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CAUSERIE #3 : MON « JE » EST UN « AUTRE » ( ABANDON DU MOI)
« Plus subtil que le subtil, plus grand que le grand,
est le Soi reposant dans la caverne (du cœur) de la créature »
( Henri Le Saux)
INTRODUCTION :
Ce qui fait obstacle à la recherche de Dieu, à notre expérience de Dieu, ce qui fait obstacle à l’acquisition de ce vide, de ce dépouillement –véritable champ de bataille pour toutes les spiritualités- ce qui fait que le » renoncement total » si souhaité n’est jamais et ne sera jamais total, ce n’est pas nécessairement la vie que nous menons, les relations bonnes ou mauvaises que nous entretenons, mais nous-mêmes. Si nous devons être libéré, sauvé de quelque chose ou de quelqu’un, c’est bien de nous-mêmes. Se libérer d’une trop grande préoccupation de nous-mêmes.
Parmi tous les attachements qui nous tiennent à cœur, il y a ce « moi » qui prend beaucoup de place. La réussite du » moi » est un enjeu majeur. Cela nous affecte. Ce combat remonte à nos origines. Nous sommes finitudes. Comme le couple inaugural, nous agissons en refusant cette réalité. « Le plus difficile, c’est de renoncer à soi-même »( Maître Eckhart). Il ajoute « si un homme abandonnait un royaume et le monde entier et qu’il se garde lui-même, il n’aurait rien abandonné ». « Si quelqu’un vent me suivre qu’il se renie lui-même »(Lc14,26-33).
L’ imitation de Jésus-Christ au 2 ième livre chapitre 2 disait :
» Si l’homme donne tout ce qu’il possède, ce n’est encore rien » . S’il fait une grande pénitence, c’est peu encore. Et s’il embrasse toutes les sciences, il est encore loin. Et s’il a une grande vertu et une piété fervente, il lui manque encore beaucoup, il lui manque une chose souverainement nécessaire. Qu’est-ce encore ? C’est qu’après avoir tout quitté, il se quitte aussi lui-même et se dépouille entièrement de l’amour de soi. C’est enfin qu’après avoir fait tout ce qu’il sait devoir faire, il pense encore n’avoir rien fait . «
Ce sont des paroles viriles qui nous font entreprendre la guerre la plus difficile, celle de » dominer » son « moi » plutôt que de se laisser « dominer » par ce « moi ». L’Évangile du renoncement à soi ne sera jamais facile.
Ce que l’Évangile nous propose, d’autres mystiques l’ont aussi proposé
« Purifie-toi des attributs du moi afin de pouvoir contempler ta propre essence pure » (mystique musulmane chez Rumi citée dans livre des Sagesses, p 1328)
» Il est facile de renoncer à la famille et au monde, mais difficile de renoncer à l’ego qui est si fermement ancré et si désireux de grandir » ( mystique indienne Swami Satyananda (1896 -1971)
» Dieu a dit: Soixante-dix fois par jour, je regarde dans le cœur de l’homme pour y descendre. Mais je le trouve presque toujours plein de lui-même, et ne puis y pénétrer . » ( mystique africaine Amadou Hampaté Bâ, (1900- 1991), Sagesses & Traditons, Africaines, Peuls, cité par Jean Biès dans Les Grands Initiés du XXe siècle, p. 105-107)
« Celui qui s’empresse à oublier le moi ne serait-ce qu’un instant devient intime avec l’esprit d’Éveil car c’est le moi qui est la cause de toutes nos erreurs. » (Gôgen, vers 1234 fondateur du 1 er monastère de l’hindouisme)
Dans toutes les grandes religions, que ce soit pour atteindre la Réalité, que ce soit pour venir à l’état d’Éveil, que ce soit pour goûter au Nirvana, que ce soit pour « marcher en ma Présence », pour suivre et imiter Jésus, notre priorité – et je reprends le mot du Père Henri Le Saux- est de » dévitaliser mon moi « . » Ce n’est plus moi qui vit mais le Christ qui vit en moi ? » Qui peut dire qu’il a répondu à la perfection, qu’il a totalement atteint ce sommet de l’imitation de Jésus ?
