Archive pour le 17 janvier, 2013
UNE ÉGLISE EN NAISSANCE. MISES EN PERSPECTIVE ET QUESTIONNEMENTS (II) [1]
17 janvier, 2013http://www.esprit-et-vie.com/breve.php3?id_breve=747#nb1
Marie-Thérèse Desouche & Jean-François Chiron
UNE ÉGLISE EN NAISSANCE. MISES EN PERSPECTIVE ET QUESTIONNEMENTS (II) [1]
LA SACRAMENTALITÉ DE L’ÉGLISE
À la suite du dernier Concile, on aime voir dans l’Église le sacrement de l’unité entre Dieu et les hommes (Lumen gentium, n° 1) ou le sacrement du salut (n° 48). Ce thème théologique peut sans difficulté être rapproché des situations qui sont aujourd’hui celles de l’Église.
Il y a deux façons de rendre compte de la mission de l’Église. L’Église peut être considérée comme destinée à rassembler tous les peuples ; on peut aussi l’envisager comme appelée à les représenter. Sans doute les deux perspectives doivent-elles être tenues simultanément. S’agissant de la première, on rappelle que, eschatologiquement, l’Église a vocation à rassembler l’humanité tout entière. De fait, pendant des siècles, le salut a été conçu uniquement sous mode d’appartenance à l’Église, seule arche du salut. La découverte de ce que l’Église ne regroupait qu’une partie de l’humanité a conduit à admettre explicitement un salut pour les non-baptisés de bonne foi. Le thème de l’Église sacrement du salut permet d’énoncer que l’Église peut être signe, mais aussi instrument de salut pour ceux qui ne lui appartiennent pas. Le salut peut ainsi être envisagé aujourd’hui sous le mode d’une relation à l’Église, autant que d’une appartenance (la première phrase de LG, n° 16 évoque une « ordination » au peuple de Dieu de ceux qui n’ont pas encore reçu l’Évangile).
Une identité ouverte : représenter le monde
On considérera donc que, si l’Église est destinée à rassembler tous les peuples, elle doit d’abord les représenter. On peut parler de fonction sacerdotale : la mission du peuple de Dieu, un peuple minoritaire, est une fonction d’intercession pour le grand nombre, pour ceux de l’extérieur, pour le monde. Fonction de médiation : il revient au petit nombre d’assumer, devant Dieu, un rôle de représentation, qui est aussi un rôle de mise en relation, et même de réconciliation : il s’agit de réconcilier le monde avec Dieu. Rôle qui est celui du Christ (« sacrement » premier) ; qui est donc, à son rang, celui de l’Église : être le sacrement de la mission du Christ, la représenter. Celui qui est sans péché, l’Unique, meurt pour le péché de tous. Il intercède pour tous. Ainsi l’Église intercède pour tous, et d’abord pour les pécheurs. Elle représente le grand nombre auprès de Dieu, elle qui est le petit nombre. Il lui faut vivre pour ce monde, pour présenter ce monde, avec le Fils, en lui, au Père. Cela, elle le fait avant tout dans son eucharistie, célébrée « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » (qu’a fait le Christ Jésus, sinon vivre et mourir « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » ?).
C’est cela qui doit induire l’ » être au monde » de nos communautés, y compris de la façon la plus concrète qui soit : représenter le monde, intercéder pour lui. Un « être pour le monde », à la suite de celui qui a été envoyé « pour sauver les hommes ». Donc tenir une ouverture au monde, à ce monde, à cette société, sans perdre pour autant son être propre et sans cesser d’exercer une fonction critique par rapport à ce monde.
Dans la représentation ainsi comprise, l’Église pourra trouver le fondement théologique d’une culture de la minorité qui ne soit pas sectaire : une identité qui ne soit pas identitaire, une identité ouverte. Nos communautés devront continuer à honorer le statut de minorités humainement et évangéliquement positives : non pas repliées, ni agressives, cultivant le ressentiment ou la nostalgie ; mais des minorités témoins, au sens sacramentel.
Parler de l’Église comme sacrement, c’est comprendre la centralité de l’Esprit Saint. C’est dans cette ligne qu’il faut entendre l’usage que fait le concile Vatican II du mot sacrement à propos de l’Église. De son utilisation analogique du mot sacrement, ressort « le rapport de l’Église avec la puissance de l’Esprit Saint, celui qui seul donne la vie : l’Église est le signe et l’instrument de la présence et de l’action de l’Esprit vivifiant [2] ». L’Église saisit ici son identité sacramentelle épiclétique, dont l’expression la plus complète est l’eucharistie : dans l’eucharistie, l’Église se met sous l’alliance du Père en Jésus-Christ livrant son Esprit sur le monde. Elle annonce que Dieu est Dieu, qu’il sauve gratuitement, en son Fils Jésus-Christ, présent et agissant par la puissance de son Esprit. L’Église est « l’instrument » de ce mystère de vie pour l’humanité. Elle est l’espace de la rencontre entre Dieu et l’humanité.
[L'Église] œuvre pour rétablir et renforcer l’unité du genre humain à ses racines mêmes, dans le rapport de communion entre l’homme et Dieu, son Créateur, son Seigneur, et son Rédempteur [3].
Se nourrir de la Parole de Dieu
Il ne faudrait pas oublier dans cette réflexion sur l’Église comme sacrement la deuxième Table, celle de la Parole de Dieu, comme le précise le concile Vatican II, dans la Constitution dogmatique Dei Verbum (n° 21) [4] : « L’Église a toujours vénéré les divines Écritures, comme elle l’a toujours fait pour le Corps même du Seigneur, elle qui ne cesse pas de prendre le pain de vie sur la Table de la Parole de Dieu et sur celle du Corps du Christ. » L’exhortation apostolique Verbum Domini, qui fait suite au Synode sur la Parole de Dieu dans la vie et la mission de l’Église en octobre 2008, parle explicitement des deux Tables [5] et approfondit la dimension sacramentelle de la Sainte Écriture en la fondant sur l’Incarnation du Christ et sur l’inspiration de l’Écriture, de façon plus développée que ne le faisait Dei Verbum.
Le corps eucharistique du Seigneur et son corps scripturaire sont Parole de Dieu et elles sont Pain pour le Corps de l’Église, qui est le Corps du Christ. Les diocèses l’ont bien compris, qui développent les possibilités de formations bibliques, de maisons de l’Évangile, d’écoles de la Parole, de partage de la Parole de Dieu, de lectio divina, etc. : la Parole de Dieu devient la nourriture vivante du peuple de Dieu.
