2 octobre, 2012
http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/150081?fr=y
(suit, sur ce même article, la conversion de saint Augustin)
Pourquoi saint François “est un vrai maître“ pour les chrétiens d’aujourd’hui
Et pourquoi saint Augustin l’est aussi. Depuis Assise et Pavie, destinations de ses deux derniers voyages en Italie, Benoît XVI propose les deux grands convertis comme modèles. Et il critique leurs “mutilations“ modernes
par Sandro Magister
ROMA, le 20 juin 2007 – Benoît XVI a consacré ses deux derniers voyages en Italie, à Pavie et à Assise, à deux saints de tout premier rang et d’une influence exceptionnelle dans l’histoire de l’Eglise: Augustin et François.
Dans les deux cas, le pape a concentré son attention sur un moment précis de la vie des deux saints: la conversion.
La conversion – a expliqué le pape – est le tournant crucial de l’existence de chaque chrétien. La vie de chaque homme y prend une nouvelle forme grâce au Christ auquel il se confie. Dès lors, sa vie se distingue par le fait qu’elle est marquée par le Christ.
Si François est ainsi « un vrai maître » dans la recherche de la paix, dans la sauvegarde de la nature, dans la promotion du dialogue entre tous les hommes, il l’est d’une manière unique, qui ne peut pas être mutilée: « il l’est à partir du Christ ».
L’ »esprit d’Assise » n’a donc rien à voir avec l’indifférentisme religieux, justement parce que la vie et le message de François « reposent si visiblement sur le Christ »:
« Ne pas réussir à concilier l’accueil, le dialogue et les respect pour tous avec cette certitude de foi que chaque chrétien, à l’image du saint d’Assise, est tenu de cultiver, en annonçant le Christ comme le chemin, la vérité et la vie de l’homme (cf Jean 14,6) et l’unique Sauveur du monde, ne pourrait pas être un comportement évangélique, ni franciscain ».
D’autres fois, déjà, Benoît XVI avait critiqué les « abus » et les « trahisons » qui selon lui dénaturent la figure exemplaire de François.
Mais, le dimanche 17 juin à Assise, le pape a repris d’une manière plus organique sa prédication sur la personne du saint et en particulier sur sa conversion, dont on fête le huitième centenaire en 2007.
Il l’a fait en particulier lors de l’homélie de la messe. Comme il l’avait déjà fait à Pavie le dimanche 22 avril, évoquant saint Augustin, dont le corps repose dans cette ville.
Dans les autres discours ponctuant la journée passée à Assise, le pape a tout autant insisté sur la présentation du visage authentique du saint, en repoussant les travestissements qui en sont faits. Un exemple, lorsqu’il a adressé la recommandation suivante aux prêtres, aux diacres et au clergé régulier de la ville:
« Les millions de pèlerins qui empruntent ces rues, attirés par le charisme de François, doivent être aidés à cueillir le noyau essentiel de la vie chrétienne et à parvenir à sa ‘dimension la plus élevée, qui est justement la sainteté. Il ne suffit pas qu’ils admirent François: à travers lui, ils doivent pouvoir rencontrer le Christ, pour l’écouter et l’aimer avec ‘une foi droite, une espérance ferme et une charité parfaite’ (Prière de François devant le Crucifix, 1: FF 276). Les chrétiens de notre époque se retrouvent toujours plus souvent à devoir faire face à la tendance d’accepter un Christ diminué, c’est-à-dire un Christ admiré par son extraordinaire humanité, mais repoussé dans le mystère profond de sa divinité. François lui-même subit une sorte de mutilation quand on le fait intervenir comme témoin de valeurs certes importantes et appréciées dans la culture d’aujourd’hui, mais en oubliant que le choix profond – l’on pourrait dire le cœur de sa vie – est le choix du Christ. A Assise, une ligne pastorale exigeante est plus que jamais nécessaire. A cette fin, c’est à vous, prêtres et diacres, et à vous, qui avez consacré votre vie à Dieu, de sentir avec force le privilège et la responsabilité de vivre en ce territoire de grâce. Certes, nombreux sont ceux qui, en passant par cette ville, reçoivent un message bénéfique simplement par ses ‘pierres’ et son histoire. Cela ne dispense pas d’une proposition spirituelle robuste, qui aide aussi à affronter les nombreuses séductions du relativisme qui caractérise la culture de notre époque ».
