Homélie du 30e dimanche ordinaire B

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Homélie du 30e dimanche ordinaire B

Jr 31, 7-9 ; He 5, 1-6 ; Mc 10, 46b-52

(Prononcée en 2003 en la cathédrale des SS. Michel et Gudule (Bruxelles), les événements cités sont de cette époque)

Thème : « Ils ont des yeux pour voir et ne voient pas » (Ez 12, 1)

Après avoir ruminé les textes bibliques, je me sens un peu comme un mal voyant qui doit s’adresser à d’autres handicapés de la vue. Suis-je, sommes-nous, conscients d’être tous atteints d’une certaine cécité spirituelle et morale ? Ce qui, en définitive, est pire encore que la cécité physique. « Ceux qui ne voient pas, ai-je lu dans la revue de l’Oeuvre Nationale des Aveugles, sont regardés comme les êtres les plus malheureux de la terre ! Une image démentie par les faits, puisque bon nombre de non voyants ont réussi à trouver le bonheur, et même un vrai bonheur ».
Il est vrai que la beauté, par exemple, peut se découvrir et s’apprécier, sans rien voir, par la musique, notamment. Ainsi, on a pu écrire de Mozart, notre invité d’honneur ce matin, qu’il a, durant toute sa vie semée d’épreuves, « célébré la beauté d’un monde où sa foi chrétienne ne voyait que le pâle reflet d’un au-delà lumineux « . (Liliane Léotard). Heureux donc, les artisans, les artistes du beau, du bon et du bien. Ils sont appelés messagers de Dieu. Ce sont des anges de lumière. Ils viennent tout transfigurer. Pour les aveugles aussi. Même si un grand poète, qui n’a cessé d’aspirer ardemment à la lumière, a écrit que « Tout Ange est terrible ». (Rayner Maria Rilke).
Les extraits bibliques de ce dimanche nous apprennent d’ailleurs que les prophètes utilisent constamment un langage à deux niveaux. Ainsi, ils se préoccupent toujours de leur peuple, et donc de ses faiblesses. Un peuple « aveugle quoiqu’il ait des yeux », disait Isaïe (Is 43, 8). « Ils ont des yeux pour voir et ne voient rien » , répétait Ezéchiel (12, 1). Ce que rappelle l’évangile de Luc, en citant Isaïe : « Le cœur de ces gens-là s’est épaissi. Leur oreille est durcie et leur regard terni. Ils ont peur de voir de leurs yeux, d’entendre de leurs oreilles, et de comprendre de leur esprit. Qu’ils changent donc leur cœur et je les guérirai, dit le Seigneur ». (Ac 28, 27-28).
Souvenez-vous des interpellations vigoureuses de Jésus aux « scribes et pharisiens hypocrites ». Il les accusait carrément d’être des « guides aveugles qui ont arrêté au filtre le moucheron et avalé le chameau » ! Ils avaient cependant le regard perçant pour déceler et dénoncer les moindres infractions aux 613 commandements de la Loi.
Voyez la première lecture. Elle nous a renvoyés à une époque où le royaume de Juda courait aveuglément à la catastrophe. Jérémie a donc invité ses concitoyens à ouvrir les yeux. « Vos insouciances, vos bêtises et vos infidélités, vous mènent tout droit au désastre ». Et de fait, ces aveuglements se traduiront en une succession de drames politiques, sociaux, religieux, militaires, et finalement par un demi siècle d’exil.
C’est dans ce contexte de malheur et de désespoir, que Jérémie a prêché l’espérance. Il a pressenti que si ses compatriotes tenaient bon dans la confiance et la foi, Dieu les délivrerait, comme il avait délivré leurs ancêtres de l’esclavage d’Egypte. D’où, la vision anticipée de ces milliers de déportés, enchaînés, épuisés, parfois même aux yeux crevés, qui retrouvent la lumière de la liberté. Même les aveugles verront !
Les textes évangéliques des dimanches précédents nous ont déjà montré Jésus dénonçant la cécité spirituelle de ses disciples et de l’élite des croyants. Généreux, les Douze appelés le sont. Leur foi semble ardente. Ils ont reçu leur formation de Jésus lui-même. Et cependant, ils restent encore enfermés dans les ténèbres de leurs vues personnelles trop étroites, égoïstes et intéressées.