La vision sacramentelle de l’Église invite à prendre en compte dans la vie quotidienne de cette Église les médiations, à commencer par les médiations institutionnelles. C’est à ce niveau notamment que la grâce doit assumer la nature et non pas l’ignorer. Il n’y a pas de vie en Église qui ne passe par les médiations fondamentales que sont l’Écriture, la communauté, les ministères, les sacrements, la liturgie, etc. Bref, ces réalités tangibles par lesquelles, à des titres divers, le salut vient à nous. Mais ne comptent pas moins, sur un plan humain, des réalités comme la parole, le pouvoir, l’argent, l’affectivité, etc. Toutes réalités sans lesquelles il n’y a ni communauté chrétienne, ni existence humaine ; réalités qui font, selon la façon dont les croyants s’y confrontent, que leurs communautés peuvent devenir, ou non, lieux d’évangélisation et d’humanisation.
On rappellera simplement, à titre d’exemple, l’importance de ces lieux que sont les conseils, notamment presbytéraux et pastoraux (à l’échelle des diocèses ou des paroisses) : le droit canon, appuyé sur la Tradition catholique, donne le dernier mot à l’évêque ou au curé, la décision ultime, celle qui relève du ministre ordonné, peut aller contre la majorité des voix ; le tout est de savoir comment elle a été prise. Il doit être manifeste que, même dans une situation conflictuelle, tous les partenaires du débat ont été traités en personnes majeures. Cela exige, de la part du ministre ordonné (curé, aumônier… comme pour l’évêque) quelques qualités humaines de base (comme celles que rappelle PO, n° 3 – voir encadré). Il est vital, pour la bonne santé des corps que sont un presbyterium diocésain ou une communauté paroissiale, qu’un dialogue en vérité soit possible sur les questions pastorales essentielles.
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[1] Suite de l’article paru dans Esprit & Vie n° 239, p. 2-8.
[2] Jean-Paul II, encyclique Dominum et Vivificantem (1986), n° 64.
[3] Ibidem.
[4] Voir aussi Presbyterorum Ordinis n° 18.
[5] Benoît XVI, exhortation apostolique Verbum Domini, n° 68 : « Le sens théologique des deux tables de la Parole et de l’eucharistie », avec l’expression latine geminae mensae, qui présente les tables de la Parole et de l’eucharistie comme des tables jumelles.
Messie fils de Joseph et Messie fils de David (judaisme, etude)
17 janvier, 2013http://ghansel.free.fr/messie.html
Messie fils de Joseph et Messie fils de David
selon le Rav Kook
Théodore Herzl meurt en 1904 et à son décès le Rav Kook publie un article remarquable de quelques pages intitulé Hamisped bierouchalaïm, Lamentation funèbre à Jérusalem. A cette occasion, en même temps qu’il explique un texte talmudique fort énigmatique, le Rav Kook s’élève au dessus de la contingence de l’événement et développe le sens et l’avenir de l’entreprise sioniste considérée dans sa plus grande généralité. L’objet de cette étude est de présenter ces idées du Rav Kook en me tenant au plus près de sa méthododologie.
L’énigme commence avec une prophétie de Zacharie dont voici la traduction selon la Bible du rabbinat1:
En ce jour, l’Éternel étendra sa protection sur les habitants de Jérusalem, et alors le plus vacillant parmi eux sera comme David, et ceux de la maison de David paraîtront à leurs yeux comme des êtres divins, comme des anges de l’Éternel. En ce jour, je m’appliquerai à détruire toutes les nations venues contre Jérusalem. Mais sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem je répandrai un esprit de bienveillance et de pitié, et ils porteront les regards vers moi à cause de celui qui aura été percé de leurs coups, ils le regretteront comme on regrette un [fils] unique, et le pleureront amèrement comme on pleure un premier-né. En ce jour, il y aura grand deuil à Jérusalem, comme fut le deuil de Hadadrimon dans la vallée de Meghiddon2. Et le pays sera en deuil, chaque famille à part, la famille de la maison de David à part et leurs femmes à part, la famille de la maison de Nathan à part et leurs femmes à part, la famille de la maison de Lévi à part et leurs femmes à part, la famille de Sémé! à part et leurs femmes à part; de même toutes les familles restantes, chaque famille à part et leurs femmes à part.
Ce texte est notoirement obscur, au point que Jonathan Ben Ouziel, qui a traduit la Bible en araméen, a estimé qu’il devait lui donner un sens plus explicite. Voici la « traduction » qu’il donne du verset 11 :
En ce temps là, il y aura à Jérusalem un grand deuil comme celui de Achab fils d’Amri qu’a tué Hadrimon fils de Tabrimon et comme le deuil de Josias fils d’Amon qu’a tué Pharaon le boîteux dans la vallée de Meguidon.
Jonathan Ben Ouziel a donc remplacé le deuil inconnu de Hadrimon dans la vallée de Meguidon par la référence à deux deuils bien connus : celui d’Achab, un roi d’Israël tué par Hadrimon et celui de Josias, un roi de Juda, tué par Pharaon dans la vallée de Meguidon.
Le Talmud, dans le traité Meguila, a remarqué cette substitution et a redoublé le caractère étrange de toute cette affaire avec le texte suivant3:
Lorsque Jonathan Ben Ouziel a traduit les prophètes, la terre d’Israël a tremblé sur une surface de 400 parses sur 400 parses. Une « fille de la voix » est sortie et a dit : « Qui est celui qui a révélé mes secrets aux hommes ? » Jonathan Ben Ouziel s’est dressé et a dit : « C’est moi qui ai révélé tes secrets aux hommes. Il est dévoilé et connu devant toi que je ne l’ai fait ni pour ma propre gloire ni pour celle de la maison de mon père mais pour que ne se multiplient pas les controverses en Israël »4… [En effet] les textes des prophètes contiennent des choses claires et des choses cachées telles que ce verset : Ce jour là il y aura un grand deuil à Jérusalem comme celui de Hadrimon dans la vallée de Meguidon. Rav Yossef a dit : « Sans la traduction de ce verset, je ne saurais pas ce qu’il veut dire ».
Le Rav Kook pose alors quelques questions : en quoi consiste l’importance du secret recelé dans ce verset ? Pourquoi ici spécialement une explicitation est-elle nécessaire pour éviter des controverses ? Cela paraît absurde, tant nous sommes habitués à ce que le moindre verset de la Torah ou de la Bible est l’objet de nombreuses interprétations. Enfin pourquoi ce secret est-il particulièrement un secret divin ? Mais, avant même toutes ces questions, de quoi parle Zacharie ? Quel est donc ce grand deuil à Jérusalem qu’il annonce en le comparant à des deuils du passé ?
A cette dernière question, le Talmud a répondu dans le traité Soucca5:
Rabbi Dossa et les autres savants en discutaient. Les uns disaient : il s’agit du Messie fils de Joseph qui est tué. Les autres disaient : il s’agit du penchant au mal qui est tué…
Dans le Midrach, le Messie fils de Joseph est un premier messie de la lignée de Joseph qui précède la venue du Messie fils de David. Le Messie fils de Joseph gagnera les guerres de la fin des temps, les guerres dites de Gog et Magog, mais il sera tué au cours de ces événements.