NON PAS ANÉANTISSMENT MAIS ACCOMPLISSEMENT
Je précise d’abord que cet appel à tout quitter, à mourir à soi, à se renier n’est pas synonyme d’anéantissement. C’est « devenir naturel », « devenir essentiel ». Zundel, ce mystique du siècle dernier ne cesse de redire que mon « je » est un « Autre ». Pour lui, l’homme=Dieu. Je préfère nuancer en disait que mon « je » est en état permanent de devenir « Autre ». En état permanent d’établir une équation, pourquoi pas une sorte d’union hypostatique, d’union mystique avec Dieu sans perdre notre identité, notre appartenance à la terre.
Jésus a connu cette union « mystique » avec nous sans pour autant perdre son identité divine quand il s’est vidé de sa noblesse pour » descendre » nous rejoindre. Sans perdre notre identité humaine, quitter tout ce qui n’est pas humain dans le mauvais sens du terme, éliminer tout ce qui n’a pas été assumé par Jésus comme cette fausse affirmation de soi, pour nous enrichir d’un Autre. Pour devenir des « hommes nouveaux » (2 Cor4,16-18) Invraisemblable ! Il ne s’agit donc pas de se » sous-estimer ni de se surestimer » (Rm13,3). Il s’agit d’avoir une conscience vive que personne ne vit pour soi-même parce que nous appartenons au Seigneur (Rm)
Mon « je » est capable avec la grâce de Dieu, et c’est quelque chose d’originaire en nous, d’être avec Dieu, » Puisque mon « je » le plus profond est à l’image de Dieu, alors que ce « je » s’éveille et qu’il trouve en lui-même la présence de Dieu dont ce « je » est l’image ». Il ajoute » que Dieu et l’âme semblent n’avoir qu’un seul « je » (MERTON, Thomas, Collectanea cicterciensia, 2000 #62 P.25) Prêter attention à nous-mêmes parce que ce « nous-mêmes » est Dieu. Plus je me cherche, plus je cherche Dieu. » Homme, qui que tu sois, toi qui as part à la nature humaine, prête attention à toi » (Dt15,9) « connais-toi toi-même » L’Éveil à nous-mêmes est un éveil à un SOI, ce mystère d’absoluité qui brille dans nos profondeurs. (brahman) L’éveil à mon « je » est un éveil à un « autre ». Marcel Légaut répétait que nous sommes un « nœud de relations » et que l’altérité est nécessaire pour découvrir notre identité.
UN « MOI » SANS » L’AUTRE »
Anthony De MELLO dans une minute de sagesse (p.85) a cette réflexion : » Comment puis-je arriver à aimer mon prochain ? -Cesse de te détester toi-même. Le disciple réfléchit longuement et sérieusement aux paroles du Maître. Un jour il lui dit: je m’aime trop, je suis égoïste et centré sur moi-même. Comment puis-je me débarrasser de ces défauts ?- Sois aimable envers toi-même. Ton moi sera alors heureux et te laisseras aimer ton prochain »
Cette réflexion suggère qu’il faut en arriver à cette conviction que si noble que soit notre » moi » humain entre toutes les choses crées, il ne sera jamais assez noble pour devenir une fin en soi. Nous avons mieux à faire que de chérir notre « moi » comme priorité des priorités. Nous pouvons manifester une vraie générosité, empressement à rendre service, tout en étant enfermé dans cette préoccupation de nous-mêmes. Notre « moi » sera beau lorsqu’il sera relation à l’Autre et aux autres.
Le drame actuel est de poser en rivalité le » moi » et le « tu » . Gagnant-perdant. Ce combat du « moi » toujours plus soucieux d’être tout-puissant et celui du « tu » désireux de trouver sa place, est sans issu. Il conduit à une impasse relationnelle. A devenir non humain. Quand le « moi » conduit à l’inexistence de l’autre, il devient inhumain. Pour qu’il soit humain, notre « moi », notre « je » doit se conjuguer au pluriel. Notre « je » est pluriel. Notre « je » est relation.
