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L’antipaulinisme chrétien au IIe siècle: Auteur: Luigi Padovese du même auteur (pour la mémoire)
18 juin, 2012http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2002-3-page-399.htm
L’antipaulinisme chrétien au IIe siècle
Auteur: Luigi Padovese du même auteur
Université Antonianum, Rome
Dans une précédente étude sur Paulin de Nole, j’ai montré que pour cet auteur, Paul est le premier des écrivains bibliques. Des lettres de l’apôtre, il retient surtout les passages renvoyant à la kénose du Christ, à la folie de l’annonce chrétienne et au mystère de la croix[1] [1] Cf L. Padovese, « Considerazioni sulla dottrina cristologica…
suite. Est ainsi mise en relief la distance entre le christianisme et les mondes païen et juif, non au niveau de la foi en Dieu ou en un médiateur entre Dieu et l’humanité, mais de ce que fut le Christ, son annonce et sa mort. Soulignant cette distance ou cette opposition, Paulin voit en Paul le disciple parfait du Christ.
2 D’autres Pères, surtout ceux des IV/Ve siècles, ont insisté sur la figure et les lettres de l’apôtre, cherchant à situer respectivement la soi-disant « sagesse du monde » et la « folie chrétienne » qui s’exprime dans le « scandale de la croix ». Devant un mode d’être chrétien qui n’exclut pas les accommodements, qui va jusqu’à taire le nom du Christ, à avoir honte et à rougir d’entendre parler du « crucifié »[2] [2] Voir les témoignages d’un tel comportement chez Augustin,…
suite, la figure et les lettres de Paul, avec leur orientation christique prononcée, aident à démasquer et stigmatiser les faux comportements chrétiens.
L’ANTIPAULINISME PAÏEN
3 Les critiques faites à l’apôtre à la fin du IIe par les païens manifestent l’importance qu’il avait auprès des chrétiens. C’est sur sa personne et ses écrits que Celse, Hiéroclès, Porphyre, l’empereur Julien concentrent leurs attaques, en démythifiant l’image qu’on avait de lui, et en relevant ce qu’ils perçoivent comme des bizarreries de comportement et de pensée. Julien rend l’apôtre responsable de la conversion des Grecs à la religion « galiléenne » et pense qu’« il dépasse les illusionnistes et charlatans de tout lieu et tout temps »[3] [3] Julien, Discorso contro i Galilei, 100A, G. Freda (éd. ),…
suite. Les critiques faites à l’apôtre touchent d’abord sa personne : on lui reproche la hardiesse avec laquelle il a critiqué l’« hypocrisie » de Pierre à Antioche, alors que lui-même ensuite a fait preuve d’incohérence. Ainsi, après avoir condamné la circoncision, il fait circoncire Timothée[4] [4] Voir ce que dit l’auteur cité par l’Ambrosiaster, Quaest. …
suite. Mais cette hypocrisie est encore plus manifeste dans ses écrits, en particulier dans la contradiction par rapport à la Loi. De fait, alors qu’en Galates, il dissuade qu’on obéisse à la Loi (Ga 3,10), en Rm il écrit que « la Loi est spirituelle » (Rm 7,14) et même qu’elle « est sainte, le précepte saint et juste » (Rm 7,12)[5] [5] Cf. Porphyre, Fragm. 30, en Discorsi, 66. …
suite. Sur le sujet, Porphyre fait le commentaire suivant : « [ce sage] démolit sans pitié la Loi, lui qui de tant de manières exhorte à lui obéir et dit qu’il est louable de vivre en conformité avec elle… »[6] [6] Porphyre, Fragm. 31, en Discorsi, 67. …
suite Cette incohérence est encore relevée à propos du comportement de Paul sur les aliments : parfois il interdit de manger la chair offerte aux idoles (1Co 10,20), et parfois déclare cela indifférent (1Co 10, 25-26)[7] [7] Porphyre, Fragm. 32, en Discorsi, 68. …
suite. De même, il fait l’éloge de la virginité, mais ensuite il prend la défense du mariage, et précise enfin qu’il n’a reçu aucune révélation spéciale du Seigneur concernant les vierges[8] [8] Cf. Porphyre, Fragm. 33, en Discorsi, 69. …
suite.
