que de véhiculer en ce monde la souffrance : souffrance des limites, souffrance de la séparation de Dieu…, souffrance parce que la joie n’est pas encore parfaite.
Mais aussi, de façon beaucoup plus mystérieuse, parce que Dieu, qui est toute joie, joie parfaite, a pu être aussi toute souffrance : lui seul a pu connaître l’infini souffrance de l’abandon, seul sur la Croix, sans ses disciples (Mt 26, 40 : « Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi ! »), abandonné par les siens, abandonné par l’homme, les hommes, à qui il a tout donné, et si loin de Dieu, son Père : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné » (le Christ en Croix reprend et s’attribue les paroles du Psaume 21). L’homme, d’une façon imparfaite certes, vit en sa chair « les souffrances du Christ » (2 Co 1, 5 : « Car, de même que les souffrances de Christ abondent en nous, de même notre consolation abonde par Christ. » Ou encore : Col 1, 24 : « Je me réjouis maintenant dans mes souffrances pour vous ; et ce qui manque aux souffrances de Christ, je l’achève en ma chair, pour son corps, qui est l’Eglise. »).
Certes Thomas d’Aquin nous parle de la béatitude de Dieu, joie parfaite que rien ne peut diminuer :
« La béatitude convient souverainement à Dieu. Car sous le nom de béatitude on ne signifie rien d’autre que la bonté parfaite de la nature intellectuelle, à qui il appartient de se connaître comblée par la bonté qui est sienne, à qui donc il appartient que ce qui lui arrive soit bon ou mauvais pour elle, et qui est maîtresse de ses actes. Or l’un et l’autre, être parfait et être intelligent, appartiennent excellemment à Dieu. Donc la béatitude lui convient au plus haut point. » (Ia pars Q 26, art. 1)
Et il précise :
« La somme de tous les biens n’est pas en Dieu par mode de composition mais par mode de simplicité ; car les perfections qui sont multipliées dans les créatures préexistent en Dieu dans la simplicité et l’unité, ainsi qu’on l’a expliqué précédemment. » (ibid. sol. 1)
Pourtant la lecture de la Bible, y compris d’ailleurs les récits évangéliques et surtout les lettres des disciples (ainsi Pierre, dans la première épître parle à maintes reprises de la souffrance du Christ), comme l’expérience mystique, nous invitent à rapprocher ces deux termes de joie et de souffrance et à nous demander si ce n’est pas d’ailleurs parce que l’homme est promis à la joie parfaite, dont il fait déjà l’expérience en ce monde, qu’il fait aussi l’expérience de la souffrance, car son expérience est marquée par les limites (souffrance), en attente encore de l’éternité.
Ceci peut être également rapproché de ce que St Thomas explique à propos de la coexistence du bien et du mal, car il est indéniable que la joie est bien et que la souffrance est mal. St Thomas dit bien que le mal ne peut détruire complètement le bien :
« Pour s’en convaincre, il faut observer qu’il y a trois sortes de bien. La première est totalement détruite par le mal ; c’est le bien opposé au mal : ainsi la lumière est totalement détruite par les ténèbres, et la vue par la cécité. La deuxième n’est ni totalement détruite par le mal, ni même affaiblie par lui : ainsi du fait des ténèbres, rien de la substance de l’air n’est diminué. Enfin, la troisième sorte de bien est diminuée par le mal, sans être complètement détruite : c’est l’aptitude du sujet à son acte. » (1ère Partie, Q.48, art. 4)
A transposer sans doute pour la joie : la joie, qui, en l’homme – à la différence de la joie en Dieu marquée par le principe de la simplicité et de l’unité -, est complexe ne peut être annulée entièrement par la souffrance.
I – L’EXPÉRIENCE DES LIMITES
Pour l’homme, a priori il y a deux temps : nous ne pouvons même pas concevoir qu’il puisse y avoir à la fois joie et souffrance, et donc généralement nous séparons : souffrances de cette terre et joie de l’Au-delà.
