La sainteté, un chemin d’imperfections
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La sainteté, un chemin d’imperfections
Fr. François-Xavier Ledoux, o.p.
Ap 7, 2…14 – Ps 23 – 1 Jn 3, 1-3 – Mt 5, 1-12
Esprit et Vie n°157 – octobre 2006 – 1e quinzaine, p. 32-33.
Qu’est-ce que la sainteté ? Qu’est-ce que ce mot peut encore évoquer pour nous, alors même qu’il ne semble plus guère faire partie du vocabulaire de nos contemporains qui, eux, dans le meilleur des cas, préfèrent parler de spiritualité, voire de mystique ?
« Dieu n’est pas un saint ! »
Il est vrai que l’image véhiculée par le mot même de sainteté, très marquée par le jansénisme et le xixe siècle, peut hanter encore, de façon caricaturale, les subconscients et la culture actuelle : le saint serait un personnage falot, ennuyeux, qui ne dit pas un mot plus haut que l’autre, et surtout qui n’a aucun rapport avec la sexualité… Bref, un personnage triste, même s’il y a quelques exceptions (comme saint Philippe Néri), qui ne sait pas goûter la vie, qui passe son temps à se priver de tout, à s’infliger des pénitences, et qui n’aime pas trop les bons vivants ! C’est ainsi que, vers les années 1930, la poétesse Marie-Noël a pu écrire dans ses Notes intimes : « Comme je suis contente que Dieu ne soit pas un saint ! Si un saint avait créé le monde, il aurait créé la colombe, mais il n’aurait pas créé le serpent. Il aurait créé la colombe, mais il ne l’aurait pas créée « mâle et femelle », il n’aurait pas osé créer l’Amour, il n’aurait pas osé créer le printemps qui trouble toute chair au monde. Et toutes les fleurs auraient été blanches. Dieu soit loué ! Dieu en a fait de toutes les couleurs. Dieu n’est pas un saint. Dans son œuvre hardie, il ne s’est pas soucié des disciplines et de l’édification des saints et s’il était homme au lieu d’être Dieu, il aurait encouru la censure des saints… Pourtant, vous êtes saint, ô mon Dieu, saint qui sanctifiez les saints […], et c’est votre grandeur qui me rassure et m’empêche de trembler quand les saints me troublent en réduisant tous les chemins à leur seule route [1]. »
Libérer le chemin de la sainteté
Dans un autre genre, la définition du Petit Robert est également très éclairante : le saint est celui qui « mène une vie irréprochable, en tous points conforme aux lois de la morale et de la religion ». Voilà bien une forme de sainteté parfaite qui paraîtra sans doute inaccessible à la plupart d’entre nous, j’imagine, d’autant plus que nous savons bien que la perfection n’est pas de ce monde, et qu’elle n’a rien à voir avec cette sainteté dont nous parle l’Écriture.
Néanmoins, ce début de troisième millénaire a été encore marqué par de nombreuses béatifications et canonisations au sein de notre Église. Alors, serions-nous entrés maintenant dans l’ère de la mondialisation de la sainteté, dans l’ère de sa démocratisation, voire de sa « grande distribution » ? Il semblerait, en effet, que, suite à l’appel universel à la sainteté lancé par le concile Vatican II [2], le pape Jean-Paul II ait canonisé plus de saints et de saintes que tous ses prédécesseurs réunis ! Et, selon un certain angle d’analyse, on peut noter qu’il a pu, de ce fait, donner des modèles de sainteté à tous les continents, augmenter en particulier le nombre des saintes femmes et des saints laïcs, voulant rendre ainsi la sainteté proche de tous, même si le modèle dominant demeure encore celui de fondateur ou de fondatrice d’une congrégation religieuse.
Mais, cette proximité, toute relative, nous renverrait-elle l’image d’une sainteté dorénavant à bon marché – finalement, nous serions tous des petits saints en puissance, donc nous n’aurions pas d’inquiétude à avoir pour notre avenir ! -, quittant ainsi les images d’Épinal – poussiéreuses et rejetées par l’opinion publique – d’une sainteté réservée à une élite triste et ascétique qui vivrait au-dessus de la condition commune de l’humanité ?
