Archive pour le 22 janvier, 2013
LES CHRÉTIENS D’ORIENT, PAR LE CARDINAL JEAN-LOUIS TAURAN – ROME, 2 DÉCEMBRE 2011
22 janvier, 2013http://www.cardinalrating.com/cardinal_111__article_11019.htm
LES CHRÉTIENS D’ORIENT, PAR LE CARDINAL JEAN-LOUIS TAURAN
ROME, 2 DÉCEMBRE 2011
LES VISITER ET SOUTENIR LEURS INSTITUTIONS
ROME, lundi 5 décembre 2011 (ZENIT.org) – Le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux appelle de ses voeux “une solution rapide du Moyen Orient” et souligne la responsabilité des chrétiens vis-à- vis de ceux du Moyen Orient.
Le cardinal français est intervenu au cours d’un colloque, organisé les jeudi 1er et vendredi 2 décembre à Rome par l’Institut français (cf. Zenit du 30 novembre 2011).
Evoquant la situation des chrétiens du Moyen Orient, le cardinal Tauran souligne la responsabilité de tous les chrétiens: “II faut les visiter, soutenir leurs institutions et travailler à la cause du rétablissement de la justice et de la paix pour qu’advienne une solution rapide du Moyen Orient
Texte intégral de l’intervention du cardinal Tauran
« Chrétiens d’Orient : chantiers de recherches et débats contemporains »
Colloque international
Ambassade de France près le Saint-Siège
École française de Rome
Centre Saint-Louis
Les chrétiens d’Orient dans le dialogue islamo-chrétien
Les chrétiens d’Orient, qui sont-ils ? Au sens large, ce sont tous les catholiques non-latins, les orthodoxes et les protestants du Proche et du Moyen Orient. On y inclut aussi les minorités d’Iran, d’Arménie, de Turquie, d’Inde, du Pakistan, d’Indonésie et d’Ethiopie. Les chrétiens d’Orient ne connaissent pas une organisation centralisée comme le christianisme occidental (je pense au catholicisme romain). La place de la culture, de la langue, la multiplicité des dénominations et des pratiques en font une mosaïque. Je ne vais pas parler de tous ces chrétiens, mais je voudrais limiter mon propos aux chrétiens du Moyen Orient pour des raisons évidentes : ce sont ceux qui nous sont le plus proches, en particulier ceux qui vivent en Terre Sainte, descendants de la première Eglise de Jérusalem.
Le Moyen Orient est massivement musulman, et son islam a connu des périodes fastes. Des villes comme Damas, Bagdad, Le Caire, Istanbul rappellent ce que furent les grandes réalisations de l’islam historique, avec les Omeyades (7e s.), les Abbassides (du 8e s. au 13e s.), les Mamelouks (du 13e s. au 16e s.) et les Ottomans (du 16e s. à 1924). Sans parler de la Mecque et de Médine,
Les chrétiens d’Orient y sont minoritaires et tendent à diminuer. Ils ne sont pas des convertis de l’islam. Ils sont, comme je le disais plus haut, les descendants de la première Eglise de Jérusalem, leurs ancêtres ont été les témoins vivants des événements du salut. Littéralement, ils entourent les Lieux saints de leur présence et leur donnent vie par leur prière et leur amour, empêchant qu’ils deviennent de simples musées. Mais ils ont une histoire, une langue et une culture communes avec les musulmans au milieu desquels ils vivent depuis des siècles. C’est pourquoi les relations entre les deux communautés sont traditionnellement bonnes au niveau du dialogue de la vie. Evidemment, ils ont aussi des rapports séculaires avec les communautes juives d’autant plus qu’avec les Juifs, les chrétiens sont spirituellement unis dans la lignée d’Abraham et reconnaissent les prémices de leur foi dans le Premier Testament.
II y a eu des périodes de cohabitation féconde entre chrétiens et musulmans: Istanbul, Alexandrie, Jérusalem ont longtemps accueilli tous les croyants. Mais quand les empires se sont effondres et que l’unité de mesure est devenue la nation, il y a eu moins de place pour la diversité, le califat se termine avec la chute de l’Empire ottoman et la naissance de la république d’Atatürk ; l’orthodoxie s’effrite en se soustrayant a l’hégémonie du patriarcat de Constantinople et en donnant naissance à de nouvelles églises nationales. De nouvelles identités s’affirment.