Le Rav Kook se demande alors : pourquoi faut-il donc qu’il y ait deux messies, alors que le but visé est qu’il n’y ait qu’un seul pouvoir qui règne sur les deux branches du peuple, la tribu de Joseph et ceux qui s’y rattachent d’un côté, la tribu Juda et ceux qui s’y rattachent de l’autre. Telle est en effet la prophétie d’Ezéchiel6:
Ainsi parle le seigneur Dieu : Voici je vais prendre l’arbre de Joseph qui est dans la main d’Ephraïm et les tiges d’Israël ses associées ; je les lui adjoindrai avec l’arbre de Juda, et j’en ferai un arbre unique… Voici, je vais prendre les enfants d’Israël d’entre les nations où ils sont allés,… Je les constituerai en une nation unie dans le pays, sur les montagnes d’Israël ; un seul roi sera le roi d’eux tous ; ils ne formeront plus deux nations, ils ne seront plus jamais fractionnés en deux royaumes.
En quoi consiste cette dualité qu’il faut réunir sous une même direction ? Pourquoi le peuple se divise-t-il en deux branches, celle de Joseph d’un côté, celle de Juda de l’autre ? Il y a visiblement là un problème sous-jacent qui traverse de part en part l’histoire du peuple juif et ne trouve sa solution que dans la perspective de la fin des temps. Par exemple nous constatons qu’aux temps hébraïques, après la mort de Salomon, le peuple hébreu s’est partagé en deux États, en deux royaumes, le Royaume d’Israël encore appelé Royaume d’Ephraïm7 et le Royaume de Juda. Pendant 250 ans, il n’y avait pas un État juif, il y en avait deux et qui parfois même se faisaient la guerre. Quelle chance qu’il n’y ait actuellement qu’un seul État juif ! Il nous faut élucider le sens de cette dualité, comprendre en quoi ce n’est pas un simple accident contingent de l’histoire.
Cette dualité trouve en fait sa source dans la réalité humaine au sens le plus fondamental. Schématiquement parlant, un homme est la synthèse d’un corps et d’un âme. Peu importe ici la philosophie précise à laquelle on se rattache quant à la manière dont doit être comprise cette dualité. Il y a présence d’une dualité dans la constitution de toute personne et, par voie de conséquence, d’une double direction dans ses efforts, dans son action, dans ses réalisations. D’un côté, il faut maintenir et développer une constitution physique, une vitalité, des forces, un équilibre biologique et psychique. Ces nécessités sont communes à tous les individus, elles sont un souci commun, un horizon commun, même s’il existe des différences entre les complexions personnelles. Mais d’un autre coté, l’homme a une âme, c’est-à-dire accède à des idées abstraites, à des perceptions esthétiques raffinées, à une culture ; il se construit un système de valeurs et une conception du monde, il se choisit un idéal et donne un sens à sa vie. Et en couronnement de tout apparaît l’éthique, avec ses diverses modalités de recherche de perfection et de responsabilité à l’égard d’autrui. C’est surtout dans cette deuxième direction, du côté de l’âme, que les différences personnelles apparaissent, que chaque individu découvre et construit son unicité, son irréductibilité.
Ce qui est vrai au niveau individuel le reste si l’on porte son regard sur un peuple et notamment le peuple juif. D’un côté, il doit assurer son existence, développer sa force politique, économique, militaire, se doter d’institutions solides, d’une administration efficace, d’un ordre social stable. En cela, le peuple juif est semblable aux autres peuples. Il est soumis aux mêmes impératifs matériels et cela constitue le fondement d’un langage commun, d’un tissu d’influences réciproques. Certes, son histoire est différente, elle est même exceptionnelle, mais cela reste l’histoire d’un peuple au sein de la famille des peuples. Pour l’indiquer, le Rav Kook met en valeur un verset de Samuel où David dit8:
Y a-t-il comme ton peuple Israël, une seule nation sur la terre (goï ehad baaretz), que des dieux soient allés délivrer pour en faire leur peuple, pour lui assurer un renom, en opérant des choses grandes et imposantes comme celles que tu as effectuées pour ta terre et pour ton peuple en le libérant de l’Égypte, de nations et de leurs divinités.
Le peuple juif est défini comme une nation parmi les autres, goï ehad baaretz, une nation sur la terre. Il y a donc un côté commun et par là-même un langage commun qui lie le peuple juif et le reste de l’humanité. C’est sur ce fondement que l’on peut comprendre que le peuple juif puisse jouer un rôle, puisse avoir une influence sur le monde extérieur, du moins en tant que vision d’avenir. Le Rav Kook cite à cet égard le prophète Isaïe. Ce que le prophète dit du Messie, le Rav Kook l’applique au peuple dans son ensemble9:
Ainsi parle le Dieu, l’Éternel qui a créé les cieux et les a déployés, qui a étendu la terre avec ses productions, qui donne la vie à la foule qui l’habite et le souffle à ce qui s’y déplace. Moi l’Éternel, je t’ai appelé pour la justice ; je te tiendrai par la main pour établir le peuple de mon alliance et être la lumière des nations.
C’est seulement sur la base d’une existence matérielle solidement établie qu’un rôle universel du peuple juif peut se concevoir. Mais il existe une deuxième perspective qui, elle, lui est complètement spécifique. Le peuple juif est aussi le véhicule de ce que le Rav Kook appelle une sainteté supérieure, une qedoucha eliona, qui l’isole de la communauté des peuples. Cette sainteté, issue de la révélation, a pour résultat que d’une certaine façon, on ne peut plus compter Israël comme élément d’un ensemble, comme appartenant à la famille des nations. La chira, le poème qui se trouve à la fin du Pentateuque et qui résume à sa manière le destin d’Israël, énonce10:
Car ce peuple est la part du Seigneur, Jacob est le lot de son héritage,… l’Éternel le conduit seul, il n’y a pas avec lui de puissance étrangère.
Cette situation exceptionnelle est reconnue par l’un des pires ennemis d’Israël, par le prophète Bileam, dans les malédictions qu’il voulait proférer et qui se sont transformées malgré lui en bénédictions11:
Comment maudirais-je celui que Dieu n’a pas maudit,… je le vois de la cime des rochers, je l’observe du haut des collines : ce peuple réside solitaire, il n’est pas compté parmi les nations (bagoïm lo ithachav).