St Augustin souligne dans Les Confessions, au chapitre X, le paradoxe de cette joie et de cette souffrance que l’homme connaît en ce monde : « Mes joies, dont je devrais pleurer, sont encore en lutte avec mes tristesses, dont je devrais me réjouir. » [tout le passage est nécessaire] :
« Je t’ai aimée bien tard, Beauté si ancienne et si nouvelle, je t’ai aimée bien tard ! Mais voilà : tu étais au-dedans de moi quand j’étais au-dehors, et c’est dehors que je te cherchais ; dans ma laideur, je me précipitais sur la grâce de tes créatures. Tu étais avec moi, et je n’étais pas avec toi. Elles me retenaient loin de toi, ces choses qui n’existeraient pas, si elles n’existaient en toi. Tu m’as appelé, tu as crié, tu as vaincu ma surdité ; tu as brillé, tuas resplendi, et tu as dissipé mon aveuglement ; tu as répandu ton parfum, je l’ai respiré et je soupire maintenant pour toi ; je t’ai goûtée, et j’ai faim et soif de toi ; tu m’as touché et je me suis enflammé pour obtenir la paix qui est en toi. Lorsque je te serai uni par tout moi-même, il n’y aura plus pour moi de douleur ni de fatigue. Ma vie, toute pleine de toi, sera vivante. Celui que tu combles, tu l’allèges, car lorsque je ne suis pas comblé par toi, je me suis à charge à moi-même. Mes joies, dont je devrais pleurer, sont encore en lutte avec mes tristesses, dont je devrais me réjouir. De quel côté apparaîtra la victoire, je l’ignore… » (Confessions, X, xxvii, 38 – xxviii, 39)
Ce texte est essentiel pour commencer notre réflexion. Il servira en quelque sorte de fil directeur pour nous aider à comprendre beaucoup de choses :
il est impossible de concevoir, au nom même de la résurrection de la chair, de la communion des saints… de tout ce que nous affirmons dans la profession de foi, notre monde comme un monde de souffrance, l’au-delà comme un monde de joie, et ceci comme deux univers séparés (de façon somme toute assez « manichéenne »). La « perfection » qui est de Dieu n’est pas dans le pouvoir de l’homme par lui-même, mais en mettant précisément sa confiance (sa foi) en Dieu, il vit déjà, d’une certaine façon, la joie parfaite : mystère de Dieu…
l’homme fait à l’image de Dieu ne peut être étonné de connaître à la fois joie et souffrance ; la joie d’ailleurs n’est pas que désir et aspiration : elle se révèle une réalité dès ce monde, et donc une espérance au sens fort (non pas un « vœu pieu » comme on dit parfois, mais une réalité humaine qui doit être encore convertie au grand feu de l’Amour de Dieu). Nous devons devenir encore ce que profondément nous sommes : c’est-à-dire des êtres de joie.
l’union de la joie et de la souffrance dans la condition humaine alors que l’éternité n’est pas encore acquise (même si elle a été révélée et donnée) est une réalité, mais c’est cette condition que Dieu a épousé en s’incarnant dans le Christ, qui a connu lui la souffrance totale et la joie parfaite dans son existence terrestre, bien au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer. C’est à l’image de Dieu que nous devons vivre cette réalité, sans en refuser l’une des faces (que ce soit la souffrance, inéluctable car liée à notre condition d’homme mortel, que ce soit la joie, car fondement de notre caractère déjà divin), jusqu’au jour où le Christ revenant « effacera toutes larmes de [nos] yeux » (Ap 21, 4).
L’homme, créature de Dieu, fils de Dieu par le salut qui lui a été donné, connaît déjà d’une certaine façon l’éternité dès cette vie ; ceci nous est répété par les Pères :
« La bonté divine, frères très chers, nous invite, pour le salut de nos âmes, aux joies de la béatitude éternelle, comme vous l’avez entendu dans la lecture qui nous occupe, où l’Apôtre disait : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur. Les joies du monde tendent à la tristesse ; mais les joies conformes à la volonté de Dieu attirent aux biens durables et éternels ceux qui y persévèrent. C’est pourquoi l’Apôtre ajoute : Je le répète, réjouissez-vous. » (Homélie ancienne sur la Lettre aux Philippiens, 4, 4 [attribuée à St Ambroise ?])
ET LE PRÉDICATEUR CONTINUE, COMMENTANT PAUL :
« Que votre sérénité soit connue de tous les hommes : c’est-à-dire que votre conduite sainte ne doit pas seulement apparaître devant Dieu, mais aussi devant les hommes, pour donner un exemple de sérénité et de réserve devant tous ceux qui demeurent avec vous sur la terre, ou encore pour laisser un bon souvenir devant Dieu et les hommes.