Depuis Le 16e siècle, le christianisme est devenu minoritaire en Orient, et l’islam, qui avait perdu de son prestige, a récupéré son identité a partir du moment où il a immigré vers l’Europe. S’il y a eu hier une cohabitation entre peuples divers, aujourd’hui encore, chrétiens et musulmans sont contraints par la géographie et par l’histoire à retrouver un mode de vivre ensemble. La Méditerranée, ce «lac des monothéismes » comme on l’a écrit, pourrait être un lieu de recomposition.
Evidemment, il faudrait parler d’autres facteurs qui ont complètement transformé le paysage politique, social, culturel et religieux du Moyen Orient: je pense évidemment au conflit israélo-palestinien non-résolu, et à la partition de Chypre, a la situation de l’Irak …. Comme on l’a remarqué, la situation des chrétiens dans cette partie du monde peut être évoquée comme suit: un pays ou il est interdit de construire des églises comme l’Arabie saoudite; des pays ou les chrétiens sont considérés comme non nationaux; le Koweït, les Etats du Golfe, Oman et les États du Maghreb; les pays ou les chrétiens sont autochtones et les Églises apostoliques: Égypte, Syrie, Irak, Jordanie, Palestine, Turquie; et enfin l’exception libanaise ou le Président de la République est, par un accord tacite, chrétien maronite. Tout en proclamant que l’islam est la religion de l’État (sauf en Syrie et au Liban), les constitutions de ces pays affirment que tous les citoyens sont égaux devant la loi, sans discrimination de race et de religion. Cela évidemment au niveau théorique. La pratique est le plus souvent bien différente.
On doit souligner qu’une collaboration confiante s’est développée entre musulmans et chrétiens au niveau de l’éducation, de la santé, de la culture, de l’économie et de la solidarité. Les écoles catholiques sont particulièrement appréciées par de nombreuses familles musulmanes. II y a des Parlements où les chrétiens sont représentés, bien qu’i1 leur soit difficile, sinon impossible, d’accéder aux postes de décision politique (sauf au Liban). Mais ceci dit, il faut rappeler que les conversions de musulmans au christianisme sont pratiquement impossibles. Et dans Le cas de mariage mixte, les enfants mineurs sont présumés suivre la religion de leur père. Si la liberté de culte est partout respectée, sauf en Arabie saoudite, et s’il est souvent possible de construire de nouvelles églises, cela n’est pas le cas en Égypte où reste en vigueur une disposition de l’empire ottoman de 1856 qui n’autorise une restauration d’église que sur décret présidentiel.
Si donc les chrétiens se sentent chez eux dans cette partie du monde, s’i1s vivent plus ou moins bien leur foi et leur culture, personnellement et communautairement, ils n’en éprouvent pas moins le sentiment d ‘une certaine précarité, le conflit non-résolu israélo-palestinien et les manifestations d’un islamisme agressif font que beaucoup de chrétiens choisissent l’émigration surtout lorsqu’ils pensent à l’avenir de leurs enfants.
Les chrétiens d’Orient se sentent toujours considérés comme des citoyens de seconde catégorie. Ils se référent souvent au statut de la « dhimmitude ». On comprend alors que ces chrétiens ne soient pas spontanément des enthousiastes du dialogue interreligieux !
Pourtant, si nous prenons en considération le christianisme, l’islam et le judaïsme, on peut relever que ces trois monothéismes favorisent une pédagogie de la rencontre. Certes nous sommes différents et nous devons nous accepter comme tels. Mais nous pouvons mettre à la disposition de la société des valeurs communes qui nous inspirent: respect de la vie, sens de la fraternité, dimension religieuse de l’existence.
Dans le fond, Juifs, chrétiens et musulmans, nous croyons que chacun de nous est unique. Alors, il me semble qu’il n’est pas impossible de sensibiliser éducateurs et législateurs à l’opportunité de proposer à ces peuples qui vivent depuis toujours ensemble des règles de conduite telles que:
- le respect des personnes qui cherchent à scruter l’énigme de la condition humaine à la lumière de leur religion;
- le sens critique qui permet de choisir la vie ou la mort, le vrai ou le faux;
- le souci de la liberté qui suppose une conscience droite, une foi éclairée ;
- l’acceptation de la pluralité qui nous incite à nous considérer différents, mais égaux en dignité, en refusant toutes les formes d’exclusion, en particulier celles invoquant une religion ou une conviction.
Si nous pouvions dire tout cela ensemble, il est sûr que nous aurions devant nous un avenir beaucoup plus serein. N’est-ce pas au fond ces convictions qui sont à l’origine de ce que l’on appelle le « printemps arabe »? Cette jeunesse de certains pays du Maghreb, consciente, cultivée, qui ne supporte plus la dictature, est plus « révoltée » que « révolutionnaire ». Elle est en quête de dignité et de liberté,
II est vrai que les chrétiens d’Orient ont beaucoup souffert depuis qu’ils existent. Souvent pour survivre, ils ont plus plié que résisté. Mais leur disparition serait une catastrophe, surtout pour les Lieux saints chrétiens, Que peut-on donc faire pour eux ?