4 Les critiques de Porphyre et Julien concordent aussi sur la manière fourbe dont Paul sait s’adapter aux auditeurs pour convaincre (cf. 1Co 9,19) : « Si de fait — précise Porphyre — il s’est fait sans Loi avec ceux qui n’ont pas la Loi, et juif avec les juifs, et ainsi de suite (…), s’il vit avec les sans Loi et, ensuite, par écrit, se plaît à être juif et à jouir des prérogatives du judaïsme, chacune de ces prérogatives est contaminée par les erreurs des sans Loi, car il vit avec eux et subit leur influence »[9] [9] Porphyre, Fragm. 27, en Discorsi, cit. , 62-63. …
suite. On retrouve la même attitude mystificatrice, quand il déclare ici être juif et là romain (Ac 22,3), car il n’est de fait ni l’un ni l’autre. Et Porphyre d’ajouter que ce faisant « il est menteur et manifestement compagnon du mensonge (…). Un homme qui, dans le passé, a obéi à la Loi et, aujourd’hui, à l’Évangile, c’est avec raison qu’on le considère comme malhonnête et trompeur, en privé et en public »[10] [10] Porphyre, Fragm. 28, en Discorsi, cit. , 64. …
suite. Julien reprend cela avec d’autres images, en disant que Paul est comme les polypes qui changent de couleur selon les récifs[11] [11] Julien, Discorso contro i Galilei, 106 BC, 17-18. …
suite.
5 Il n’y a pas lieu de reprendre ici dans le détail les éléments de l’anti-paulinisme païen relatif à l’agir et à la pensée de l’apôtre[12] [12] Sur le sujet, voir G. Rinaldi, Biblia gentium, qui a recueilli…
suite. Il doit être compris dans son intention, qui est de combattre la nouvelle foi, en en érodant les fondements, c’est-à-dire en sapant la confiance qu’elle met dans ses textes sacrés[13] [13] Pour combattre radicalement le christianisme, il est nécessaire…
suite, et en démystifiant aussi des personnages clefs tel que Pierre, Paul et Jean, qu’on présente comme de pauvres hommes, sans formation particulière, prétendant avoir une sagesse divine qu’ils célèbrent sans la posséder, animés d’un zèle qui n’est qu’exaltation. Eu égard à Paul, la critique païenne de fond — venue peut-être d’une matrice judéo-chrétienne, car on retrouve ces aspects chez les uns et chez les autres —, consiste à dire qu’il oscille entre le monde juif et grec ; mais le fait « de passer entre deux mondes », selon une expression que M. Hengel reprend de S. Ben-Chorin, est en réalité lu comme un signe d’incohérence et fait dire qu’il n’a appartenu ni à l’un ni à l’autre[14] [14] Cf. M. Hengel, Il Paolo precristiano, Brescia 1992 (orig. …
suite. Manifestement, l’opposition toujours plus nette des païens par rapport à Paul montre l’importance de l’apôtre dans l’Église des III/IVe siècles. Mais cette importance ne s’est développée que progressivement, et non sans difficultés, comme on va maintenant le voir.
L’ANTIPAULINISME CHRÉTIEN
A – Remarques préliminaires
6 Le nombre et la nature des textes invitent à la plus grande prudence pour traiter cette difficile question. En effet :
7 1. Les textes que nous avons sur cette période (qui va plus ou moins de 70 à 150)[15] [15] Cf. A. Lindemann, Paulus im ältesten Christentum. Das Bild…
suite sont plutôt rares. Il faut dès lors éviter une simplification et généralisation indue du passé.
8 2. L’interprétation de ces textes religieux est très délicate, parce qu’elle n’est jamais privée de présupposés herméneutiques. Le genre littéraire de ces textes (parénétiques, apologétiques, polémiques, édifiants…) détermine la valeur à donner aux diverses affirmations.
9 3. La reconstruction du passé faite avec les seuls textes littéraires est partiale ; en effet, les écrits avec lesquels on travaille proviennent généralement de personnes appartenant aux classes cultivées, et plus spécifiquement d’auteurs ecclésiastiques et/ou de responsables de communautés vivant dans un milieu socio-religieux particulier dont le projet est de transformer leurs lecteurs, et dont le désir est d’imposer leur propre perspective ou vision des faits. Pour le cas en question, en plus de la production littéraire faible, nous ne connaissons pas la réaction des communautés face à cette aversion à la tradition paulinienne[16] [16] Cf. A. Lindemann, Paulus, 401. …
suite.
10 4. Il faut éviter de mesurer la réception de la tradition concernant Paul aux I/IIe siècles avec la compréhension que nous avons aujourd’hui de l’apôtre. Car à l’époque il n’y a pas encore de réception sous forme de commentaire suivi des lettres de l’apôtre. Elles furent parfois citées, parfois modifiées (qu’on pense, par ex., à l’utilisation de Mc par Lc et Mt), parfois mélangées à d’autres textes au point d’être difficilement reconnaissables[17] [17] Cf. A. Lindemann, Paulus, 3-4. …
suite.