Il convient de donner tout son sens à cette dualité, de maintenir fermement ses deux aspects, de ne pas gommer l’un au profit de l’autre. Elle ne se réduit pas à un discours convenu sur la double face particulariste et universaliste de la tradition d’Israël. En réalité, particularisme et universalisme sont tous deux encore relatifs à Israël en tant que membre de la famille des nations. Véhicule d’aspirations morales universelles, le peuple juif a également ses coutumes propres et un destin qui, du simple point de vue historique, est très particulier. Mais cela ne concerne pas encore Israël considéré comme support de sainteté supérieure, horizon en vertu duquel il échappe à l’histoire. Pour prendre une comparaison, le blanc est une couleur bien particulière au sein de la famille des couleurs. Elle est obtenue par combinaison de toutes les autres, mais c’est encore une couleur. Le blanc n’est pas encore la transparence, laquelle transcende la notion même de couleur. Il en est de même de l’exceptionnalité d’Israël : elle ne se confond pas avec un particularisme au sein de l’histoire, aussi éminent soit-il, mais elle signifie une échappée hors des catégories de l’histoire, même si elle se traduit en permanence dans l’histoire. En effet le dualisme dans la nature et la vocation d’Israël n’est pas seulement de nature théorique. Il est une constante inscrite dans son destin et l’impossibilité de concilier ses deux aspects est à l’origine de divisions tranchées dans le peuple et éventuellement même de catastrophes nationales.
Avant de le préciser, voyons avec le Rav Kook, comment c’est dès l’origine, dès l’histoire des patriarches, que la dissociation apparaît. Selon une formule du Midrach, maasé abot siman labanim, les événements de l’histoires des pères, des patriarches, sont un signe [annonciateur] pour les fils, pour les descendants. Les structures qui vont marquer l’histoire d’Israël sont déjà présentes à l’origine et les récits historiques de la Torah nous les explicitent.
D’emblée il y a conflit entre Joseph d’un côté et ses frères de l’autre dirigés par Juda. Et plus tard, c’est encore de la tribu de Joseph (ou plus spécialement d’Ephraïm) et de la tribu de Juda que seront issues les dynasties royales qui vont gouverner le peuple hébreu, le royaume d’Israël d’un côté, le royaume de Juda, de l’autre. Le destin de Joseph est d’un bout à l’autre marqué du sceau de la proximité avec le monde extérieur, avec le monde non juif. Joseph devient dirigeant politique en Égypte, c’est un économiste avisé, c’est lui qui va assurer la subsistance de sa famille pendant les années de famine.
Le Midrach insiste sur cette place de Joseph dans l’histoire universelle. Joseph est12 nivla bein haoumot, littéralement avalé parmi les peuples, il connaît les 70 langues (que lui a appris l’archange Gabriel) et Pharaon reconnaît en lui les caractéristiques d’un roi. Le Midrach Rabba dit encore13:
Lorsque Joseph est né, est né le satan d’Esaü et c’est alors que Jacob a dit à Laban : « laisse-moi partir pour que j’aille à mon propre lieu et à ma propre terre ». Rabbi Pinhas a dit: c’est une tradition que Esaü ne tombe que sous la main des fils de Rachel (Joseph et Benjamin)… Ce sont eux que le prophète Jérémie appelle les jeunes du troupeau (tseiré hatson), les plus jeunes des fils.
Toutefois Joseph lui-même conserve son identité juive en tant qu’éthique ; il est Iossef hatsadik, Joseph le juste. Joseph est donc le Juif engagé dans la vie politique et économique, au contact des non-Juifs ; sa présence est nécessaire à la subsistance du reste de la famille. Joseph a toutes les apparences du Juif assimilé, même s’il ne l’est pas réellement. Il est le point de contact entre le monde juif et celui de l’universel humain.
En revanche, Juda conduit le reste de la famille, il est le chef d’une communauté qui se tient dans sa sainteté en retrait du monde extérieur. Comme le dit le psaume14:
Quand Israël sortit de l’Égypte, la maison de Jacob d’un peuple à la langue barbare, Juda devint [pour Dieu] le lieu de sa sainteté, Israël le domaine de son empire.
La tension que la Torah décrit entre Juda et Joseph est autre chose qu’une simple querelle de famille. Elle résulte de l’affrontement entre deux modalités également indispensables de l’être juif.
Quelle solution peut-on apporter à cette contradiction, comment éviter qu’elle ne dégénère en affrontement irréductible entre les composantes du peuple ? Le Rav Kook décrit deux possibilités qui, historiquement, ont toutes les deux échoué. La première est celle du roi David. Il s’agit d’unifier les deux composantes sous une même souveraineté de sorte qu’elles coopèrent au sein d’une même structure et se fortifient l’une l’autre. Constituer un état puissant mais qui ne perde rien de ce qui fait la spécificité d’Israël, toutes les valeurs de sainteté qui doivent caractériser ce peuple en tant que tel et qui à l’extérieur ne se retrouvent qu’à l’état dispersé chez des personnes d’élite. Le Midrach va définir nettement quel est l’instrument qui permet cette unité. Esaü était roux et David aussi, mais, nous dit le texte, David avait de beaux yeux15:
[Esaü est né] roux ; Rabbi Aba bar Kahana a dit : comme quelqu’un qui verse le sang. Lorsque Samuel a vu que David [qu'il devait consacrer roi] était roux, il a eu peur. Il s’est dit: lui aussi va verser le sang comme Esaü. Le Saint Béni Soit-Il lui a dit : il est roux avec de beaux yeux. Esaü, c’est de son propre chef qu’il tue ; mais celui-là, c’est avec l’accord du Sanhédrin qu’il tue.
David est bien un roi, un chef politique, mais il agit sous le contrôle du Sanhédrin. Il exerce la violence mais sans arbitraire, une violence conforme au droit le plus exigeant. Avec David, la violence inévitable que doit mettre en œuvre le pouvoir politique reste au service de la justice. C’est cela, pour le Midrach, avoir de beaux yeux.
Je me permets d’introduire ici un parenthèse et d’insister sur l’enseignement que nous délivre ici le Midrach. Quel est le lieu où peuvent se retrouver les diverses composantes qui partagent notre peuple, le point d’intersection où les nécessités de la vie sociale d’un côté, les valeurs de l’esprit de l’autre, doivent se rencontrer ? Réponse : c’est le droit. C’est la constitution du droit qui est le lieu privilégié où ceux dont le souci primordial est la construction sociale et ceux qui veillent avant tout à la transmission des idéaux du judaïsme peuvent et doivent coopérer. Depuis l’Émancipation, la construction du droit juif s’est interrompue et le judaïsme s’est replié sur ses aspects cultuels. La synagogue a remplacé le tribunal comme centre de la vie juive. Là se trouve la cause première de nos divisions. L’avenir spirituel de notre peuple restera bouché tant que le fil de la construction du droit juif ne sera pas rétabli.