D’abord, les aider à rester sur place. Dieu les a plantés dans cette partie du monde et c’est là qu’ils doivent fleurir. Malgré certains phénomènes de fondamentalisme, la présence chrétienne dans la société arabe joue un rôle positif de facilitateur entre les composantes de cette société et de catalyseur pour la convivialité.
Ils jouent aussi le rôle de pont entre l’Orient et l’Occident.
Or, pour être un pont, il faut être solidement ancré des deux côtés de la rive. Nos frères dans la foi sont ancrés dans l’Orient qui est leur milieu historique, linguistique, culturel et politique. Ils sont aussi ancrés en Occident par leur foi, leur patrimoine spirituel et leur ouverture intellectuelle.
II faut les visiter, soutenir leurs institutions et travailler à la cause du rétablissement de la justice et de la paix pour qu’advienne une solution rapide du Moyen Orient. Ce que le pape Jean XXIII affirmait dans l’encyclique Pacem in terris demeure toujours d’actualité : « Nous devons rétablir les rapports de la vie en société sur les bases de la vérité et de la justice, de l’amour et de la liberté » (n. 40).
Pratiquer le dialogue entre croyants, c’est être convaincu que nous formons tous une famille, qu’i1 existe une communauté humaine et un bien universel. Mais c’est aussi s’opposer à la xénophobie, à la fermeture des frontières, aux idéologies qui diffusent la haine. Le dialogue entre cultures et entre croyants n’a pas seulement pour but de mieux se connaître pour éviter les conflits, mais il a aussi pour but de nous aider à élaborer une culture qui permette à tous de vivre dans la dignité et la sécurité.
Comme certains d’entre vous le savent, j’ai été pendant quelques années en poste à la Nonciature au Liban, de 1975 à 1982. C’est là que j’ai participé pour la première fois à un groupe d’amitié islamo-chrétienne, guide par un jésuite français, Augustin Dupré Latour. Parlant de ces rencontres, il écrivait : « Croyants de deux religions, nous nous sommes retrouvés, non comme des « sédentaires » satisfaits de ce qu’ils possèdent, mais comme appartenant à la race des « nomades », vivant sous une « tente », des itinérants guides par l’Esprit de Dieu. Nous nous sommes reconnus tout spontanément, non pas comme possédant la vérité divine, mais comme possédés par cette vérité, qui guide, entraine, libère, chacun dans sa ligne propre, plus attaché à sa propre foi. »
Je souhaite que ces journées romaines montrent que, malgré tous les événements de nature à les opposer, chrétiens et musulmans (et juifs) sont capables de se rencontrer, de dialoguer, de refuser les amalgames ; que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, les religions ne sont pas facteurs de conflit, mais les croyants sont des personnes de bonne volonté qui contribuent à développer la paix. Avec les chrétiens d’Orient, les Européens, qui eux aussi sont désormais « condamnés » au dialogue interreligieux dans des sociétés de plus en plus plurielles, il nous faut arriver à un réel sens de l’altérité, accepter nos différences, se réjouir de nombreux terrains de rencontre. Il ne s’agit pas de négocier ou de faire des concessions sur ce que nous croyons. Il ne s’agit pas de convertir l’autre, même si le dialogue interreligieux favorise souvent les conversions. II s’agit de se connaitre pour s’aimer et créer du bonheur autour de soi. Soyons nous-mêmes ! Non pour imposer nos convictions, mais pour les proposer. Pèlerins de la vérité au milieu des contradictions de l’histoire, en dépit de nos incohérences, soyons capables par notre générosité, notre douceur et notre persévérance de purifier notre mémoire et notre cœur pour faire en sorte que la sagesse humaine se rencontre avec la sagesse de Dieu.
Parce que nous distinguons le politique et le religieux, le temporel et le spirituel, nous chrétiens avons le devoir de susciter toutes initiatives qui prouvent à quel point les croyants sont une ressource pour la cité. Le pape Benoît XVI, l’a admirablement dit sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem: « Ceux qui honorent le Dieu unique croient qu’il tiendra les êtres humains responsables de leurs actions. Les chrétiens affirment que les dons divins de la raison et de la liberté sont à la base de cette responsabilité, la raison ouvre l’esprit à la compréhension de la nature et de la destinée communes de la famille humaine, tandis que la liberté pousse les cœurs à accepter l’autre et à Le servir dans la charité, l’amour indivisible pour le Dieu unique et la charite envers le prochain deviennent ainsi le pivot autour duquel tout tourne. C’est pourquoi nous travaillons inlassablement pour préserver les cœurs humains de la haine, de la colère ou de la vengeance » (12 mai 2009).