11 À ces considérations de principe, s’en ajoutent d’autres, d’ordre historique, assez importantes pour le thème abordé ici.
12 1. Le premier christianisme se présente comme un phénomène complexe et différencié, marqué par les différences de temps et de lieu. Celui qui s’implante et se développe en Syrie-Palestine est en effet autre que celui d’Asie Mineure, d’Afrique ou d’Égypte. Celui des zones rurales est également autre que celui des cités. Il s’agit, en somme, d’un ensemble complexe de mouvements, ou de « fédérations d’Églises » ayant des formes différenciées en des sociétés diverses.
13 Ce fractionnement ne se vit pas seulement entre Églises, mais aussi à l’intérieur des grandes communautés, comme celles de Rome, d’Antioche, d’Alexandrie, d’Éphèse, où pour différentes raisons (distance, plus grand nombre d’ethnies, accroissement du nombre de membres) existent des groupes chrétiens divers. Ainsi en est-il de la communauté de Rome, où, par un ensemble de circonstances, le fractionnement produit par une pluralité de groupes chrétiens non homogènes s’est traduit par une cohésion faible qui, tout en favorisant les particularismes et un pluralisme de pensée, a néanmoins empêché les schismes et les ruptures auxquelles les petites communautés étaient plus facilement exposées. On a un autre effet de ce fractionnement de la première communauté chrétienne de Rome dans le retard avec lequel l’épiscopat monarchique s’est affirmé par rapport à la structure collégiale (de type presbytéral ou épiscopal) héritée du judaïsme, et assez représentative des diverses églises composant la communauté. Ces considérations valent aussi pour Éphèse qui, aux I/IIe siècles de notre ère, devait compter environ 250 000 habitants. Grâce à Paul, si l’on en croit Adolf von Harnack, cette métropole d’Asie Mineure était devenue troisième capitale de la chrétienté, la vraie capitale grecque, et semblait même destinée à être le centre de la nouvelle religion[18] [18] Cf. A. von Harnack, Missione e propagazione del cristianesimo…
suite. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le christianisme qui s’y était installé, ait été représenté par diverses églises domestiques. Cela expliquerait aussi la présence d’une tradition johannique dans un territoire de mission paulinienne[19] [19] Cf R. Schnackenburg, « Ephesus : Entwicklung einer Gemeinde…
suite.
14 Ce qui vient d’être dit permet de conclure que le phénomène du pluralisme intra-chrétien observable au IIe siècle pose la question de l’identité chrétienne : à ce pluralisme correspondent diverses options dans la compréhension de la mission ou de l’appel à la conversion, ainsi que divers modèles d’inculturation (qu’on me permette le néologisme) du christianisme en de nouveaux contextes religieux et culturels.
15 2. Un christianisme multiforme existe aussi au niveau doctrinal, où diverses orientations de pensée se confrontent. C’est dans ce contexte que progressivement les catégories d’orthodoxie et d’hérésie se fixent, et que se fixe aussi l’idée que l’hérésie est une déviation postérieure à l’orthodoxie : réflexion quelque peu inexacte, car — comme l’a bien montré A. Orbe — la première théologie au sens strict (comme création d’un langage théologique technique et d’un système complexe et précis, jusque dans l’utilisation de représentations mythologiques) est celle des gnostiques valentiniens (et ophites)[20] [20] Cf. A. Orbe, La teologia dei secoli II e III. Il confronto…
suite.
16 Au IIe siècle, les doctrines chrétiennes primitives étaient encore fluides, et ce que nous appelons orthodoxie constitue plutôt le résultat de l’activité convergente de communautés et de penseurs divers, qui se mirent d’accord pour opposer à la vision unitaire de l’hérésie une vision elle aussi unitaire. Ainsi, « le terme dogme dit peu de choses lorsqu’on étudie une époque où l’on assiste à sa première apparition encore exempte de préjugés en des courants chrétiens variés. Un même thème, avant d’être élaboré par les ébionites, les monarchiens, les gnostiques, les ecclésiastiques de diverses tendances (platonique, asiatique), ne peut ni ne doit se présenter comme dogme. Il est d’abord considéré comme question libre »[21] [21] A. Orbe, La teologia I, 18. …
suite.