Le Seigneur est proche : ne soyez inquiets de rien : le Seigneur est toujours proche de ceux qui l’invoquent avec sincérité, avec une foi droite, une espérance ferme, une parfaite charité : car il sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez : Il est toujours près à secourir, dans n’importe lequel de leurs besoins, ceux qui le servent fidèlement. Aussi, lorsque nous voyons que le malheur est imminent, nous n’avons pas à nous faire de grand souci, puisque nous devons savoir que Dieu est pour nous un défenseur tout proche, selon cette parole : Le Seigneur est proche de ceux dont le cœur est angoissé, et il sauvera ceux dont l’esprit est abattu. Les angoisses sont nombreuses pour les justes mais de toutes le Seigneur les délivrera [Ps 34]. Si nous nous efforçons d’accomplir et de garder ce qu’il prescrit, il ne tardera pas à s’acquitter de ses promesses.
Mais, en toute circonstance, dans l’action de grâce priez et suppliez pour faire connaître à Dieu vos demandes : nous ne devons pas, si nous sommes accablés d’épreuves, les supporter avec récriminations et tristesse, loin de là, mais avec patience et bonne humeur, en rendant grâce à Dieu en tout temps et à propos de tout. ».
Pourtant devant la souffrance, la révolte est fréquente. Plusieurs attitudes sont classiquement proposées au croyant :
la prière (cf. ci-dessus : il faudra donc éclaircir la notion de prière de demande : devons-nous demander et que demandons-nous ?)
l’amour de l’autre (se tourner vers l’autre aide à oublier ses propres souffrances, dit-on souvent ; plus profondément, l’Amour vrai est le chemin de la joie)
l’abandon à la volonté de Dieu (mais Dieu ne veut pas le mal et s’abandonner à Dieu c’est vouloir le bien et le bonheur car de Lui ne vient que le bonheur).
On n’ose pas clairement proposer la « joie » comme antidote à la souffrance ! Et ce n’est d’ailleurs pas ce que je ferai ici. La souffrance de l’homme est une réalité qui comporte toujours sa part de mystère (certes), mais est une réalité terrible, et toutes les ressources proposées, y compris la force morale (qui peut aider, avec les conseils donnés ci-dessus), ne doit pas amener à nier la souffrance. Si Dieu ne veut pas la souffrance (Dieu ne veut pas la mort de celui qui meurt, Ez 18, 32), il la connaît tellement bien et en admet tellement bien la réalité qu’il a accepté de mener pour nous le combat contre la souffrance « pour que [notre] joie soit parfaite » (Jn, en particulier 15, 11).
C’est ainsi que les grands mystiques ont pu faire cette expérience : la joie qui vient de Dieu, que Dieu nous donne toujours, qui habite toujours celui qui a tout remis entre les mains de Dieu, n’est pas incompatible avec la souffrance, les souffrances bien réelles de notre vie terrestre.
C’est quand le vide est suffisamment grand que Dieu peut venir le combler ; c’est quand le cœur de l’homme a cessé d’être rempli de l’homme (celui qui s’est mis lui-même au cœur de tout), que Dieu peut venir combler l’homme. La douleur du vide est souvent le chemin de la joie : ascèse spirituelle.
II – LE MYSTÈRE DU DIEU SOUFFRANT
Dieu, qui est joie parfaite, a voulu se charger de la souffrance de l’homme et en son Fils fait homme, serviteur souffrant, se révèle l’expérience de « cet homme de douleur » qui connaît l’éloignement, le refus de l’homme, son manque d’amour… Souffrance qui, pour Dieu, est une et totale(1), souffrance portée par celui qui s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. Pour ce Dieu d’amour, ce Dieu crucifié par amour pour l’homme, joie et souffrance ne sont pas incompatibles : ce sont les deux faces de cette même réalité qu’est son amour infini pour l’homme.
Ce qui est expérience de Dieu est toujours, à un degré ou à un autre, expérience de l’homme. Et certains Pères ont pu concevoir cette réalité divine (réalité divine et de ce fait présente en l’homme) : la possibilité pour l’homme de connaître la souffrance et la joie en même temps, un peu comme les deux faces d’une même vérité spirituelle(2). Dieu souffre pour l’homme, sanctifiant ainsi la souffrance de notre monde, comme Sa joie illumine et transforme notre monde.