Oui, il est salutaire de nous souvenir que notre Dieu est « dialogue » (Trinité) et que dialoguer n’est pas « céder », mais affirmer d’abord nos convictions, pour comprendre ensuite nos accords et nos désaccords et considérer enfin ce qu’ensemble nous pouvons faire pour Le bien commun de nos sociétés plurielles.
Je conclus mon propos. Pardonnez-moi si, dans ce temple de la culture française, j’ose vous laisser un message que j’emprunte à un poète anglais, William Blake: «J’ai cherché mon âme et je ne l’ai pas trouvée ; j’ai cherché Dieu, et je ne l’ai pas trouvé ; j’ai cherché mon frère et je les ai trouvés tous les trois ».
L’ENQUÊTE DE LUC OU COMMENT UN MÉDECIN PAÏEN SE TRANSFORMA EN HISTORIEN DE JÉSUS.
22 janvier, 2013http://www.spiritualite2000.com/page-95.php
AVENTURE SPIRITUELLE
MAI 2001
L’ENQUÊTE DE LUC OU COMMENT UN MÉDECIN PAÏEN SE TRANSFORMA EN HISTORIEN DE JÉSUS.
Luc suit la flamme vacillante de la lanterne à travers les entrelacs des rues de la ville. Les faibles lueurs jettent sur les murs de pisé clair les ombres Incertaines de ses deux guides. Luc est étreint par une émotion puissante, II ne se sent pas encore prêt pour la rencontre. Hier, quand Jean lui a dit qu’elle l’attendait, qu’elle acceptait de le recevoir, jamais il n’aurait pu imaginer une joie plus grande. Elle, qui ne voit plus personne, dont on dît qu’elle ne parle jamais, elle, qui vit recluse dans la maison de Jean, elle. Marie, la mère du Seigneur.
« La mère du Seigneur », ces quatre mots représentent tellement pour Luc que ses pensées se bousculent dans son esprit. Elle, qui a connu le Seigneur alors qu’il n’était qu’une vie fragile qui tressaillait dans ses entrailles ; elle, qui a porté celui qui porte tout ; elle, qui a tenu dans ses bras le Salut du monde ; elle, qui a nourri de son lait celui qui allait s’offrir en nourriture à l’humanité ; elle, qui a appris les premiers mots humains à la Parole de Dieu ; elle, qui a recueilli le dernier mot du Christ en croix, du Verbe fait chair ; elle, qui a reçu dans ses bras le cadavre de celui qui est la Vie…
Luc demande à ses guides de ralentir le pas, il ne se sent pas prêt encore. Pourtant, II a tant désiré cette rencontre, lui qui consacre sa vie à recueillir les témoignages de ceux qui l’ont vu, qui l’ont connu, ce Jésus, le Christ, le Fils de Dieu venu dans le monde.
Dès qu’il avait rencontré Paul à Troas, Luc avait été subjugué par la puissance de sa foi et la force de son enseignement. Depuis, II est devenu son compagnon dans ses pérégrinations missionnaires. À l’annonce de l’Evangile de Dieu, de plus en plus de païens comme lui entraient dans la Vie. Tous ces néophytes étaient avides d’en savoir plus sur Jésus, devenu leur Seigneur. Le témoignage des apôtres et leurs lettres n’y suffisaient plus. Des écrits commençaient à circuler, qui racontaient les grands moments de la vie du SauveUr du monde, et qui rappelaient certaines ses paroles. De son premier séjour à Jérusalem, Luc avait ramené les nombreuses notes rédigées par l’Apôtre Matthieu, et en faisait faire des copies.
Son ami Marc lui avait remis la rédaction qu’il avait des confidences de l’Apôtre Pierre. Mais lui, Luc, pensait que ces premiers textes inestimables étaient trop marqués par la culture juive pour être reçus sans explications par les chrétiens d’origine païenne. Leur forme ne leur permettait pas de toucher les hommes cultivés de culture grecque. Un autre phénomène préoccupait Luc : des gens, sans en avoir reçu mission des Apôtres, sans compétence et sans avoir fait des enquêtes sérieuses, s’autorisaient à écrire des vies de Jésus. Ces écrits apocryphes risquaient de porter un grand tort à l’annonce de la Vérité. Déjà des légendes absurdes circulaient dans les communautés chrétiennes et nourrissaient des fausses doctrines.