17 3. C’est dans ce contexte que se pose le statut des écrivains néotestamentaires. Le IIe siècle est bien avancé lorsqu’on en vient — de manière non uniforme — à les mettre sur le même plan que l’AT. On doit pourtant noter que l’utilisation de ce qu’on appela le NT est plus fréquent chez les chrétiens hellénistes que chez les judaïsants. Cela dit, aucun des premiers auteurs chrétiens, de tendance judéo-chrétienne (Didachè, Papias, Hermas) ou représentant d’un judéo-christianisme hellénistique (1Clém, 2Clém), ou encore représentant d’un christianisme hellénistique (Ignace, Polycarpe, le Pseudo-Barnabé), n’appelle les écrits néotestamentaires Écriture. Mais cela ne signifie pas que ces écrits n’aient pas d’autorité, bien que n’existât pas encore le consensus leur reconnaissant l’autorité qu’ils auront par la suite. C’est pourquoi on ne sent pas encore le besoin de fonder l’annonce ou les affirmations à l’aide de citations extraites d’écrits néotestamentaires qui ne possèdent pas encore l’intangibilité canonique.
18 4. La dernière précision concerne le judéo christianisme. L’expression — comme celle de christianisme hellénistique — renvoie à une multiplicité de variantes et exprime des phénomènes diversifiés. Concrètement, si par judéo/christianisme on peut entendre des groupes chrétiens distincts sociologiquement, qui suivent fidèlement la tradition juive et en particulier la loi cultuelle (« juifs à coloration chrétienne », comme dirait A. Orbe), il existe aussi un judéo/christianisme utilisant de manière plus ou moins différenciée des catégories théologiques et religieuses provenant du monde juif (« chrétiens à coloration juive »). Dans ce second cas, on peut aussi parler d’un judaïsme chrétien hellénistique et syrien, à cause de l’osmose qui s’est créée entre ces traditions culturelles et religieuses[22] [22] Cf. M. Hengel, L’« Ellenizzazione » della Giudea nel…
suite.
B – Le rejet de Paul au IIe siècle
Paul dans le panorama du IIe siècle
19 Ces précisions étant faites, il est possible de faire les considérations suivantes :
20 1. Dans un christianisme aux expressions si variées, même s’il fait autorité, Paul n’est qu’une voix parmi d’autres, et sa manière d’interpréter l’annonce évangélique représente une des possibles lectures, comme le confirme par ailleurs la pluralité théologique des écrits néotestamentaires. Là où, ensuite, l’héritage paulinien n’a pas complètement disparu ou n’a pas été, à l’opposé, absolutisé, il se présente comme ajouté à d’autres et de manière variable.
21 2. Si l’on retient ce qui a été dit plus haut, on comprend que l’acceptation ou la non acceptation de Paul ne concerne pas seulement sa personne, mais tout ce qu’elle représente pour l’identité chrétienne et la fidélité à l’Évangile. Accepter ou rejeter Paul signifie un certain mode de comprendre le message et, par conséquent, de l’inculturer, de faire la mission, mais aussi une certaine manière de se rapporter au monde.
22 3. Dans la situation de fixation de structures et de doctrines ecclésiales qui se vérifie au IIe siècle, on ne s’étonnera pas de voir un certain recul des thèmes centraux de la prédication néotestamentaire. On peut même parler d’une flexion de la théologie paulinienne[23] [23] Cf P. Stockmeier, Fede e religione nella Chiesa primitiva,…
suite à cause de la tendance à comprendre le christianisme comme une doctrine ou une philosophie morale[24] [24] On note la montée des prescriptions orales ou d’une morale…
suite. Si d’importants théologoumènes (par ex. la doctrine de la justification ou ce qu’on appelle la théologie de la liberté) ont disparu des discussions, cela vient du changement de situation historique et de l’arrivée de nouveaux problèmes auxquels les écrits « occasionnels » de Paul ne donnaient pas de réponses. Un tel recul peut venir des raisons qui ont inspiré un écrit et/ou de la culture de l’auteur. Ainsi, par ex., les Actes de Paul ne montrent aucun intérêt pour la pensée de l’apôtre, mais mettent plutôt en lumière l’image qu’il donne du missionnaire et de l’ascète[25] [25] Dans les Actes, Paul est présenté comme prédicateur de…
suite.