Cette proximité, encore, peut-elle nous faire oublier les difficultés, les erreurs, les échecs de la vie quotidienne, familiale ou professionnelle que nous pouvons ou avons pu connaître, et qui semblent entraver notre « élévation sur les autels » ? Et même, plus simplement, que peut être la sainteté de ceux qui travaillent chaque jour à une tâche qui leur semble sans intérêt, ou qui perdent leur temps libre en transports, en « courses », en travaux ménagers insipides, et qui sont tellement « crevés », comme ils disent, le soir ou le week-end, qu’ils perdent bientôt le goût de ce qui donnait du sens à leur existence ? Mais n’est-ce pas pour ceux-là aussi que le chemin de la sainteté doit être libéré ?
Vivre en chrétien face au mal
En effet, si nous sommes tous appelés à la sainteté, dans le contexte qui est le nôtre aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour correspondre aux modèles reçus, et ainsi réussir sa vie et son salut personnel en vue du bonheur parfait. Non, le chemin de sainteté que nous proposent les Béatitudes n’a que peu à voir avec un quelconque héroïsme de la piété, de l’ascèse ou des vertus. Mais il s’agit, devant la violence du mal, sa puissance, devant l’abîme de détresse qui saisit souvent notre monde, de manifester avant tout que Dieu s’y tient présent car des croyants y demeurent vivants, priants, aimants, comme des combattants du malheur et du destin. Rien de plus, mais rien de moins. Comme le dit l’Apocalypse, « tous ces gens vêtus de blanc viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leur vêtements, ils les ont purifiés dans le sang de l’Agneau ».
Il y a donc là plus qu’une question de sainteté, un véritable enjeu mystique : faire toujours foi au meilleur de l’humain et montrer que vivre en chrétien, ce n’est pas se tenir dans un état permanent de recherche de perfection, dans une attitude de modèle rappelant ainsi aux autres les bornes à ne pas dépasser. Non, vivre en chrétien, c’est suivre un chemin de vie fait d’ » imperfections », à l’image de celui vécu par le Christ qui ne s’est pas seulement fait homme, mais qui a, lui aussi, connu l’échec et la souffrance, l’épreuve de la trahison de l’amitié, de la mort et de la descente aux enfers, avant de ressusciter le troisième jour.
Renverser notre échelle des valeurs
En relisant ainsi l’Évangile des Béatitudes, dans la foi en la résurrection, mais à la lumière de l’image du Christ en croix, nous comprenons que nous sommes invités à laisser crucifier notre bon sens raisonnable et vertueux, afin de faire nôtre le regard de Dieu : Dieu qui fait de la pierre rejetée des bâtisseurs la pierre d’angle, Dieu qui regarde comme aimable ce qui aux yeux des hommes est sans noblesse, « ignoble ». Voilà le scandale, la folie qui renverse notre échelle des valeurs, c’est-à-dire qui la remet debout pour la sanctifier ! Voilà d’où la foi chrétienne peut puiser la force de voir la sainteté, là où il n’y a, à vue humaine, rien de bon à voir !
Dès lors, ceux que nous côtoyons pourront comprendre que le chemin de sainteté ouvert par l’Évangile ne s’enracine pas en dehors de leur histoire très concrète d’hommes et de femmes d’aujourd’hui, mais qu’elle leur rend, qu’elle nous rend accessible l’ordre de la liberté, en assumant toutes les imperfections contingentes, tous les ratés de nos vies non comme des limites ou comme des concessions résignées à notre humanité, mais comme faisant partie intégralement de cette histoire d’amitié et de sainteté que Dieu a proposée un jour à l’homme, don sans repentance, trésor toujours porté dans des vases d’argile.
[1] Marie-Noël, Notes intimes, Paris, Éd. Stock, 1992, p. 160.
[2] Voir Lumen gentium, n° 40.
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