Je reviens maintenant au développement principal. La tentative unitaire de David a échoué. A la mort de Salomon, le royaume s’est scindé en deux États. le premier, le royaume de Juda, est resté fidèle à la dynastie de David, alors que le second, le royaume d’Israël, a fait scission, réunissant dix tribus sur douze entraînées par la tribu d’Ephraïm. Jéroboam, choisi pour sa prestance et son adresse pratique, a fondé une nouvelle dynastie qui s’est maintenue pendant plus de 200 ans. Les deux royaumes ont connu des développements séparés chacun selon sa vocation propre.
Le royaume d’Israël a laissé se développer tout ce qui rend semblable Israël aux autres peuples, notamment en organisant à Samarie une forme d’idolâtrie, un nouveau culte rival de celui de Jérusalem. Les rois d’Israël agissaient de façon arbitraire, étaient des débauchés, et les assassinats étaient monnaie courante. Ils ne restaient d’ailleurs pas longtemps sur le trône. Le prophète Osée décrit cette situation de dégénérescence et annonce16: Ephraïm s’assimile aux peuples (baamim hou itbolel), c’est un gâteau que l’on n’a pas retourné. Cette prophétie s’est réalisée. En 722, Samarie fut conquise par les Assyriens. Le royaume d’Israël disparut et les dix tribus furent dispersées dans la région environnante et s’assimilèrent. C’est l’une des plus grandes catastrophes nationales qu’a connu le peuple juif.
D’un autre côté, le royaume de Juda, avec des hauts et des bas, est plutôt resté fidèle aux valeurs juives. Mais, nous dit le Rav Kook, séparé de la force politique du royaume d’Israël avec lequel il était même parfois en conflit, cela n’a pas suffi. Pour compenser le manque de base matérielle, il aurait fallu un développement spirituel beaucoup plus vigoureux. Cela n’a pas été le cas et le royaume de Juda aussi, un siècle et demi plus tard, en 587, a été démantelé. Là encore le prophète synthétise cette situation17:
Je connais bien Ephraïm et Israël ne peut se cacher de moi ; oui vraiment tu t’es prostitué, Ephraïm, Israël s’est rendu impur. Leurs actions ne leur donnent pas la possibilité de revenir à leur Dieu, car un esprit de prostitution est présent en leur sein, et ils ne connaissent plus l’Éternel. La prétention d’Israël sera humiliée, Israël et Ephraïm trébucheront par leurs fautes, Juda trébuchera également avec eux.
L’analyse du Rav Kook ne s’arrête pas là. En dépit de la division en deux royaumes, une solution aurait pu être envisagée, fondée non plus sur l’unité d’un royaume mais néanmoins sur la coopération des deux royaumes. Que chaque partie développe sa caractéristique propre, sa tendance propre, avec toutefois des échanges laissant place à une influence réciproque. Que Juda apprenne d’Ephraïm les voies du renforcement national, tout ce qui est nécessaire au perfectionnement d’une société humaine en général. Et qu’inversement Ephraïm reçoive de Juda la force supérieure propre au peuple juif dans le domaine du sacré et notamment manifeste en ce temps là avec la présence permanente de la prophétie.
Cependant cela ne s’est pas réalisé. Il y a en effet un obstacle de taille à la mise en œuvre d’une telle coopération. Le Rav Kook, à la suite du Talmud, l’explicite. Par principe, on ne peut considérer que les deux orientations se situent au même niveau. Elles sont toutes deux indispensables mais la voie qui consiste à développer les valeurs propres à Israël doit obligatoirement avoir la primauté. C’est elle qui détermine le sens ultime de l’existence juive. Ce sens ultime ne saurait se trouver dans une normalisation politique et économique sans autre finalité. Le renforcement politique est nécessaire, il a une place totalement légitime, mais ce ne peut être lui qui fixe l’impulsion directrice. De même qu’à l’échelon individuel, c’est l’âme qui doit diriger le corps, de même à l’échelon collectif, l’idéal directeur ne peut et ne doit venir que de la Torah, de la prophétie, de ce qui constitue l’excellence et la spécificité d’Israël. Or le royaume d’Israël ne pouvait accepter une telle soumission. D’où l’échec irrémédiable qui s’en est suivi. La problématique que je viens de décrire apparaît clairement dans le midrach talmudique suivant18:
Il est écrit (I Rois, 13): Après ces choses là, Jéroboam n’est pas revenu de sa mauvaise voie. Après quoi ? Rabbi Aba a expliqué : Le Saint Béni-Soit-il a saisi Jéroboam par son vêtement. Il lui a dit : reviens sur ce que tu as fait et alors Moi, toi et le fils d’Ichaï (David), nous nous promènerons ensemble dans le jardin d’Eden. Jéroboam a répondu : [oui, mais] qui marchera devant ? [Dieu lui dit :] Le fils d’Ichaï marchera devant. [Alors Jéroboam dit :] S’il en est ainsi, je ne veux pas.
Toute l’histoire juive est marquée par cette opposition Juda-Joseph, cause d’une chaîne ininterrompue de difficultés ou de déchirements. Parfois l’exigence du renforcement de la puissance nationale et de l’universel humain occupe le devant de la scène, parfois au contraire, on assiste au réveil et au fleurissement des valeurs proprement juives, de ce qui se rattache à l’étude de la Torah et à ses idéaux. Mais la force unificatrice supérieure manque, la force englobante qui permettrait de donner leur juste place à chacune de ces tendances et à leurs représentants. Au lieu d’une nécessaire influence réciproque, chaque force tend à se développer séparément et dans l’affrontement avec sa voisine. Cette dispersion des forces, source d’incohérence, c’est cela que l’on appelle les havlei machiah, les traumatismes du Messie, des deux Messies, ajoute le Rav Kook.
Notamment, l’action du Messie fils de Joseph est frappée d’une contradiction interne. D’un côté elle est indispensable et de l’autre, réduite à sa nature propre, elle ne peut réussir, elle est vouée à l’échec. Un peuple juif ayant perdu sa spécificité, coupé des valeurs qui sont sa vocation, est tout aussi impensable qu’un monde qui aurait perdu un de ses points cardinaux, un monde qui aurait perdu le Nord. L’action du Messie fils de Joseph est nécessaire, mais réduite à elle-même, elle ne peut se maintenir. Tel est le sens de ce grand deuil qui va désoler Jérusalem, la mort du Messie fils de Joseph, préfiguration par le prophète Zacharie de catastrophes historiques.
