DOSSIER : « Le couple dans l’Ancien Testament » : Création et fécondité (Gn 1–2)
http://www.bible-service.net/site/1385.html
DOSSIER : « Le couple dans l’Ancien Testament »
par Bertrand Pinçon
Création et fécondité (Gn 1–2)
« Au commencement… » Les premières pages du livre de la Genèse évoquent un temps mythique, le temps d’avant l’histoire. Pourtant, rien de comparable avec ce qui se dit et s’écrit en Mésopotamie ou en Égypte. Le Dieu Un organise, sans violence autre que la force de sa parole, un espace où il place l’être humain. La relation homme/femme se détache sur cet horizon ; elle est au centre de l’ordre du monde. Au début du livre de la Genèse, deux récits « de création », celui des sept jours (Gn 1,1 – 2,4a) et celui du jardin (Gn 2,4b-25), décrivent, chacun selon son projet théologique, une relation de couple voulue par le Créateur et destinée à être féconde.
Contrairement aux récits mythologiques, le premier récit (Gn 1) fait coïncider l’histoire universelle avec le commencement du monde. On le dit de tradition sacerdotale, inspiré par l’exil à Babylone (VIe s. av. J.-C.), s’opposant résolument aux récits concernant Enki, Mardouk et autres dieux. Il n’y a pas d’histoire de la divinité avant l’histoire de l’humanité. « Au commencement », il n’y a que Élohim (Dieu) et la terre informe, « tohu-bohu ». Le monde des humains n’est pas le fruit d’un accouplement divin mais le résultat d’une création par séparation des éléments du cosmos. Il existe en vertu de la parole performative du Créateur : « Il dit… et [cela] fut ».
Le Dieu créateur de la Genèse est aussi le Dieu libérateur de l’Exode. Celui qui se fera connaître comme le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est celui qui se révélera à Moïse comme Yhwh (le Seigneur), c’est-à-dire le Dieu d’Israël, dans une relation d’alliance. Le deuxième récit (Gn 2), qui est peut-être plus ancien que le premier et en tout cas proche d’un milieu sapiential, le suggère en « rétroprojetant » le tétragramme Yhwh (nom propre du Dieu d’Israël) accolé au nom commun d’Élohim : Yhwh-Élohim (le Seigneur-Dieu).
Sixième jour : l’être humain sexué (1,26-28)
Dans le premier récit, au cours des cinq premiers jours de la création, une régularité s’instaure au moyen d’une formule introductive (« Dieu dit : “Que…” ») et d’une conclusion (« Dieu vit que cela était bon » et « Il y eut un soir, il y eut un matin : jour premier,… deuxième jour, […] …cinquième jour »).
En revanche, le sixième jour n’entre pas dans la somme des jours précédents. En effet, la formule introductive est au pluriel (« Dieu dit : “Faisons…” », v. 26), et le refrain conclusif est plus développé (« Dieu vit tout ce qu’il avait fait. Voilà : c’était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : sixième jour », v. 31).
Par ailleurs, entre le projet divin et son exécution, trois différences se font clairement entendre :
– D’un pluriel « faisons » (v. 26), nous passons à un singulier « Dieu créa » (v. 27).
– De l’expression « image et ressemblance » (v. 26) ne sera retenue que l’» image » seule (v. 27).
– À cela s’ajoute l’instauration d’une différence sexuelle (v. 28) qui, on l’apprendra plus tard, met l’humain à égalité avec les animaux (voir Gn 6,19). Pour autant, cette différence sexuelle est au service d’une fécondité objet d’une vocation (v. 28), laquelle sera renouvelée après le déluge (Gn 9,1-7).
Finalement, tout se passe comme si l’humain était placé dans une situation médiane entre divinité et animalité : de Dieu, il partage l’« image », mais avec les animaux il a en commun la sexualité. C’est ce que suggère le changement de pronom en Gn 1,27 : « Dieu créa l’humain à son image / à l’image de Dieu il le créa / mâle et femelle, il les créa. » À l’image de Dieu, l’humain, masculin et féminin, est un (« il le créa »), mais pour être fécond, il doit être pluriel (« il les créa »). Par conséquent, l’adam est tout autant singulier que pluriel. Là réside le défi de sa fécondité créatrice, celle qu’il aura vocation à humaniser.
À peine l’humanité est-elle créée que Dieu bénit adam et la première parole qu’il lui adresse révèle sa vocation : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre » (Gn 1,28).
Être fécond, multiplier, emplir la terre. Cette invitation adressée à l’homme et à la femme est semblable à celle donnée, le cinquième jour, aux animaux qui nagent dans les eaux ou volent dans le ciel (v. 22). La fécondité et la prolifération font partie de l’identité de tout être vivant. Cela est donné par Dieu en bénédiction.
Soumettre la terre, dominer les animaux. La précision est d’importance : la fécondité humaine – et elle seule – va de pair avec un pouvoir confié, lequel s’exerce au besoin par la force, selon un vocabulaire typiquement guerrier. En effet, la racine hébraïque kabash signifie : « réduire en esclavage », « soumettre », « exploiter » (Jr 34,11-16 ; Ne 5,5 ; au passif, voir Nb 32,22.29 ; Jos 18,1). Or, cette suprématie est aussitôt corrigée par le don d’une nourriture végétale (v. 29). Ce type d’alimentation implique une appréhension paisible des choses de la terre, une limitation de la violence et donc un frein dans la domination sur les autres vivants. Maîtriser son pouvoir en le limitant, telle est la mission confiée par Dieu au partenaire humain de la création.