Voici donc les deux homélies de Benoît XVI consacrées aux deux grands convertis François et Augustin. Deux homélies qui sont l’expression typique de la prédication de ce pape, toujours étroitement liée à la liturgie du jour:
1. La conversion de saint François
Assise, le 17 juin 2007
Chers frères et sœurs, que nous dit aujourd’hui le Seigneur, alors que nous célébrons l’Eucharistie dans le cadre suggestif de cette place, où se concentrent huit siècles de sainteté, de dévotion, d’art et de culture, liés au nom de François d’Assise? Aujourd’hui, tout parle ici de conversion. [...] Parler de conversion signifie aller au cœur du message chrétien et en même temps aux racines de l’existence de l’homme.
La Parole de Dieu à peine proclamée nous illumine, en mettant devant nos yeux trois figures de convertis.
La première figure est celle de David. Le passage qui le concerne, tiré du deuxième Livre de Samuel, nous présente un des entretiens les plus dramatiques de l’Ancien Testament. Au centre de ce dialogue, un verdict brûlant, par lequel la Parole de Dieu, proférée par le prophète Nathan, met à nu un roi arrivé au faîte de sa fortune politique, mais tombé jusqu’au niveau le plus bas de sa vie morale.
Pour ressentir la tension dramatique de ce dialogue, il convient de garder à l’esprit l’horizon historique et théologique dans lequel il s’intègre. C’est un horizon marqué par l’histoire d’amour avec laquelle Dieu choisit Israël comme son peuple, et établit avec lui une alliance, en se préoccupant de lui assurer terre et liberté.
David est un anneau de cette histoire de l’attention constante de Dieu pour son peuple. Il est choisi à un moment difficile et placé aux côtés du roi Saul, pour devenir par la suite son successeur. Le dessein de Dieu concerne également sa descendance, liée au projet messianique, qui trouvera en Christ, « fils de David », sa pleine réalisation.
La figure de David est ainsi une image de grandeur historique et religieuse à la fois. Tout à l’opposé de l’abjection dans laquelle il tombe quand, aveuglé par sa passion pour Bethsabée, il l’arrache à son époux, un de ses plus fidèles guerriers, et ordonne ensuite froidement l’assassinat de ce dernier.
C’est à en avoir des frissons: comment un élu de Dieu peut-il tomber aussi bas? L’homme est vraiment grandeur et misère: il est grandeur parce qu’il porte en lui l’image de Dieu et parce qu’il est l’objet de son amour; il est misère parce qu’il peut faire mauvais usage de la liberté – son grand privilège – en finissant par s’opposer à son Créateur. Le verdict de Dieu, prononcé par Nathan à David, porte la lumière au plus profond de la conscience, là où les armées, le pouvoir, l’opinion publique ne comptent pas, mais où l’on est seul avec Dieu seulement. « Tu es cet homme »: voilà la parole qui cloue David à ses responsabilités.
Profondément touché par ces mots, le roi développe un repentir sincère et s’ouvre à la miséricorde qui lui est offerte. C’est le chemin de la conversion.
Aujourd’hui, saint François nous invite à suivre ce chemin, à côté de David.
D’après ce que les biographes racontent de ses années de jeunesse, rien ne laisse à penser à des chutes aussi graves que celle qui est reprochée à l’ancien roi d’Israël. Mais François lui-même, dans le Testament rédigé dans les derniers mois de son existence, revoit ses vingt-cinq premières années comme une période où « il était dans le péché » (cf 2 Text 1: FF 110).
Au-delà des manifestations particulières, son péché était de concevoir et de s’organiser une vie entièrement centrée sur lui, en suivant des rêves vains de gloire terrestre. Lorsqu’il était le « roi des fêtes », parmi les jeunes d’Assise (cf 2 Cel I, 3, 7: FF 588), il possédait une générosité d’âme naturelle. Mais celle-ci était encore bien loin de l’amour chrétien que l’on donne sans réserve. Comme lui-même le rappelle, il lui était amer de voir les lépreux. Le péché l’empêchait de dominer la répugnance physique pour reconnaître en eux d’autres frères à aimer.
La conversion l’a amené à exercer la miséricorde et également à l’obtenir. Servir les lépreux, jusqu’à les embrasser, n’a pas seulement été un geste de philanthropie, une conversion, pour ainsi dire, « sociale », mais une véritable expérience religieuse, guidée par l’initiative de la grâce et de l’amour de Dieu: « Le Seigneur – dit-il – m’a conduit parmi eux » (2 Text 2: FF 110).
C’est alors que l’amertume s’est transformée en « douceur d’âme et de corps » (2 Text 3: FF 110). Oui, mes chers frères et sœurs, se convertir à l’amour c’est passer de l’amertume à la « douceur », de la tristesse à la vraie joie. L’homme est vraiment lui-même et se réalise pleinement dans la mesure où il vit avec Dieu et de Dieu, en le reconnaissant et en l’aimant dans ses frères.