Mais allons plus loin. Qu’est-ce que ce deuil collectif identifié par le prophète à celui que l’on prend pour un premier-né, que signifie cette insistance sur le fait que ce deuil frappe chaque famille à part ? Le premier-né, nous dit le Rav Kook, est l’enfant que les parents ont eu quand ils étaient encore jeunes, encore inexpérimentés. Ils ne savaient lui donner tous les soins nécessaires, et c’est pourquoi il est tombé malade et est décédé. Le deuil n’est pas seulement expression de tristesse. Il est également ici prise de conscience. Le peuple dans son ensemble doit prendre conscience que sa division est destructrice, qu’elle résulte d’une immaturité pouvant conduire à la catastrophe. Chacun des groupes, chacune des familles de pensée partie prenante au destin d’Israël, doit effectuer sa propre prise de conscience. Le drame de la mort du Messie fils de Joseph doit donner l’impulsion nécessaire pour établir une nouvelle situation. Il faut que ceux dont le souci principal est la reconstruction politique du peuple et ceux qui ont les yeux tournés vers ses valeurs idéales trouvent le moyen d’agir de concert. Si chacun peut et doit rester fidèle à sa vocation propre, il faut aussi qu’il y ait place pour une influence réciproque.
Mais pourquoi le prophète Zacharie évoque-t-il à mots couverts le deuil des rois Achab et Josias en corrélation avec celui du Messie fils de Joseph ? Commençons par Achab. La description qu’en fait la Bible n’est guère flatteuse, mais le Talmud en donne une image beaucoup plus contrastée. Il lui reconnaît des qualités éminentes. Achab aime Israël ; pour employer un terme moderne, c’est un patriote. Achab a suivi la voie tracée par son père Omri. Pourquoi Omri, malgré toutes ses fautes, a-t-il mérité de devenir roi d’Israël ? Parce qu’il a construit une nouvelle ville en terre d’Israël, la ville de Samarie. Achab, comme son père, est un bâtisseur.
Egalement Achab est un guerrier courageux. En raison de ses fautes, le prophète lui a annoncé qu’il doit périr dans la guerre contre Aram. Il est blessé par une flèche mais il se tient debout jusqu’à son dernier souffle pour ne pas décourager les troupes.
Plus étonnant encore. Bien qu’il laisse Jézabel exterminer les vrais prophètes, lui, par esprit national, respecte la Torah vis-à-vis du monde extérieur. Cet épisode inventé par le Talmud mérite d’être raconté19:
Ben-Hadad, roi de Syrie, rassembla toute son armée, assisté de 32 rois, avec chars et cavalerie, il alla assiéger Samarie… Il envoya des messagers à Achab, roi d’Israël, pour lui dire : A moi ton argent et ton or, à moi aussi tes femmes et tes fils, les meilleurs. Le roi d’Israël répondit : Comme tu l’as dit, seigneur roi, je suis à toi et tout ce qui m’appartient.
Des messagers revinrent [à nouveau] et dirent : Ainsi a parlé Ben-Haddad :… demain j’enverrai mes serviteurs chez toi ; ils fouilleront ta maison et emporteront ce que tu as de plus précieux.
Le roi manda les Anciens du pays et leur dit : cet homme a de mauvais desseins, car il m’a fait réclamer mes femmes et mes fils, mon argent et mon or, et je ne les lui ai pas refusés. Tous les anciens et tout le peuple lui dirent : Ne l’écoute pas et ne consens point.
Achab fit alors répondre par les envoyés de Ben-Haddad : Tout ce que tu as fait dire en premier lieu à ton serviteur, je le ferai ; mais cela, je ne peux le faire.
Qu’est-ce que Ben-Haddad a demandé en plus la seconde fois ? Le Talmud répond : il voulait s’emparer du Sepher Torah. C’est cela qui est le plus précieux et Achab, en garant intransigeant de la fierté nationale, a refusé. Achab honorait la Torah, non pas en tant que telle, mais comme élément du patrimoine d’Israël.
En revanche, sur le plan personnel, Achab a accumulé les errements et les vices. Développement sans précédent des cultes idolâtres, élimination des vrais prophètes, prostitution. Et le comble, ce pour quoi il devra périr, la mise à mort de Nabot à l’issue d’un procès truqué monté par Jézabel, la femme d’Achab. Cela afin de s’emparer de la vigne que Nabot avait refusé de lui céder.
Le roi Josias est l’antithèse d’Achab. La Bible décrit longuement le retour à la Torah institué par lui. Après avoir fait détruire les hauts lieux consacrés à diverses idoles bâtis aussi bien par des rois de Juda que par des rois d’Israël, Josias rétablit le respect des lois de la Torah20:
Le roi donna à tout le peuple l’ordre suivant : « Célébrez la Pâque en l’honneur de l’Éternel, votre Dieu, telle qu’elle est prescrite dans le livre de l’alliance ». De fait, on n’avait pas célébré une telle Pâque depuis l’époque des Juges qui avaient gouverné Israël, pendant toute la période des rois d’Israël et des rois de Juda… Nul roi n’était, autant que lui, revenu à l’Éternel de tout son cœur, de toute son âme et de tout son pouvoir, selon la doctrine entière de Moïse.
Mais comme on va le voir, il y a un revers à la médaille. Josias respecte les commandements mais est un mauvais politique. Il va être tué par Pharaon qu’il a eu le tort de vouloir combattre21:
Pharaon Nekho, roi d’Égypte, fit une expédition contre le roi d’Assyrie, vers l’Euphrate. Le roi Josias s’avança pour combattre Nekho et celui-ci le tua à Meghiddo dès qu’il l’eut aperçu.
Pharaon n’avait aucune intention belliqueuse envers Josias. Il voulait seulement traverser Israël pour aller faire la guerre à la Syrie. Josias refuse car, dit le Rav Kook, conformément à sa manière d’être, il ne veut pas de contact avec le monde extérieur. Son horizon est celui d’un peuple juif uniquement centré sur ses propres valeurs. Josias vit dans un monde idéal coupé de la réalité historique. Le Talmud l’explicite à sa manière22:
Rabbi Samuel fils de Nahmani a dit au nom de Rabbi Jonathan : Pourquoi Josias a-t-il été puni ? C’est parce qu’il aurait dû prendre l’avis de Jérémie et qu’il ne l’a pas fait. Voilà quel était son raisonnement : Il est annoncé [pour l'avenir] dans la Torah (Lévitique, ch. 26) : l’épée ne passera pas dans votre terre. S’il s’agit d’une épée belliqueuse, c’est inutile de le dire car il est écrit par ailleurs : Je mettrai la paix dans la terre. C’est donc pour dire que même une épée de paix [ne passera pas]. [Il s'est trompé car] il n’avait pas réalisé que la génération n’était pas à la hauteur. [Radak : des cultes idolâtres continuaient à être effectués clandestinement].
Josias se place dans la ligne d’un judaïsme pur et dur, d’une volonté de perfection idéale qui oublie les nécessités relatives à l’universel humain dans sa réalité concrète. On ne peut diriger un peuple avec des exigences de pureté trop éloignées de la situation historique.