Fin lettré et féru d’histoire, Luc s’était inquiété de cette situation auprès de Paul. Il lui avait confié son dessein d’écrire une biographie de Jésus, suivie d’une histoire des premières communautés, en un mot de publier de vraies « Antiquités chrétiennes », sur le modèle des Antiquités romaines du célèbre historiographe Denys d’Halicarnasse. Paul, convaincu par ses arguments, avait encouragé Luc et lui avait donné une lettre de recommandation, afin qu’il pût mener les investigations appropriées auprès des témoins crédibles encore de ce monde. Alors Luc avait quitté Rome, laissant Paul dans sa prison, et était parti pour la Palestine.
Luc avait commencé son enquête à Nazareth. Les anciens se souvenaient de Jésus, le fils de Joseph le charpentier et de Marie. Alors qu’il avait trente ans, il avait quitté l’atelier familial. Il s’était éloigné quelque temps du village, certains disaient qu’Il avait rejoint un certain Jean qu’on prétendait être son cousin et qui baptisait dans le Jourdain. Quand il était revenu, ce n’était plus le jeune homme qu’ils avaient connu, il pariait avec autorité. Il avait fait scandale à la synagogue en lisant la prophétie d’Isaïe : « L’esprit du Seigneur est sur moi… » II avait osé proclamer que ce passage de l’Ecriture s’accomplissait maintenant, que lui-même était cet envoyé de Dieu. Il avait été chassé, et c’était miracle qu’il n’ait pas été précipité au bas d’un escarpement qui surplombe la ville. Les anciens disaient qu’ensuite il était allé à Capharnaüm et y avait fait de nombreux miracles, encore qu’à Nazareth, on n’en eût vu aucun.
Luc était donc parti pour Capharnaüm. Là, les choses avaient été plus simples. Capharnaüm était la ville de Pierre. Luc savait que c’était là que le chef des Apôtres, André, Jacques et Jean avaient été appelés par Jésus alors qu’ils étaient pécheurs sur le lac. Ils avaient suivi cet homme qui remplissait miraculeusement leurs filets et promettait de faire d’eux des pécheurs d’hommes. Avec lui, ils avaient parcouru la région. Jésus enseignait et guérissait de nombreux malades. Un jour, on lui avait présenté un paralytique, et Jésus avait déclaré à l’homme : « Tes péchés sont pardonnés. » De nouveau, le scandale était advenu. Des pharisiens s’étaient émus : « Seul Dieu peut pardonner les péchés ! »
Et Jésus, en quelque sorte, avait relevé le défi. Pour montrer l’efficacité de sa parole, il avait ordonné à l’homme de marcher, et celui-ci aussitôt s’était levé, et avait ramassé sa civière. À partir de cet instant, le comportement de Jésus n’avait plus cessé de heurter les convenances. Il avait appelé Lévi à le suivre, un collecteur d’impôt méprisé de tous. II avait même guéri un homme le jour du sabbat dans la synagogue. Qui était-il donc pour se prétendre le maître du sabbat ? Là encore, les pharisiens avaient récriminé, et dès lors, le discours de Jésus s’était fait plus âpre. Aux foules qui le suivaient, il prêchait un amour total, sans réticences, sans limites, qui allait jusqu’à l’amour des ennemis.