Notre seule chance de réussite ne réside pas dans l’affrontement mais dans une vie-en-relation, une mise en commun (AA4,32-35) une vie ensemble. Paradoxe abandonner le « MOI » est une garantie pour le trouver en état de santé. Se perdre pour se trouver. C’est ça, le mariage spirituel. En nous disant qu’ »Il est dans le Père et le Père en moi », Jésus nous révélait son être profond. Son identité. Être dans le Père n’était en rien synonyme de non-existence. Jésus affirmait simplement qu’au centre de sa vie, il y avait le Père. En expérimentant que mon » moi » est dans « l’Autre » et « l’Autre » en moi », nous affirmons qu’au centre, qu’au cœur de notre vie, habite Jésus à qui nous offrons la première place. » Dieu premier servi » , disait Jeanne d’Arc. Nous révélons notre identité, d’image et de ressemblance à Dieu. Nous devenons « une nouvelle création » (Rm8,22) « Voici que tout est devenu nouveau » ( 2 cor 5, 17) » Je demeure en Dieu et Dieu demeure en moi ». Inhabitation en Dieu et inhabitation de Dieu en moi. Voilà où nous conduit ce « tout quitter » . Si sacrifice il y a la-dedans, c’est un sacrifice de louange pour ce que nous sommes : capable de Dieu. Mon « JE » dans son essence, dans sa profondeur, EST DIEU. Ça vaut la peine de le sacrifier !
Cela se réalise en nous si nous refusons d’être piégé, de nous enfermer dans un moi qui s’exclue de l’autre. Un moi boursouflé ne sait plus faire place à l’autre. Déjà en 1900, Tolstoi dans son journal intime #427 écrivait » que seul l’amour qui commande d’avoir souci de soi-même tel qu’il soit dirigé hors de soi-même peut nous désaprendre cette terrible ivresse de soi-même, de son « moi »
Au jeune homme qui l’interrogeait comment il pouvait se réaliser pleinement, Jésus ne lui répond pas sur un mode de faire mais sur un mode de l’être comme réalisation de soi. Se décharger, se dépouiller, se désencombrer… » va vends et viens. »
St Grégoire le Grand, docteur de l’Église, se demande ce que Pierre et André ont dû quitter pour suivre Jésus. (Mtt4,20) « Certains diront qu’ils ont quitté des filets, d’autres qu’ils n’ont rien quitter parce qu’ils n’avaient presque rien. Mais c’est la disposition du cœur plutôt que de la fortune qu’il faut considérer. Ils ont beaucoup laissé, même si c’est peu de chose, ceux qui ont laissé.. jusqu’au désir de posséder, ceux qui ont renoncé à leurs convoitises et à tous celles qu’ils auraient pu désirer s’ils n’avaient pas suivi Jésus »
UN MOI TOUJOURS EN ÉTAT DE CRISE.
Mais ce « Moi » en relation harmonieuse à « l’Autre », ce « moi » réalisation de soi en donnant de la place à « l’Autre » sera un combat permanent. Un combat originel tant dès le début de l’aventure humaine, être en relation à un autre a conduit à l’affrontement. Au premier meurtre de l’histoire. Mon »je » ouvert sur « l’autre » nous maintient dans un état de crise, de fragilité permanente. De tentation permanente. Toute relation humaine, à plus forte raison l’union mystique, est marquée par une lutte permanente à oser montrer notre vulnérabilité. Si je vous dis qui je suis allez-vous m’aimez quand même? Un « je », un « moi » fragile est quelque chose de naturel, d’originel en nous. » Une armée ne donne pas le salut » (Ps32).
C’est en exposant notre « moi » fragile à un autre et à l’Autre que nous sommes des gagnants. Ce combat permanent d’exposer notre fragilité qui fait partie de notre nature, de notre essence, conduit à notre accomplissement. Être « naturel » , se donner une vraie vie en conformité avec notre identité, demeure le chemin de la nouveauté évangélique et de notre conformité avec Jésus qui s’est fait faible, pauvre » de riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté » ( 2 Cor8,9) . Jésus a épousé l’humain jusqu’à y laisser sa peau, jusqu’à laisser voir que sa vie fut échec.