Rappelons-nous ces mêmes disciples, stupéfaits, quand Jésus leur affirme que la richesse peut empêcher un croyant d’entrer dans le Royaume de Dieu… Et il prend comme exemple, à ne pas suivre, un fidèle observant de la Loi, séduit par le prophète de Nazareth. Et qui, malgré cela, restera figé sur le bord de la route, empêtré dans le filet de ses propriétés et de ses comptes en banque.
Aujourd’hui, Marc poursuit avec une leçon de catéchèse sur la foi. Il part d’un fait divers. Celui d’un mendiant aveugle. Un handicapé physique et social. Un exclu, perdu, face à une foule avide de voir le prophète-vedette. Cet homme éprouvé, qui vit dans les ténèbres, n’a aucune chance de pouvoir arriver au premier rang pour solliciter le guérisseur. Mais il ne manque pas de caractère. Son objectif ? demander la lumière. Il souhaite voir clair. Et il croit dur comme fer que Jésus peut lui rendre la vue.
En criant « Fils de David « , Bar-timée fait déjà un acte de foi remarquable. Car ce nom est précisément celui donné au Messie, annoncé depuis des siècles par les prophètes et attendu par le peuple d’Israël comme Roi Sauveur. L’aveugle reconnaît donc Jésus comme envoyé de Dieu. Non pas avec les yeux du corps, mais avec ceux de l’esprit. Son regard intérieur est déjà un regard clairvoyant… Et voilà que Jésus, brusquement, s’arrête. Contrairement à la foule et à ses proches collaborateurs, il a pris au sérieux les hurlements de ce casse-pieds que tout le monde rabroue et veut faire taire… tant il dérange. Aussitôt, la foule obséquieuse et versatile, comme toujours, change d’attitude et encourage cet invité surprise.
Remarquez que Jésus ne lui dit pas : « Sois guéri » ou « Je te guéris ». Mais bien : « Ta foi t’a sauvé ». Non pas la foi détaillée selon le catéchisme, mais bien une confiance totale en Jésus. Ce qui est la première condition, la première étincelle de la foi. C’est bien cette foi-là qui provoque le dessillement des yeux, celle qui libère et qui sauve. C’est elle qui donne accès à la lumière et le courage de prendre ses distances envers les richesses terrestres, les tentations du pouvoir et autres mirages trompeurs.. Guérir et sauver sont, chez Marc, pratiquement synonymes.
Bar-timée ne se contentera pas de dire merci, ni de profiter gloutonnement de sa guérison… Les yeux ouverts à la lumière, et le cœur à la Parole du Sauveur, il poussera la logique jusqu’à emboîter le pas à Jésus, pour conformer sa vie à la vision reçue. Il s’engage. Ce qui est l’attitude du « disciple ». Un disciple aux yeux et au cœur grands ouverts. Ce que Jésus n’avait pu obtenir d’un certain riche personnage en bonne santé, pieux pratiquant de la Loi depuis sa jeunesse, mais qui n’avait pas eu le courage de se joindre aux premiers disciples.
Nous voici donc, tous autant que nous sommes, interpellés directement. Car, dans ce petit récit savoureux, c’est bien chacun de nous qui est dans la foule, ou aux côtés du Maître, ou même sur le bord de la route et atteint plus ou moins gravement d’aveuglement spirituel ou moral. Nous ne sommes plus dans un lointain passé, mais dans le présent de ce jour. Ici, maintenant.
« Que désires-tu que je fasse pour toi ? », nous dit Jésus. Qu’allons-nous répondre ? Que tu m’accordes la santé ou la richesse, la réussite, la fin des soucis, une guérison miracle… ou peut-être plus essentiellement : Seigneur, arrache les écailles de mes yeux, de nos yeux. Augmente en nous la foi. Fais que je voie. Nous te croisons si souvent en chemin, dans le métro ou ailleurs, sans te reconnaître. Même à la Fraction du Pain. Alors que nous sommes trop facilement convaincus de notre clairvoyance. Apprends-nous à mieux voir pour mieux aimer et mieux servir.

P. Fabien Deleclos, franciscain (T)

1925 – 2008

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