C’est ainsi clairement l’expérience d’Elisabeth de la Trinité (1880-1906) qui voit dans la souffrance une occasion de rencontre plus intime avec Celui qu’elle adore, d’où la joie qui l’habite :
Je ne peux pas dire que j’aime la souffrance en elle-même, mais je l’aime parce qu’elle me rend conforme à Celui qui est mon Epoux et mon Amour. Oh, vois-tu, cela met dans l’âme une paix si douce, une joie si profonde, et on finit par mettre son bonheur dans tout ce qui est contrariant. Petite maman, essaie de mettre ta joie, non pas sensible, mais la joie de ta volonté, dans toute contrariété, tout sacrifice, et dis au Maître : « Je ne suis pas digne de souffrir cela pour vous, je ne mérite pas cette conformité avec vous. » Tu verras que ma recette est excellente, elle met une paix délicieuse au fond du cœur, elle rapproche du bon Dieu. (Lettre 317)
ou encore :
« Si Notre-Seigneur m’offrait le choix entre la mort dans une extase ou dans l’abandon du Calvaire, je la préférerais sous cette dernière forme, non pour le mérite, mais pour Le glorifier et Lui ressembler ! » (Souvenirs)
« O mon Dieu, vous savez que, si je souffre, si je désire surtout tant souffrir, ah ! ce n’est pas en pensant à mon éternité, mais seulement pour vous consoler, pour vous ramener des âmes, pour vous prouver que je vous aime. » (Journal)(3).
St Augustin explicite cette relation entre la souffrance du Christ et la souffrance de l’homme en ce monde parce que c’est le Christ total qui souffre, et non pas seulement la « tête ». Comment peut-on dire que l’homme porte aussi les souffrances du Christ ? Le Christ souffre aussi en son corps, dans les membres de son corps :
« Jésus Christ est un seul homme, avec sa tête et son corps. Le Sauveur du corps et les membres du corps sont deux en une même chair, en une même voix, en une même passion ; et, lorsque le temps du mal sera passé, en un même repos. C’est pourquoi les souffrances du Christ ne sont pas seulement chez le Christ ; et pourtant les souffrances du Christ ne sont que dans le Christ.
En effet, si, par le Christ, tu entends la tête et le corps, les souffrances du Christ sont seulement dans le Christ ; si, par le Christ, tu entends seulement la tête, les souffrances du Christ ne sont pas seulement dans le Christ. En effet, si les souffrances du Christ étaient seulement dans le Chirst, entendu de la tête seule, comment l’un de ses membres, l’Apôtre Paul, peut-il dire : Ce qu’il reste à souffrir des épreuves du Christ, je l’accomplis dans ma propre chair ?
Si donc tu fais partie des membres du Christ, qui que tu sois, qui entends ces paroles, ou qui ne les entends pas maintenant (pourtant, tu les entends, si tu fais partie des membres du Christ), tout ce que tu souffres par ceux qui ne sont pas de ses membres, cela restait à souffrir des épreuves du Christ.
C’est ajouté, parce que cela manquait ; tu remplis la mesure, tu ne la fais pas déborder ; tu souffres autant que tes souffrances devaient contribuer à la passion totale du Christ, qui a souffert dans notre tête et qui souffre dans ses membres, c’est-à-dire en nous-mêmes.
Au profit de cette sorte de cité que nous formons, nous payons notre dette, chacun dans ses limites, et nous portons à notre compte, selon l’abondance de nos ressources, copmme un impôt de souffrances. L’acquittement de toutes nos soufrances ne sera complet que lorsque le monde sera fini.
Ne croyez donc pas, mes frères, que tous les justes qui ont subi la persécution des méchants, même ceux qui ont été envoyés avant l’avènement du Seigneur pour annoncer celui-ci, ne faisaient pas partie des membres du Christ. Il est impossible qu’il ne fasse pas partie des membres du Christ, celui qui fait partie de la cité dont le Christ est roi.
C’est donc cette cité tout entière qui parle, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie. Ensuite, à partir du sang de Jean-Baptiste, par le sang des Apôtres, par le sang des martyrs, par le sang des fidèles du Christ, c’est une seule et même cité qui parle. » (Enarationes in Psalmos, 61, 4)
Nous garderons cette perspective en lisant les textes ci-dessous, et en rappelant – ce que nombre de mystiques ont pu affirmer : l’homme, configuré au Christ, porte avec lui sa Croix. C’est pourquoi, non seulement, membre du Corps du Christ, il connaît en sa chair la souffrance, mais il désire cette souffrance pour soulager le Christ, comme Simon de Cyrène qui a aidé Jésus à porter sa Croix.