Achab descendant de Joseph et Josias descendant Juda réactualisent ainsi la division apparue dès l’origine dans l’histoire des patriarches. Les voies qu’ils choisissent comportent chacune un noyau rigoureusement nécessaire à la construction d’un Israël complet mais la divergence dans laquelle ces voies sont empruntées ne peut conduire qu’à des échecs. Le grand deuil à la mort du Messie fils de Joseph est équivalent au double deuil d’Achab et de Josias. Il est la prise de conscience des désastres produits par l’unité manquée, de l’échec aussi bien de la voie d’Achab que de celle de Josias.
Mais pourquoi fallait-il le cacher ? Pourquoi Zacharie ne le dit-il qu’à mots couverts ? Peut-être nous aussi devrions nous abstenir d’en parler ? C’est qu’il y a ici un réel danger. La division peut entraîner des échecs, mais l’unité peut être encore plus néfaste. Le risque est qu’au lieu de s’influencer réciproquement mais en gardant leur vigueur, les voies de Juda et de Joseph se dissolvent dans une unité sans relief. Pour prendre une comparaison banale, la situation est analogue à celle d’une démocratie pour laquelle l’alternance peut être préférable à un gouvernement d’union nationale condamné à l’immobilisme. Si l’unité du peuple juif signifie l’établissement d’un traditionalisme sans aspérité, sans idéal radical, alors, à tout prendre, la controverse et la division sont préférables, en dépit des échecs qu’elles entraînent.
C’est pourquoi Zacharie a camouflé l’exigence ultime d’unité entre les bâtisseurs du collectif avec ses contraintes pratiques et ceux qui recherchent la perfection idéale. Mais de son côté, Jonathan Ben Ouziel a fait confiance à la raison. Il a pris courageusement sur lui de révéler le secret, non pas pour sa gloire personnelle, mais pour que ne se multiplient pas les divisions d’Israël. Quels que soient les vices personnels d’Achab, il ne faut pas oublier qu’il est un bâtisseur, un patriote qui aime son peuple jusqu’au sacrifice de soi. Et de l’autre côté, en dépit de ses outrances et de son irréalisme, l’exigence de perfection de Josias doit être reconnue comme structure indissociable de l’être d’Israël. Il faut faire confiance à la raison pour découvrir la voie d’une unité dans laquelle ces directions dissemblables conservent leur radicalité.
Et voilà, dit le Rav Kook23, qu’en notre génération, en 1900, en tant que trace du Messie fils de Joseph, est apparue la vision sioniste. Elle se définit essentiellement comme réalisation d’une tendance commune à tous les peuples. Le sionisme est encore frappé d’une imperfection qui empêche l’unité des forces qui le composent. Il ne saisit pas que le réveil d’Israël en tant que peuple vivant avec tous ses besoins matériels n’a de sens que comme fondement pour la réalisation de ses idéaux spécifiques. Le sionisme n’a pas encore trouvé le moyen de s’associer les élites du monde de la Torah et de bénéficier de leur influence.
Cette situation, ainsi que l’absence jusqu’à présent de résultats tangibles, a conduit à des dissensions extrêmes au sein du mouvement, conflits idéologiques ou brouille de frères. Elles sont devenues tellement dangereuses que le leader principal en est mort d’accablement et tristesse. Aussi nous devons prêter attention et mettre en œuvre l’aspiration à l’unification de l’arbre de Joseph et de l’arbre de Juda. Il faut nous réjouir du réveil du désir d’une vie saine et matérielle qui résonne dans l’ensemble du peuple et en même temps savoir que là n’est pas la finalité d’Israël. Ce réveil doit s’amplifier selon sa voie propre mais il doit s’orienter ultimement vers la soumission et l’aspiration aux idéaux l’esprit. Sinon il n’aurait pas plus de valeur que le royaume d’Ephraïm devenu gâteau que l’on n’a pas retourné, qui a abandonné la source d’eau vive, qui, comme le dit le prophète Osée, tantôt en appellent à l’Égypte, tantôt se rendent en Assyrie.
L’amertume nous saisit à juste titre à la mort de celui que l’on peut considérer comme trace du Messie fils de Joseph en raison de l’impulsion qu’il a donné au désir collectif de renaissance du peuple au sens matériel et au sein de l’universel humain. Mais cette amertume doit être productive et il nous faut supprimer les causes de l’abandon dans lequel cette impulsion s’est trouvée. La techouva, la réparation doit venir de nous et elle ne peut être véritable que si toutes les forces présentes et potentielles du peuple se développent avec vigueur mais en même temps se tournent en direction du Bien. Alors nous serons prêts pour que se réalise la volonté supérieure24: Et tu seras une couronne glorieuse aux mains de l’Éternel et un diadème royal dans la paume de ton Dieu.
Avec le début de la réalisation sioniste, la pensée du Rav Kook a connu un infléchissement. Les dissensions ont persisté mais elles commencent à prendre un tour moins aigu. Trente ans plus tard, en 1933, le Rav Kook en traite à nouveau dans un article intitulé Les pérégrinations des camps. Le Rav Kook parle désormais de la division entre religieux et laïcs et décrète qu’il s’agit là d’une pseudo-division, d’une division imaginaire manifestement gonflée par des abus de langage. Voici in extenso le texte de cet article25:
LES PERIGRINATIONS DES CAMPS
Alors que nous sommes à l’orée de la nouvelle année, – puisse-t-elle nous être favorable, ainsi qu’à tout le peuple d’Israël -, nous allons dire avec espoir et du fond du cœur : Que disparaisse l’année et ses malheurs et que débute l’année et ses bonheurs. Nous dirons cette prière avec d’autant plus d’ardeur que l’année qui s’achève fut accablante pour nous. Il nous faudra en plus l’accompagner d’un examen de nos actes passés et nous rapprocher du chemin de la techouva, le chemin du retour, seul capable, comme l’indique le traité talmudique Yoma, d’amener la guérison et la délivrance au monde. C’est notre devoir d’emprunter ce chemin, mais il nous faut en préciser le tracé, compte-tenu de notre situation dans le monde en général et dans notre pays en particulier.
Nous nous imaginons que notre peuple est scindé en deux camps, car nous entendons constamment tinter à nos oreilles le son de deux vocables, « religieux » (haredim), « laïcs » (hofchim), supposés, à tort, définir notre société. Or ce sont deux termes tout à fait nouveaux, n’ayant jamais jusqu’ici eu cours dans notre culture.