Luc avait rencontré des témoins de cet amour, le serviteur d’un centurion romain qui avait été guéri sur la supplique de son maître – un païen, il l’avait souligné -, le fils d’une veuve de Naïm qui était revenu à la vie et avait été rendu à sa mère dont le chagrin avait ému Jésus, et surtout, cette femme, maintenant âgée, qui avait dû être très belle. Elle avait imploré le pardon du maître et avait répandu sur les pieds de Jésus un parfum coûteux qu’elle avait essuyé avec ses cheveux. Ce jour-là, elle avait versé sur elle-même et sa vie de péché des pleurs amers, et le pardon du Seigneur lui avait rendu sa dignité et sa vie. C’est avec des larmes de joie qu’elle avait répété à Luc les mots par lesquels Jésus l’avait relevée : « Ta foi t’a sauvée ; va en paix. »
Des témoignages comme celui-là, Luc en avait recueilli tant et tant qu’il avait dû en éliminer bon nombre dans son livre, ne conservant que ce qui mettaient le plus évidemment en lumière le Salut gratuit et universel que Jésus le Christ offre aux hommes. Il avait ainsi retenu le démoniaque géranésien dont les démons avaient péri avec un troupeau de porcs, la fille de Jaïre qui était revenue à la vie, l’aveugle de Jéricho, et le très riche Zachée, qui était trop petit pour voir le Seigneur, et chez qui Jésus s’était invité après l’avoir aperçu juché dans un arbre. Le vieux Zachée n’en revenait pas encore , d’avoir été jugé digne et répétait: « Ce jour-là, le Salut est entré dans ma maison. » Luc a retenu encore l’histoire de ce lépreux étranger. Guéri par Jésus, il fut le seul à revenir se jeter à ses pieds pour s’entendre dire : « Relève-toi, ta foi t’a sauvé. »
Chaque rencontre, chaque témoignage lui avait permis d’affiner son portrait de Jésus: un homme libre devant le péché,, le mal, la loi qui emprisonne les esprits et stérilise les coeurs, un homme doux et humble, débordant d’amour et de miséricorde pour les petits, les pauvres, les exclus, les estropiés de la vie, sans tenir compte ni de la race, ni de la religion, ni du sexe. C’était aussi un homme doué d’une puissance et d’une autorité inconnues, comme l’atteste cet épisode qu’on lui a raconté dix fois, celui de la tempête, apaisée sur le lac. Alors que la barque des disciples tanguait et prenait l’eau, tandis que Jésus dormait, les disciples avaient pris peur, mais Jésus avait arrêté le tumulte des flots et fustigé leur manque de foi. Tous les témoignages recueillis recoupaient ceux que les Apôtres avaient laissés. Cependant, Luc avait eu plus de difficultés à reconstituer les paraboles, ces histoires que Jésus inventait pour rendre son message plus accessible. Chaque auditeur en avait compris le sens à sa manière.
Parfois, les témoins étaient encore marqués par des paroles du Maître très dures à entendre, et pas seulement pour les pharisiens. Cet homme riche, par exemple, qui jeune homme avait demandé conseil à Jésus. Le Seigneur l’avait invité à vendre tous ses biens et à le suivre. Il avait préféré conserver ses richesses, mais, avait-il confessé à Luc, depuis ce jour, il ne trouvait plus le repos. Jésus prononçait aussi des paroles étranges que nul ne comprenait, qui échappaient à toute logique humaine. C’était celles dont les gens se souvenaient le mieux. Depuis des années, ils les retournaient dans leur tête pour en percer le sens.
Certains qui faisaient partie des disciples qui suivaient Jésus se rappelaient que les Apôtres se posaient beaucoup de questions. Ils avaient préféré Jésus à leurs métiers, à leurs épouses, à leurs enfants, que fallait-il qu’ils donnent encore ? Petit à petit, ils comprirent qu’il s’agissait de vie et de mort. Jésus annonçait une grande épreuve et, en même temps, il faisait la promesse d’un royaume, le royaume de son Père, le royaume de Dieu, un royaume qui appartient à ceux qui ne savent pas compter. C’est ce que lui avait expliqué un disciple collecteur d’impôts qui savait faire les comptes. Dans ce royaume, on paie les ouvriers qui ont travaillé une heure comme ceux qui ont peiné tout le jour, on glorifie le berger qui laisse cent brebis pour en retrouver une, le fils qui revient après avoir dilapidé l’héritage avec des filles, le semeur qui répand la semence à tous les vents, le maître du banquet qui invite tous les gueux et tous les loqueteux du pays, l’étranger qui laisse son argent pour qu’on prenne soin d’un inconnu détroussé et battu par des bandits, un royaume où les enfants, les pauvres, les pécheurs, les prostituées et les païens sont les premiers.
Luc avait noté des témoignage plus étonnants encore, comme celui de cet homme qui, encore enfant, avait suivi Jésus au milieu d’une grande foule, cinq mille hommes au moins prétendait-il. Ce jour-là, lorsque le soir était venu, Jésus avait regardé cette foule harassée et affamée, il avait été pris de pitié. Pouvait-on les renvoyer sans nourriture ? L’enfant avait entendu les proches du Maître protester : « Renvoie la foule, qu’ils aillent dans les villages et les fermes alentour, pour trouver abri et subsistance, ici, nous sommes dans un endroit désert. » Jésus avait rétorqué : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Les Apôtres avaient l’air bien ennuyés. L’enfant leur avait alors apporté discrètement les cinq pains et les deux poissons dont l’avaient muni ses parents. C’était peu, mais il n’allait tout de même pas les manger tout seul dans son coin ! Les Apôtres les avaient déposé devant Jésus qui les avaient bénis et partagés, et toute la foule avait eu à manger en abondance, au point que les restes avaient rempli plusieurs grands paniers.