Un autre aspect du chemin de la conversion apparaît dans le passage de la Lettre aux Galates. C’est un autre grand converti, saint Paul, qui nous l’explique.
Ses mots ont pour contexte le débat dans lequel la communauté primitive s’est trouvée impliquée: de nombreux chrétiens provenant du judaïsme avaient tendance à lier le salut à l’accomplissement des œuvres de l’ancienne Loi, rendant ainsi vaine la nouveauté du Christ et l’universalité de son message.
Paul se dresse comme témoin et comme héraut de la grâce. Sur la route de Damas, le visage radieux et la voix forte du Christ l’avaient arraché à son zèle violent de persécuteur et avaient allumé en lui le nouveau zèle du Crucifié, qui réconcilie ceux qui sont proches et ceux qui sont éloignés dans sa croix (cf Ephésiens 2,11-22). Paul avait compris que toute la loi est accomplie dans le Christ et que celui qui adhère au Christ s’unit à Lui, accomplit la loi.
Porter le Christ, et avec le Christ le Dieu unique, à toutes les personnes, telle était devenue sa mission. En effet, le Christ « est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un: il a renversé le mur de la séparation… » (Ephésiens 2,14). Sa confession d’amour très personnelle exprime en même temps l’essence commune de la vie chrétienne: « Ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré lui-même pour moi » (Gal 2, 20b). Et comment peut-on répondre à cet amour, sinon en embrassant le Christ crucifié, jusqu’à vivre de sa vie même? « J’ai été crucifié avec le Christ et si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Galates 2, 20a).
En parlant de son être crucifié avec le Christ, saint Paul fait non seulement allusion à sa nouvelle naissance dans le baptême, mais aussi à toute sa vie au service du Christ. Cette connexion avec sa vie apostolique apparaît avec clarté dans les derniers mots de sa défense de la liberté chrétienne à la fin de la Lettre aux Galates: « Au reste, que personne désormais ne me suscite plus d’embarras; car je porte sur mon corps les stigmates de Jésus » (6,17).
C’est la première fois dans l’histoire du christianisme qu’apparaît le terme « stigmate de Jésus ». Dans le débat concernant la juste manière de voir et vivre l’Evangile, les arguments de notre pensée ne décident finalement pas; c’est la réalité de la vie, la communion vécue et soufferte avec Jésus qui décide, non seulement dans les idées ou dans les mots, mais jusqu’au plus profond de l’existence, en engageant aussi le corps, la chair.
Les meurtrissures reçues au cours d’une longue histoire de passion sont le témoignage de la présence de la croix de Jésus dans le corps de saint Paul, ce sont ses stigmates. Ce n’est pas la circoncision qui le sauve: les stigmates sont la conséquence de son baptême, l’expression de sa mort avec Jésus jour après jour, le signe certain de son existence en tant que nouvelle créature (cf Galates 6,15). Du reste, Paul fait référence avec l’utilisation du mot « stigmate » à l’ancien usage d’imprimer sur la peau de l’esclave le sceau de son propriétaire. Le serviteur était ainsi « stigmatisé » comme propriété de son patron et était sous sa protection. Le signe de la croix, inscrit lors de longues souffrances sur la peau de Paul, est sa fierté: il le légitime comme véritable serviteur de Jésus, protégé par l’amour de Dieu.
Chers amis, François d’Assise nous transmet aujourd’hui toutes ces paroles de Paul, avec la force de son témoignage.
Depuis que le visage des lépreux, qu’il a aimés par l’amour de Dieu, lui a fait comprendre, d’ une certaine manière, le mystère de la « kenosi » (cf Philippiens 2,7), l’abaissement de Dieu dans la chair du Fils de l’homme, et depuis que la voix du Crucifix de Saint-Damien lui a mis le programme de sa vie dans son cœur: « Va, François, répare ma maison » (2 Cel I, 6, 10: FF 593), son chemin n’a été que l’effort quotidien de s’identifier au Christ.
François est tombé amoureux du Christ. Les plaies du Crucifix ont blessé son cœur, avant de marquer son corps à La Verna. Il pouvait vraiment dire avec Paul « Ce n’est plus moi qui vis, le Christ vit en moi ».
Et venons-en au cœur évangélique de la Parole de Dieu d’aujourd’hui. Jésus lui-même, dans le passage de l’Evangile de Luc que nous avons à peine lu, nous explique le dynamisme de la conversion authentique, en s’appuyant sur le modèle de la femme pécheresse rachetée par l’amour.
Il faut reconnaître que cette femme avait beaucoup osé. La façon dont on elle s’approche de Jésus, mouillant ses pieds de ses larmes pour les essuyer ensuite avec ses cheveux, les embrasser et y verser de l’huile parfumée allait sans doute scandaliser ceux qui regardaient avec l’œil impitoyable du juge les femmes de sa condition.