SUITE
(1) : Rappelons-nous que St Thomas présente également la joie de Dieu, sa béatitude, comme une et totale.
(2) : En quittant un instant les Pères mais dans une perspective indéniablement spirituelle et donc profondément vraie humainement, on peut aussi citer à propos du lien entre « joie et tristesse », Khalil Gibran qui dans le Prophète écrit :
« Votre joie est votre tristesse sans masque,
Et ce même puits d’où monte votre rire a souvent été rempli de vos larmes.
Et comment en serait-il autrement ?
Plus la tristesse creusera profond dans votre être, plus vous pourrez contenir de joie… » (Livre de Poche, 1993, p. 47). Et il continue :
« Lorsque vous êtes joyeux, regardez au plus profond de votre cœur et vous découvrirez que c’est seulement ce qui vous a donné de la tristesse qui vous donne de la joie.
Lorsque vous serez envahi de tristesse, regardez de nouveau dans votre cœur, et vous verrez qu’en vérité vous pleurez pour ce qui avait fait vos délices.[…]
… je vous le dis, elles sont inséparables.
Elles viennent ensemble, et quand l’une est assise seule avec vous à votre table, n’oubliez pas que l’autre est endormie sur votre lit. » (pp. 47-48).
(3) : Toutes les citations d’Elisabeth de la Trinité sont extraites de Pensées II. Pour son amour j’ai tout perdu, Foi vivante 208, pp. 51-53.
PAPE BENOÎT: PREMIÈRE CATÉCHÈSE SUR LE CREDO: L’ANTICONFORMISME DU CHRÉTIEN
23 janvier, 2013http://www.zenit.org/article-33218?l=french
PREMIÈRE CATÉCHÈSE SUR LE CREDO: L’ANTICONFORMISME DU CHRÉTIEN
Pour Benoit XVI, une conséquence de la foi du baptême
Benoît XVI
ROME, Wednesday 23 January 2013 (Zenit.org).
« Dire « Je crois en Dieu » signifie fonder sur lui ma vie, laisser sa Parole l’orienter chaque jour, dans les choix concrets, sans avoir peur de perdre quelque chose de moi », explique Benoît XVI dans cette première catéchèse sur le Credo. Le baptême appelle les baptisés à l’anticonformisme!
Le pape a en effet tenu l’audience générale du mercredi, ce 23 janvier 2013, en la salle Paul VI du Vatican en présence de milliers de visiteurs.
Catéchèse de Benoît XVI en italien :
Chers frères et sœurs,
En cette Année de la foi, je voudrais aujourd’hui commencer à réfléchir avec vous sur le Credo, c’est-à-dire sur la profession solennelle de la foi qui accompagne notre vie de croyants.
Le Credo commence par ces mots : « Je crois en Dieu ». C’est une affirmation fondamentale, apparemment simple dans son caractère essentiel, mais qui ouvre au monde infini de la relation avec le Seigneur et avec son mystère. Croire en Dieu implique une adhésion à lui, l’accueil de sa Parole et une obéissance joyeuse à sa révélation.
Comme l’enseigne le Catéchisme de l’Eglise catholique, « La foi est un acte personnel : la réponse libre de l’homme à l’initiative de Dieu qui se révèle » (n.166). Pouvoir dire que l’on croit en Dieu est donc à la fois un don (– Dieu se révèle, il vient à notre rencontre –) et un engagement, une grâce divine et une responsabilité humaine, dans une expérience de dialogue avec Dieu qui, par amour, « parle aux hommes comme à des amis » (Dei Verbum 2), nous parle à nous, afin que, dans la foi et avec foi, nous puissions entrer en communion avec lui.
Où pouvons-nous écouter Dieu et sa parole ? L’Ecriture sainte est fondamentale ; la Parole de Dieu se rend audible pour nous et alimente notre vie d’« amis » de Dieu. Toute la Bible raconte comment Dieu s’est révélé à l’humanité ; toute la Bible parle de foi et nous enseigne la foi en racontant une histoire dans laquelle Dieu fait avancer son projet de rédemption et se fait proche de nous, les hommes, à travers les nombreuses figures de personnes, lumineuses, qui croient en lui et se confient en lui, jusqu’à la plénitude de la révélation dans le Seigneur Jésus.