Nous savions que les êtres humains se situent à des niveaux différents, spécialement en ce qui concerne la vie de l’esprit, fondement de l’existence même. Mais que des termes décrivant cette différence puissent devenir des dénominations de clans ou de partis, cela, nous l’ignorions. Il apparaît à l’évidence que de ce point de vue, notre passé fut meilleur que notre présent. Si seulement nous pouvions faire disparaître complètement ces deux mots, obstacle sur le chemin de l’existence vigoureuse et pure que nous devons retrouver, éclairée de la lumière divine.
La mise en exergue de ces deux mots et le consensus imaginaire censé relier les individus, chacun proclamant avec satisfaction son appartenance à tel ou tel camp, constituent des deux côtés un obstacle à toute correction et à tout perfectionnement.
Le religieux, c’est-à-dire celui qui se pense appartenir au camp des religieux, regarde de haut en bas l’autre camp, celui des laïcs. Relativement à toute idée d’amendement, d’examen critique de ses actes et de retour au droit chemin, il porte d’emblée ses regards sur le camp d’en face, dénué de connaissance de la Torah et écarté de la pratique des commandements ; il considère que c’est là que la techouva dans la plénitude de son sens est nécessaire ; cela les regarde eux, « eux et pas lui ». Inversement, le laïc, c’est-à-dire celui appartenant à ce camp qui s’enorgueillit de son appellation moderne de laïc, pense bien évidemment que toute notion de techouva est par définition « religieuse » et ne le concerne en aucune manière. Nous sommes ainsi pris en tenailles de deux côtés. D’où viendrait alors le remède aux souffrances de notre âme ?
Tel est le premier handicap. Mais il y en un autre qui n’est pas moins grave : une sorte de rideau de fer est tiré entre les deux camps. Cela nous réduit au rang d’aveugles tâtonnant dans l’obscurité, car l’éclairage émanant de l’unité divine ne peut se poser que sur le peuple d’Israël dans sa globalité et donc se dérobe à nos yeux.
Nous n’avons donc d’autre choix que de nous débarasser de ces vocables fétiches. En vérité, nous sommes, depuis toujours, constitués non pas de deux camps, mais bel et bien de trois. En effet, c’est d’une tradition ancienne que nous apprenons que le terme hébraïque tsibour, communauté, est formé des initiales des mots justes, ordinaires et méchants, mais ces adjectifs ne peuvent s’appliquer qu’à des individus. Et pour ce qui est de chacun en particulier, il doit obéir au principe : même si le monde entier te dit « tu es juste », tu dois te considérer comme un méchant. Il est donc excellent que chacun fasse pour lui-même un bilan approfondi, examine ses défauts personnels, mais porte un regard bienveillant sur autrui dans la conscience de qui il pourrait bien découvrir un trésor de bien caché.
Nous devons décider, une fois pour toutes, qu’un dynamisme poussant à la marche vers le bien existe dans chaque camp et chaque personne de notre peuple et tout particulièrement chez ceux qui attachent du prix au destin collectif d’Israël et à ses aspirations, sous quelque modalité que ce soit.
Présentons-nous l’un à l’autre par notre nom commun, Israël, et non pas par nos noms partisans. Sachons que chaque camp a beaucoup à corriger et beaucoup de lumière à recevoir de son voisin d’en face. Alors apparaîtra pour nous la clarté supérieure et universelle grâce à laquelle nous obtiendrons un salut définitif et par laquelle s’accomplira cette prière, la plus sainte qui soit, que nous allons prononcer avec tant d’émotion : que tous constituent une même gerbe pour réaliser ta volonté avec un cœur parfait.
Ici s’arrête ma présentation des idées du Rav Kook. Sans aucunement les contredire et sans tomber dans le ridicule de prétendre les « améliorer », je souhaite toutefois les prolonger et mettre en évidence une nouvelle perspective. Comme on peut le constater, l’article du Rav Kook est encore d’actualité. Cependant, si on accepte de s’abstraire de l’effervescence médiatique qui hypostasie en permanence tel ou tel événement marginal de l’actualité immédiate, on doit conclure que l’état des choses s’est profondément modifié, et cela dans le bon sens.
La légitimité de l’existence de l’État d’Israël n’est pratiquement plus contestée par personne, ce qui n’était pas le cas auparavant. Pratiquement tous les courants de pensée sont partie prenante au jeu démocratique et, pour l’essentiel, en acceptent les règles. Au sein du monde politique, dans l’économie, dans les universités, et même de plus en plus au sein de l’armée, des représentants de toutes les tendances se rencontrent, coopèrent et dialoguent. Bref, à l’échelle des générations, les fossés irréductibles sont remplacés par des controverses normales. On observera en particulier que la violence physique n’apparaît que de façon tout à fait marginale, en tout cas sans aucune commune mesure avec ce que l’on observe dans les autres pays, même dans les pays appelés civilisés.
Toutefois le processus de reconstruction et d’unification en cours n’a pas encore atteint un état satisfaisant. Même si le fossé s’amenuise et est pour une large part imaginaire, il reste encore grand et, en tout cas, il est le plus souvent comme perçu comme tel. La raison en est que l’une des structures collectives fondamentales du peuple juif attend encore son rétablissement. Cette structure est le Droit. Le Droit est un élément essentiel de l’héritage culturel du peuple juif et il est commun à toutes les tendances, qu’elles se dénomment « religieuses » ou « laïques ». Le fil de la construction du droit juif s’est interrompu avec l’Émancipation et depuis, tout se passe comme si le peuple juif n’avait plus un héritage culturel commun.
Le peuple juif a retrouvé sa terre, sa langue, son État, son armée, sa capitale. Il n’a pas encore retrouvé son droit. Le système juridique de l’État d’Israël est un bric à brac de droit anglais, de droit musulman, de droit ottoman et seulement accessoirement de droit juif. Or c’est précisément la construction du Droit qui a vocation à être le lieu privilégié de la coopération entre les autorités du monde de la Torah et les représentants de la collectivité. Le rôle des autorités traditionnelles ne consiste ni à se cantonner à la sphère religieuse et morale, ni à se compromettre dans une participation politique au jour le jour pour laquelle ils n’ont pas de compétence particulière. Les autorités traditionnelles doivent retrouver le rôle social qui fait partie de leur vocation, c’est-à-dire la construction et la mise en œuvre du droit, en collaboration avec les représentants légitimes de la société civile. C’est dans cette construction et cette mise en œuvre que doit se réaliser la rencontre entre les nécessités inhérentes du développement social et les idéaux de justice issus de la révélation, entre le peuple juif selon Joseph et le peuple juif selon Juda. Tel est le sens de la royauté de David qui ressemble à Esaü mais qui a de beaux yeux. Le droit juif est le lieu même de l’unité du peuple juif. Il doit être rétabli et il le sera. C’est exactement ce qu’annonce le prophète Isaïe26: Je rétablirai tes juges comme à l’origine et tes guides comme au début et alors on t’appellera la Ville de la Justice.
Notes: sur le site