HANOUKAH ET NOËL – Frédéric Manns
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HANOUKAH ET NOËL
Frédéric Manns
Opposer à l’occasion de Hanoukah, la fête des lumières, célébrée du 25 Kislev au 3 Tevet, la lumière que la Grèce voulait imposer par la force et la lumière rayonnante de la Loi est un genre littéraire bien connu. Hanoukah rappelle que la fidélité à la Loi a surmonté le danger d’assimilation. Peu importent les aspects légendaires ou historiques de la fête célébrée au solstice d’hiver; c’est son aspect symbolique que les rabbins retiennent.
Et pourtant les Juifs d’Alexandrie avaient traduit la Loi dans la langue de Japhet qu’une partie des autorités juives considérait comme la plus belle de toutes les langues. La Septante est le résultat d’une double démarche: la demande des Ptolémées et le désir des Juifs d’acquérir un statut accepté des Grecs en faisant connaître leur Loi. La lumière d’Athènes devait rejoindre celle de Jérusalem. « L’Ancien Testament a mûri à Alexandrie », écrivait jadis le Père Barthélémy. La Parole de Dieu d’abord acheminée vers le peuple hébreu à travers leur langue avait ensuite été transmise à un plus grand nombre de destinataires par le grec des Septante, avant sa réception dans le Nouveau Testament. Avec la Septante la Bible accédait pour la première fois dans l’histoire au niveau délibéré d’une valeur philosophique, elle prenait rang parmi les oeuvres maîtresses de la philosophie. Le grec avait permis aux juifs d’Alexandrie de franchir la distance entre la religion et la philosophie. La religion et la Philosophie avaient opéré leur fusion dans la version grecque de la Bible. Le pont jeté entre le judaïsme et l’hellénisme en orientait le sens de manière originale. S’il y avait un sens du texte hébreu il y a aussi un sens du grec qui est une autre vérité de la Bible.
E. Lévinas a résumé les bienfaits de la traduction grecque de la Bible: elle en a donné une élucidation nécessaire pour ce qui était la modernité du monde hellénistique. Malheureusement la Septante a disparu de la mémoire juive qui garde le souvenir de ce moment terrible et répète la condamnation rabbinique du jour funeste où la Loi fut traduite dans la langue des ennemis. La Septante sera toujours consultée pour la critique et pour la correction du texte hébreu. Seule l’oeuvre de Philon d’Alexandrie lui a apporté un moment de gloire. Elle reste la grande ignorée de la littérature rabbinique. C’est par les chrétiens qu’elle a été préservée, lue et utilisée.
Les Juifs d’Alexandrie avaient donné la lumière de leur Loi à leurs contemporains. La Septante pourrait être un pont plutôt qu’une rupture entre Juifs et Païens. Elle est au coeur du problème de la relation entre judaïsme et christianisme. Elle a été un pont entre les deux. Mais l’usage de la Septante fait par les chrétiens dans le Nouveau Testament a révélé également une rupture.
E. Lévinas admet que le grec a apporté par delà son vocabulaire et sa grammaire une autre merveille de l’esprit : le langage d’une intelligence et d’un intelligibilité ouvertes à l’esprit non prévenu. Le passage par le grec a constitué pour la Loi une épreuve nécessaire. Le grec signifie toute langue de la raison: c’est la façon dont s’exprime l’universalité de l’Occident surmontant les particularismes locaux. Toute langue de la modernité fait apparaître l’universel dans le judaïsme. La prophétie de Noé disant que Dieu donnerait un grand espace à son fils Japhet et que Japhet habitera dans les tentes de Sem (Gen 9,27) signifie que Sem s’ouvrira à la langue de Japhet, le grec. Les Juifs peuvent donc revendiquer par le grec la modernité à côté de la tradition. Un judaïsme qui a traversé un processus d’assimilation dans s’écarter de la Loi se situe au-delà de la confrontation entre l’exigence de la Loi et la modernité. Pourquoi opposer la lumière d’Athènes à celle de Jérusalem? N’est-ce pas de deux approches d’une même réalité qu’il s’agit ?
Les historiens s’interrogeront encore longtemps sur l’importance qu’il faut accorder à la version grecque lors du passage du judaïsme au christianisme? Les penseurs juifs peuvent reconnaître en elle une étape de l’ouverture du judaïsme à la modernité du temps. C’est un fait que les chrétiens d’Alexandrie vers les années 180 développeront dans la ville une école d’enseignement chrétien le didaskaleion où on lisait et commentait les oeuvres de Philon. Les traités de Philon étaient à la disposition de Clément d’Alexandrie et d’Origène. Origène apportera avec lui ces oeuvres lorsqu’il ouvrira son scriptorium de Césarée maritime. Or Philon pratiquait une exégèse biblique dans la ligne du judaïsme alexandrin. Dans ses commentaires de l’Ecriture Philon explique pourquoi avant de s’unir à Sara, figure de la vertu, Abraham dut s’unir à Hagar, la servante: celle-ci est la figure de la culture obtenue par le cycle des connaissances préparatoires, la paideia. La culture est la servante de la sagesse. La lumière de la culture ouvre à l’accueil de la révélation.
La lumière vient-elle de la Grèce ou bien de la Torah? Israël qui avait traduit la Bible dans la langue de Japhet ne pouvait éviter cette interrogation. L’allumage des lumières de Hanoukah montre concrètement que l’accomplissement d’un commandement fait descendre la Lumière Divine dans ce monde. Cette idée est vraie pour tous les commandements qui sont qualifiés de « luminaires ». L’allumage se fait de manière croissante, en rajoutant une flamme chaque soir de la fête. Cela implique que, dans tout accomplissement d’un commandement, l’idée de progression est essentielle. Les lumières de Hanoukah doivent être allumées enfin « à la porte de la maison, vers l’extérieur », car il appartient à chacun de diffuser la lumière du judaïsme autour de lui. La lumière est faite pour être communiquée aux autres. C’était l’intention des traducteurs de la Bible en grec.
Le même symbolisme de la lumière qui luit dans les ténèbres est repris par les chrétiens dans leur célébration de la naissance de Jésus à Bethléem. Une étoile montre la route aux païens et les guide vers Celui qui est la Lumière du monde. La fête remplace celle du Sol invictus qui à Rome correspondait elle aussi au solstice d’hiver. La lumière du soleil orientait déjà vers la lumière de la Révélation. Symbole et réalité ne se contredisent pas. Sur les lampes qu’on donnait aux chrétiens figurait l’inscription grecque: la lumière du Christ brille pour tous. Impossible de la garder pour soi tout seul.
Les bougies de Hanoukah illuminent le regard de l’enfant qui sourit à ces lumières si différentes, chargées d’humanité, anciennes et toujours nouvelles. L’enfant ne sait pas dire cette différence et cette histoire, cette attente. Il contemple les flammes fragiles et en même temps la puissance de leur éclat.
En chacun de nous aussi, un enfant s’éveille et se souvient, sourit à cette merveille de la fête, et dit avec un secret tremblement de bonheur : la lumière est plus forte que la nuit. L’essentiel est invisible aux yeux de chair. Seul qui regarde avec le coeur comprend ces réalités.
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