Le couple créé pour l’unité (2,18-25)
Le second récit, celui du jardin, commence par faire état d’un double manque : un manque d’eau pour la terre, un manque d’humain pour la cultiver (Gn 2,4b-7).
Le Seigneur-Dieu y remédie en modelant l’humain (adam) avec la poussière du sol et en plaçant un fleuve pour arroser le jardin. Cependant, la création de l’humain n’est pas encore entièrement achevée. À partir du v. 18, un troisième manque apparaît ; il concerne non plus la terre mais adam : la solitude. Ce manque est constaté par le personnage divin, ce qui lui confère une certaine gravité : « Le Seigneur-Dieu dit : “Il n’est pas bon que l’adam soit seul…”. » Dans une lecture canonique qui prend en compte l’articulation des deux récits de création, il est à noter que ce manque vise non pas l’« homme » en particulier, mais l’être humain en général, l’adam créé sexué (1,27). La différence sexuelle, porteuse de tant de promesses, peut également être source d’une profonde solitude. L’être humain sexué est donc appelé à avoir des relations justes, mais avec qui ? Deux cas de figures sont présentés par le récit :
• Une altérité inadéquate (v. 18-20). Elle vient du monde extérieur à l’adam. Le modelage qui se réalise s’apparente à celui de l’adam mais sans lui être tout à fait identique puisqu’il se fait à partir de adamah (« le sol ») et non de ‘aphar adamah (« la poussière du sol »). En outre, il n’est pas assorti, comme pour l’humain, d’une « haleine de vie » (v. 7). Les animaux sont proches de l’humain sans pour autant être animés par un principe vital et relationnel susceptible de combler sa solitude.
• Une altérité réussie (v. 21-24). Elle résulte d’une nouvelle action divine provenant de l’intérieur de l’adam. C’est de l’adam (et non de l’adamah) que sort celle qui sera son égal, en face de lui. La réalisation est décrite sous les traits d’une opération chirurgicale : « Le Seigneur-Dieu fit tomber une torpeur sur l’adam et il s’endormit. Il prit un de ses côtés et il referma la chair à sa place » (v. 21). C’est dire que l’action divine échappe entièrement à la connaissance humaine. Le conjoint, devant soi, sera toujours un mystère. Bien que partenaire du plus intime de sa vie, on ne parviendra jamais à le saisir entièrement. Un nouveau mot de vocabulaire illustre le rapport de face à face : « Le Seigneur-Dieu bâtit le côté qu’il avait pris de l’adam en une femme (’ishshah) et il l’amena vers l’adam » (v. 22). Ainsi, le féminin apparaît-il à côté du masculin. Pour combler le manque initial (la solitude), le Seigneur-Dieu ajoute un autre manque : la perte d’une part de soi, de son intégrité corporelle. Mais, de cette humanité soustraite, naît un couple dans lequel l’autre est reçu comme un don.
Alors l’humain devient un sujet de parole : « Et l’adam dit : “Celle-ci, cette fois, os de mes os, chair de ma chair ; celle-ci sera appelée femme (’ishshah) car d’un homme (’îsh) elle a été prise, celle-ci !” » (v. 23). Pour la première fois, l’adam s’exprime : il sort de lui-même pour reconnaître sa partenaire. Cette reconnaissance le fait littéralement « ex-ister ». Mais, dans son cri, l’adam estompe la relation de vis-à-vis ; il insiste plus sur les ressemblances que sur les différences : « os/os ; chair/chair » (cf. Laban et Jacob en Gn 29,14 ; Joseph et ses frères en 37,27). L’adam ne nomme pas formellement la femme comme il l’a fait pour les animaux. Le rapport est autre. Il la reçoit comme un don qui lui permet de briser l’isolement et vivre une rencontre. L’appellation joue sur les mots : ’îsh/’ishshah (à la fois ressemblance et dissemblance). En nommant sa partenaire ’ishshah, l’adam se désigne lui-même d’un nom nouveau : ’îsh, et, par conséquent, trouve comment désigner la juste relation qu’il entretient avec la femme.
À cela s’ajoute une parole de type prophétique : « C’est pourquoi l’homme (’îsh) quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme (’ishshah) et ils deviennent une chair une » (v. 24). Cette parole ne peut évidemment concerner le premier couple de la Bible (qui n’a pas de parents) mais tous les humains à venir.
Pour devenir ’îsh, l’adam doit se séparer de son père et de sa mère, comme ’ishshah a été séparée de l’adam. Toute relation nouvelle exige, au préalable, une prise de distance qui porte l’homme et la femme l’un vers l’autre en vue de devenir « chair une (ehad) » (et non pas « une seule chair » selon la traduction habituelle). Dans la tradition d’Israël, la chair désigne l’être humain tout entier. Et le ehad renvoie à l’acte créateur du « jour premier » ou « jour un » (yôm ehad, Gn 1,5). Par ailleurs, il renvoie au Dieu Un de la prière du Shema Israël (Dt 6,4) : le Seigneur est Un en lui-même, non parce qu’unique mais unifié. Pour être « à son image et à sa ressemblance » (Gn 1,26-27), la relation de couple est appelée à s’unifier : non à s’aliéner l’un par l’autre au point de fusionner dans un tout mais à exister l’un pour l’autre. C’est la raison pour laquelle la nudité n’est pas encore vécue comme une situation de honte (v. 25). Elle va rapidement le devenir.
Bertrand Pinçon, Cahier Évangile n° 158 (décembre 2011) p. 10-14.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.