Au contraire, la tendresse avec laquelle Jésus traite cette femme, dont on a si souvent profité et que tout le monde condamne, impressionne. Elle a trouvé enfin en Jésus un regard pur, un cœur capable d’aimer sans profiter. Dans le regard de Jésus, elle reçoit la révélation de Dieu-Amour!
Loin de toute équivoque, il faut remarquer que la miséricorde de Jésus ne s’exprime pas en mettant entre parenthèses la loi morale. Pour Jésus, le bien est le bien, le mal est le mal. La miséricorde ne change pas le contenu du péché, mais il le brûle dans un feu d’amour. Cet effet purificateur et guérisseur se réalise s’il y a dans l’homme une correspondance d’amour, qui implique la reconnaissance de la loi de Dieu, le repentir sincère, l’engagement d’une nouvelle vie. Beaucoup est pardonné à la pécheresse de l’Evangile, parce qu’elle a beaucoup aimé. En Jésus, Dieu vient pour nous donner l’amour et pour nous demander l’amour.
Qu’est-ce qu’a été, mes chers frères et sœurs, la vie de saint François converti, sinon un grand acte d’amour? Ses prières enflammées, riches de contemplation et de louanges, le geste tendre qu’il a envers l’enfant divin à Greccio, sa contemplation de la passion à La Verna, son « mode de vie selon la forme du saint Evangile » (2 Text 14: FF 116), son choix de pauvreté et sa recherche du Christ dans le visage des pauvres le révèlent.
Cette conversion au Christ, jusqu’au désir de « se transformer » en Lui, devenant une image accomplie, explique son vécu particulier, qui nous le fait apparaître si actuel, aussi par rapport aux grandes thématiques de notre époque, telles que la recherche de la paix, la sauvegarde de la nature, la promotion du dialogue entre tous les hommes.
François est un vrai maître dans ces domaines. Mais il l’est à partir du Christ. En effet, c’est le Christ qui est « notre paix » (cf Ephésiens 2,14). Le Christ est le principe même du Cosmos, car c’est en lui que tout a été fait (cf Jean 1,3). Le Christ est la vérité divine, le « Logos » éternel dans lequel tout « dia-logos » au cours du temps trouve son fondement ultime. François incarne profondément cette vérité « christologique » qui est à la racine de l’existence humaine, du cosmos, de l’histoire.
Je ne peux pas oublier, dans le contexte d’aujourd’hui, l’initiative de mon prédécesseur de vénérée mémoire, Jean-Paul II, qui a voulu réunir ici, en 1986, les représentants des confessions chrétiennes et des diverses religions du monde en une rencontre de prière pour la paix. Ce fut une intuition prophétique et un moment de grâce, comme je l’ai rappelé il y a quelques mois dans ma lettre à l’évêque de cette ville à l’occasion du vingtième anniversaire de cet événement.
Le choix d’organiser cette rencontre à Assise a été dicté précisément par le témoignage de François comme homme de paix, que beaucoup de gens regardent avec sympathie même si leurs positions culturelles et religieuses sont différentes. En même temps, la lumière que le Poverello jetait sur cette initiative était une garantie d’authenticité chrétienne puisque sa vie et son message reposent si visiblement sur le choix du Christ, qu’ils repoussent a priori toute tentation d’indifférentisme religieux, qui n’aurait rien à voir avec l’authentique dialogue interreligieux.
L’ »esprit d’Assise », qui depuis cet événement continue à se répandre dans le monde, s’oppose à l’esprit de violence, à l’utilisation abusive de la religion comme prétexte à la violence. Assise nous dit que la fidélité à ses convictions religieuses, la fidélité surtout au Christ crucifié et ressuscité ne s’expriment pas dans la violence et l’intolérance mais dans le respect sincère de l’autre, dans le dialogue, dans une annonce qui fait appel à la liberté et à la raison, dans l’engagement pour la paix et pour la réconciliation. Ce ne serait une attitude ni évangélique, ni franciscaine que de na pas réussir à associer l’accueil, le dialogue et le respect de tous avec la certitude de la foi que tout chrétien, comme le saint d’Assise est tenu de pratiquer, en annonçant le Christ comme le chemin, la vérité et la vie de l’homme (cf Jean 14,6), et l’unique sauveur du monde.
Que François d’Assise obtienne à cette Eglise en particulier, aux Eglises d’Ombrie, à toute l’Eglise d’Italie, dont il est le patron avec sainte Catherine de Sienne, et à ceux, si nombreux dans le monde, qui se réclament de lui, la grâce d’une authentique et complète conversion à l’amour du Christ.