A ce sujet, le chapitre 11 de la Lettre aux Hébreux (que nous venons d’entendre) est très belle : elle nous parle de la foi et met en lumière les grandes figures bibliques qui l’ont vécue, devenant ainsi des modèles pour tous les croyants. Voici ce que dit le texte au premier verset : « Or la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (11,1). Les yeux de la foi sont donc capables de voir l’invisible et le cœur du croyant peut espérer contre toute espérance, précisément comme Abraham dont Paul dit dans la Lettre aux Romains qu’ « espérant contre toute espérance, il crut » (4, 18).
Et c’est justement sur Abraham que je voudrais que nous nous arrêtions et portions notre attention, parce que c’est lui la grande figure de référence pour parler de la foi en Dieu : Abraham, le grand patriarche, modèle exemplaire, père de tous les croyants (cf. Rm 4, 11-12). La lettre aux Hébreux le présente ainsi : « Par la foi, Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit ne sachant où il allait. Par la foi, il vint séjourner dans la Terre promise comme en un pays étranger, y vivant sous des tentes, ainsi qu’Isaac et Jacob, héritiers avec lui de la même promesse. C’est qu’il attendait la ville pourvue de fondations dont Dieu est l’architecte et le constructeur » (11, 8-10).
L’auteur de la Lettre aux Hébreux fait ici référence à l’appel d’Abraham, raconté dans le Livre de la Genèse, le premier livre de la Bible. Que demande Dieu à ce grand patriarche ? Il lui demande de partir en abandonnant sa terre pour aller vers un pays qu’il lui montrera : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai » (Gn 12,1). Et nous, comment aurions-nous répondu à une telle invitation ? Il s’agit, en effet, d’un départ dans l’obscurité, sans savoir où Dieu le conduira ; c’est un chemin qui demande une obéissance et une confiance radicales, auxquelles seule la foi fait accéder. Mais l’obscurité de l’inconnu (– là où Abraham doit aller –) est éclaircie par la lumière d’une promesse ; Dieu ajoute à son commandement une parole rassurante qui ouvre devant Abraham le futur d’une plénitude de vie : « Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom… Par toi se béniront tous les clans de la terre » (Gn 12,2-3).
La bénédiction, dans l’Ecriture sainte, est liée principalement au don de la vie qui vient de Dieu, et se manifeste avant tout dans la fécondité, dans une vie qui se multiplie, passant de génération en génération. Et à la bénédiction est liée aussi l’expérience de posséder une terre, un lieu stable sur lequel vivre et croître dans la liberté et la sécurité, en craignant Dieu et en construisant une société d’hommes fidèles à l’Alliance, « un royaume de prêtres, une nation sainte » (cf. Ex 19,6).
C’est pourquoi Abraham, dans le projet divin, est destiné à devenir « père d’une multitude de peuples » (Gn 17,5 ; cf. Rm 4,17-18) et à entrer dans une nouvelle terre pour y habiter. Et pourtant Sarah, sa femme, est stérile et ne peut avoir d’enfants ; et le pays vers lequel Dieu le mène est loin de sa terre d’origine, déjà habité par d’autres peuples et il ne lui appartiendra jamais vraiment. Le narrateur de la Bible le souligne, mais avec une grande discrétion : quand Abraham arriva dans le lieu de la promesse de Dieu, « les Cananéens étaient alors dans le pays » (Gn 12,6).
La terre que Dieu donne à Abraham ne lui appartient pas, il est un étranger et le restera toujours, avec tout ce que cela comporte : ne pas avoir de projet de propriété, être toujours conscient de sa propre pauvreté, tout accueillir comme un don. Cette condition spirituelle est aussi celle de celui qui accepte de suivre le Christ, de celui qui décide de partir en accueillant sa vocation sous le signe de son invisible, mais puissante bénédiction. Et Abraham, « père des croyants », accepte cet appel, dans la foi. Saint Paul écrit dans la Lettre aux Romains : « Espérant contre toute espérance, il crut et devint ainsi père d’une multitude de peuples, selon qu’il fut dit : Telle sera ta descendance.C’est d’une foi sans défaillance qu’il considéra son corps déjà mort – il avait quelque cent ans – et le sein de Sara, mort également ; appuyé sur la promesse de Dieu, sans hésitation ni incrédulité, mais avec une foi puissante, il rendit gloire à Dieu, certain que tout ce que Dieu a promis, il est assez puissant ensuite pour l’accomplir » (Rm 4,18-21).