N’ayons pas peur d’un moi « fragile »qui sait s’effacer, » se renier » dirait Jésus. Il rejoint nos origines. Nous ne pourrons jamais atteindre le dépouillement total, le vide total, l’accomplissement total de notre « je » dans l’Autre sans laisser voir notre grande vulnérabilité. Sans accepter nos crises d’ados en recherche d’identité. Crises non pas à subir mais à vivre. Évidence qui n’est pas si évident que cela. Notre éducation, notre culture a vu dans la fragilité un échec. C’est l’échec qui ouvre sur la victoire. Réussir son échec. Réussir à nous donner un « je » qui soit constamment déstabiliser par l’autre, en état de crise, de vulnérabilité, en état de commencement sans fin, cela exige beaucoup de travail sur nous-même.
Se présenter comme individu, comme Église, comme communauté en privilégiant de laisser voir nos blessures ( je songe dans le récit des Actes au mensonge d’Ananias et de Saphiras (chap5) qui a fait mal aux premiers chrétiens) cela ne va pas sans déranger nos conceptions, nos modèles d’hier où il fallait se montrer fort. Il y a peu de temps, il fallait pour entrer en communauté montrer patte blanche, avoir réussi à la perfection le programme de formation, avoir été évalué apte par une équipe ad hoc travaillant sur le for externe. Ce « je » dont je viens d’évoquer et d’invoquer se présente comme une sorte de désordre. Toute notre culture passée et récente a favorisé présenter un modèle basée sur la réussite, la force etc.
Maurice Bellet fait la louange de l’échec, qui doit être vécue autrement que comme « échec mais comme une crise qui devient une crise de l’homme vers une nouvelle naissance » (Naissance de Dieu en nous, DDD. 1975 P. 395) . La santé de notre « je » débute par la reconnaissance incontournable du désordre de l’imperfection si nous voulons commencer à marcher vers la perfection qui se trouve dans une vie en union à l’autre. Ne disions nous pas que l’union fait la force. Notre « je » comme notre foi doivent être vécue comme une crise qui devient une crise de note être vers une nouvelle naissance. Cette réussite là exige beaucoup de travail sur soi.
Ce que j’évoque – et cela est à l’opposé de notre culture du « moi » – c’est que la normalité de toute vie est de vivre en état de désordre, de déstabilisation, de crise, de vulnérabilité, en état de commencement sans fin. Saint Grégoire de Naziance invitait jadis les catéchumènes à ne pas hésiter à se reprendre en main, à tendre la main à ceux et celles font naufrages. Compliqué ou simple ?
CONCLUSION
Se donner une spiritualité de l’impuissance, de l’échec. Dans un couple, comme dans la vie spirituelle, la fragilité est garantie d’avenir. La toute-puissance conduit à la rupture. Vouloir à tout prix éviter l’échec, les nuits de foi, c’est construire nos vies sur le sable et se condamner à faire tôt ou tard faillite. Dieu semble ne jamais vouloir nous permettre de vivre dans un état idéal ( vie de Thérèse d’Avila) un état de rêve parce que notre Dieu n’est pas un Dieu d’émotion mais un Dieu de vérité. Il n’est pas facile de vivre constamment dans l’axe de la prière ou du bien sans dévier tantôt à gauche, tantôt à droite. L’essentiel est de garder nos lampes allumées(Lc12,36) pour goûter l’arrivée du Maître en temps voulu.
Cette spiritualité de l’impuissance, Charles de Foucauld l’a fait sienne et il l’a porté à son sommet. Comme lui, nous ne sommes pas faits pour « parler de nous-mêmes » ( nous sommes des envoyés) ni de nous-mêmes mais de Jésus-Christ. Nous devons promouvoir cette double capacité de dire « je » tout en nous intéressant à l’Autre et aux autres.