En dehors de ceux qu’on nomme les Apôtres, et des autres disciples, de nombreuses femmes suivaient Jésus: Marie, Jeanne, Suzanne, et bien d’autres. Luc a même rencontré à Béthanie une certaine Marthe, qui était amie de Jésus comme sa sueur, Marie, et leur frère Lazare. Elle racontait comment le Seigneur avait ramené Lazare à la vie. Un drôle de caractère, cette Marthe, et Luc avait bien senti combien elle aimait le Seigneur. Pourtant, Jésus n’avait pas toujours été amène à son égard.
Elle se souvenait qu’un jour où sa sueur Marie était tranquillement assise à ses pieds à l’écouter, elle, Marthe, préparait seule le repas, sans que Jésus ne s’en offusquât. Comme elle avait protesté, Jésus lui avait même reproché de s’agiter inutilement; il avait pris le parti de Marie. Depuis, elle avait compris que la meilleure place était bien auprès du Seigneur, mais sur l’instant, elle avait cru qu’il avait une préférence pour Marie. Enfin, avait-elle conclu avec un brin d’humour, cela prouvait peut-être que pour le Seigneur les femmes n’avaient pas seulement à être de bonnes ménagères. Désormais, elle prenait le temps de s’arrêter pour écouter Dieu dans le silence de son coeur. D’ailleurs, avait-elle ajouté, Jésus lui-même montrait l’exemple : souvent, il laissait tout tomber et se retirait à l’écart pour prier son Père.
À Jérusalem, grâce au grand nombre de témoins encore présents. Luc avait vérifié les détails de ce que la communauté des croyants confessait depuis ce glorieux jour de la Pentecôte, où l’Esprit Saint promis par Jésus avait ouvert les esprits, les coeurs et les bouches : Jésus avait été crucifié et était mort, mais Dieu l’avait ressuscité. Luc avait pu décrire précisément le procès, la condamnation, l’exécution. Il avait pu suivre le chemin même qu’avait emprunté le Seigneur, du mont des Oliviers au Calvaire. Il avait le coeur serré en y repensant: la trahison de Judas (celui-là, personne ne voulait lui en parler), le reniement de Pierre, le vieil Apôtre tant aimé et si respecté, l’agonie du Seigneur, ce témoignage insoutenable de son obéissance à son Père. Il n’avait rien caché, pour être cru et « pour que le monde croie ». Enfin, il avait voulu bien mettre en évidence ce témoignage sur un centurion – encore un païen – qui le premier, après que le Seigneur eut expiré dans un grand cri, avait glorifié Dieu en s’exclamant : « Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu !
Le fils de Joseph d’Arimathie se souque pour le Seigneur les femmes venait mot à mot de ce que lui racontait son père, et comment celui-ci avait réclamé à Pilate le corps du Seigneur et l’avait déposé dans un tombeau taillé dans le roc au soir de ce jour terrible, tandis que les disciples et les Apôtres étaient terrés ou en fuite. Seules les femmes étaient là, avaitil tenu à préciser. Plus tard, elles avaient observé en silence, dans les larmes, la lourde pierre qu’on roulait devant le sépulcre. Enfin, elles étaient parties pour ne pas être surprises en chemin par le début du sabbat.
Ensuite, Luc avait tenté de rendre compte de l’inconcevable, de raconter comment, au matin du premier jour de la semaine, ces mêmes femmes avaient trouvé le tombeau ouvert et vide. Il y avait Marie de Magdala, lui avait-on dit, et Jeanne, et Marie, la mère de Jacques. Elles avaient couru le dire aux Apôtres, mais ils avaient cru que les pauvres femmes radotaient. Luc avait recueilli une foule de témoignages attestant la résurrection du Seigneur. On disait que Marie de Magdala avait été la première à le voir vivant. Mais Luc avait décidé de rester sobre, tout cela resterait incompréhensible à ceux qui n’accueilleraient pas le don de la foi. C’était le sens qui comptait, pas l’accumulation des preuves. Ce jour-là, le soleil qui se levait sur le monde était celui d’un jour nouveau qui commençait, un jour qui ne connaîtrait pas de crépuscule. Aussi, Luc s’était il décidé à ramasser sur le seul premier jour de la semaine, le jour du Seigneur, le dimanche de la résurrection qui désormais embrasse toute l’histoire du monde, les quelques témoignages qu’il avait retenus.