La foi amène Abraham à parcourir un chemin paradoxal. Il sera béni mais sans les signes visibles de la bénédiction : il reçoit la promesse de devenir un grand peuple, mais avec une vie marquée par la stérilité de sa femme, Sarah ; il est conduit dans une nouvelle patrie mais il devra y vivre toujours comme un étranger ; et l’unique terre qu’il lui sera permis de posséder sera un morceau de terrain pour ensevelir Sarah (cf. Gn 23,1-20). Abraham est béni parce que, dans la foi, il sait discerner la bénédiction divine en allant au-delà des apparences, confiant dans la présence de Dieu même lorsque ses voies lui semblent mystérieuses.
Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? Quand nous affirmons « Je crois en Dieu », nous disons comme Abraham : « J’ai confiance en toi, je me remets à toi, Seigneur », mais non comme à quelqu’un à qui recourir uniquement dans les moments de difficultés, ou à qui consacrer un moment dans la journée ou dans la semaine. Dire « Je crois en Dieu » signifie fonder sur lui ma vie, laisser sa Parole l’orienter chaque jour, dans les choix concrets, sans avoir peur de perdre quelque chose de moi.
Quand, dans le rite du baptême, cette question est posée trois fois « Croyez-vous ? » en Dieu, en Jésus-Christ, en l’Esprit-Saint, en l’Eglise catholique et dans les autres vérités de la foi, la triple réponse est au singulier : « Je crois », parce que c’est mon existence personnelle qui doit assumer un tournant avec le don de la foi, c’est mon existence qui doit changer, se convertir. Chaque fois que nous participons à un baptême, nous devrions nous demander comment nous vivons, dans la vie quotidienne, le grand don de la foi.
Abraham, le croyant, nous enseigne la foi ; et, en tant qu’étranger sur la terre, il nous indique la véritable patrie. La foi fait de nous des pèlerins sur la terre, insérés dans le monde et dans l’histoire, mais en chemin vers la patrie céleste. Croire en Dieu fait donc de nous des porteurs de valeurs qui, souvent, ne coïncident pas avec les modes et les opinions en vogue ; cela nous demande d’adopter des critères et d’assumer des comportements qui n’appartiennent pas à la manière de penser générale.
Le chrétien ne doit pas avoir peur d’aller « à contre courant » pour vivre sa foi, en résistant à la tentation de « se conformer ». Dans beaucoup de nos sociétés, Dieu est devenu « le grand absent » et de nombreuses idoles ont pris sa place, la première étant le « je » autonome. Et même les progrès connus et positifs de la science et de la technique ont donné à l’homme une illusion de toute-puissance et d’autosuffisance, et un égocentrisme croissant a provoqué pas mal de déséquilibres au sein des rapports interpersonnels et des comportements sociaux.
Et pourtant, la soif de Dieu (cf. Ps 63,2) ne s’est pas éteinte et le message évangélique continue de résonner à travers les paroles et les œuvres de beaucoup d’hommes et de femmes de foi. Abraham, le père des croyants, continue d’être le père de nombreux enfants qui acceptent de marcher dans ses pas et qui se mettent en route, dans l’obéissance à la volonté divine, confiants dans la présence bienveillante du Seigneur et accueillant sa bénédiction pour devenir eux-mêmes bénédiction pour tous. C’est le monde béni de la foi auquel nous sommes tous appelés, pour avancer sans peur à la suite du Seigneur Jésus Christ. Et parfois, c’est un chemin difficile, qui passe aussi par l’épreuve et par la mort, mais qui ouvre à la vie, dans une transformation radicale de la réalité que seuls les yeux de la foi sont capables de voir et de goûter en plénitude.
Affirmer « Je crois en Dieu » nous pousse, alors, à partir, à sortir continuellement de nous-mêmes, précisément comme Abraham, pour apporter dans la réalité quotidienne dans laquelle nous vivons la certitude qui nous vient de la foi : la certitude de la présence de Dieu dans l’histoire, aujourd’hui encore ; une présence qui donne vie et salut, et nous ouvre à un avenir avec lui par une plénitude de vie qui ne connaîtra plus jamais de couchant. Merci.
Traduction de Zenit, Hélène Ginabat