Dans sa rédaction, il avait choisi de bien mettre en avant le récit de deux disciples que le Seigneur ressuscité avait rejoints sur la route du village d’Emmaüs. Aucun des deux ne l’avait reconnu, mais leurs coeurs brûlaient quand il leur parlait sur la route. Quand il avait rompu le pain à l’auberge, ils avaient su que c’était le Seigneur.
Bien sûr, Luc avait raconté comment Jésus était apparu à tous ses Apôtres et avait montré la trace des clous dans ses mains et celle de la lance à son côté. Oui, cela, ils en avaient tous témoigné c’était bien le Seigneur qu’ils avaient vu, et il était bien vivant. Ce n’était pas un fantôme, il avait même mangé un morceau de poisson sous leurs yeux. Puis, il leur avait promis de leur envoyer une force, un conseiller, l’Esprit Saint.
Il lui reste encore à écrire la deuxième partie de son livre pour raconter, à partir de l’élévation de Jésus au Ciel, l’oeuvre de l’Esprit, son travail au coeur des Apôtres, et tous les actes de la première communauté des croyants. Cela, il peut d’autant plus aisément le faire que c’est déjà son histoire à lui.
Depuis qu’il est entré dans la communauté chrétienne, il a vu les croyants être un seul coeur et un seul esprit dans le Christ, il a écouté l’enseignement des Apôtres, il a partagé avec eux le pain qui est la chair du Seigneur pour le Salut du monde, il a prié avec eux, il a connu l’hostilité des juifs qui refusent de croire que le Seigneur est le Christ, le Fils de Dieu annoncé par les prophètes, et qui ont tué Étienne pour qu’il se taise. Il a vu les païens accueillir la Bonne Nouvelle que Paul leur apportait. Oui, cette deuxième partie sera plus facile à écrire. Mais il lui faut encore finir la première, par où elle commence, c’est-à-dire par la naissance et l’enfance de Jésus. Il ne serait pas un bon historiographe s’il faisait l’impasse sur la genèse de l’histoire. Mais, sur cette période de la vie de Jésus, il ne dispose d’aucun témoignage fiable. Maintenant peut-être, il va savoir…
Luc presse le pas et rattrape ses guides. Ils sont arrivés au seuil de la maison où ils sont attendus. L’un des hommes frappe légèrement à la porte qui s’entrebâille.
- Voici Luc que Jean t’a annoncé.
Une jeune femme s’efface en silence pour le laisser entrer.
Elle se tient dans la chambre haute, elle ne parle plus, ne s’alimente plus, elle semble ne pas nous voir, ni nous entendre.
- Vous êtes médecins n’est-ce pas ?
Luc acquiesce.
- Vous saurez quoi faire.
Luc en doute ; néanmoins, il suit la jeune femme jusqu’à la chambre haute. Il entre. C’est elle, elle est là, la mère du Seigneur, assise, les yeux grands ouverts, dans une parfaite immobilité. Une petite lampe éclaire faiblement la pièce. Il la distingue à peine, il voit seulement son regard, infiniment jeune, si beau, si pur, et devant tant de grâce, il ose à peine respirer. Il approche très lentement. Il découvre enfin ses traits ridés éclairés par une joie parfaite. Toute la lumière de la pièce semble être totalement concentrée dans son visage. En un instant, Luc comprend. Elle voit ou, plutôt, elle contemple ce que depuis si longtemps elle conserve précieusement dans son coeur. Ce qui était obscur est devenu une immense lumière. Elle est la perfection de la contemplation, au point que tout son être y est comme absorbé.
Elle est tout à celui qu’elle aime depuis toujours et à jamais, et elle est le reflet parfait de cet amour donné et rendu dans un coeur à coeur absolu. Luc se sent si pesant, si maladroit devant cette miraculeuse transparence. Un sourire s’esquisse sur ce visage radieux, et une voix légère comme un souffle murmure: « C’est le plus bel enfant du monde, le plus beau des enfants des hommes. »
Nul ne sait ce que Marie dit à Luc. À l’aube, Luc étala le lourd rouleau de parchemin et il écrivit : « Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph de la maison de David et le nom de la vierge était Marie. Et Luc ajoute d’une seule traite deux nouveaux chapitres au début de son livre, qui jusque-là commençait par la prédication de Jean-Baptiste.
Sources : Nouveau Testament. P.M. Beaude, Jésus de Nazareth, Paris, 1983. C. Perrot, Jésus et l’histoire, Paris, 1979. I. de la Potterie, Marie dans le mystère de la nouvelle alliance, Paris, 1988.
Extrait du Livre des merveilles, Mame-Plon, 1999