23 Ainsi, on peut être d’accord avec Dassmann lorsqu’il déclare : « Paul n’a jamais été la figure dominante de la première théologie chrétienne, comme on pourrait le penser en partant du nombre de ses écrits retenus dans le canon. Il a toujours été un ferment au cœur du développement théologique, mais jamais son fondement général »[26] [26] Cf. E. Dassmann, Der Stachel im Fleisch. Paulus in der frühchristlichen…
suite. Comme confirmation de ces propos, qu’il suffise de noter l’utilisation réduite des lettres de Paul et l’émergence très discrète de sa figure dans les rares écrits chrétiens du IIe siècle[27] [27] Sur le sujet, voir l’avis de G. Strecker : « Globalement,…
suite.
Interpretation du rejet de Paul
24 Nous pouvons ainsi essayer d’interpréter aussi bien quelques « silences » que les expressions de discrédit ou de rejet de l’apôtre qu’on rencontre dans les rares écrits du IIe siècle.
Rappelons que l’intérêt pour la question du recul et du rejet de Paul durant les premiers siècles est grand, comme l’attestent les publications parues ces dernières décennies, surtout en allemand. Qu’il suffise de mentionner ici les études de U. B. Müller, Zur frühchristlichern Theologiegeschichte. Judentum und Paulinismus in Kleinasien an der Wende vom ersten zum zweiten Jahrhundert n.Chr. (Gütersloh 1976), de E. Dassmann, Der Stachel im Fleisch. Paulus in der frühchristlichen Literatur bis Irenäus (1979) ; de A. Lindemann, Paulus im ältesten Christentum, 1979, de G. Strecker « Paulus in nach-paulinischer Zeit », de G. Lüdemann (1983)[28] [28] Paulus, der Heidenapostel, en deux volumes, le deuxième…
suite. Également la monographie de R. Schnackenburg, Ephesus : Entwicklung einer Gemeinde von Paulus zu Johannes (1991), limitée géographiquement, comme le titre l’indique, mais très bien documentée.
Du côté italien, paulinisme et antipaulinisme ont fait l’objet de deux colloques exégétiques nationaux en 1985 et 1987, dont les actes ont respectivement été publiés dans Rivista Biblica 34 (1986) 419-637, et dans Ricerche storico-bibliche 2 (1989). Comme contributions patristiques, signalons les études de M. G. MARA, Ricerche storico-esegetiche sulla presenza del corpus paolino nella storia del cristianesimo dal II al V secolo, L’Aquila 1983, de F. Cocchini, « La recezione di Paolo nei primi tre secoli cristiani », dans Il Simposio di Turchia, Roma 1990, 49-60, de M. Simonetti, « Paolo nell’Asia Cristiana del II secolo », dans Vetera christianorum 27 (1990) 123-144. D’autres études affrontent le thème de la Wirkungsgeschichte de Paul et de ses lettres dans le christianisme des premiers siècles et, implicitement, le thème du silence ou du rejet dont il a été l’objet ; on peut les consulter dans les Actes des colloques pauliniens de Tarse publiés à partir de 1993.
En survolant ces différents travaux, on peut arriver à identifier les positions suivantes — étant bien entendu qu’on ne sait si les auteurs anciens passés en revue ont possédé toutes les lettres de Paul ou seulement quelques-unes, voire aucune, et n’ont alors connu que le renom de l’apôtre :
a – Une acceptation totale et exclusive
25 Telle est la position de Marcion (IIe), qui porte Paul aux nues à propos du rapport Loi -Évangile, rapport relu comme opposition entre judaïsme et paulinisme. Marcion rejette tous les autres textes néotestamentaires — excepté Lc qu’il expurge toutefois, à cause de certaines concessions faites à l’AT.
b – Une récupération
26 Les textes pauliniens sont assumés idéologiquement et déformés pour appuyer des théories ou pratiques particulières. Des passages comme 1Co 10,23 ; 2Tm 2,18 ; 2P 3,3 ; 3,16ss (2P en particulier, qui signale la difficulté des textes pauliniens), permettent de voir comment l’enseignement de Paul sur la résurrection, sur la liberté, sur l’émancipation de la femme, ont donné lieu à des incompréhensions. Voilà pourquoi on peut se demander si l’antipaulinisme a vraiment Paul comme objet ou les interprétations tendancieuses de ses lettres (le paulinisme radical) ? Prenons un exemple concret : la lettre de Jacques a-t-elle pour cible l’authentique théologie paulinienne, ou ne veut-elle pas plutôt corriger un faux paulinisme qui n’avait pas compris la loi de liberté annoncée par l’apôtre[29] [29] Sur l’antipaulinisme de Jc, voir E. Dassmann, Der Stachel,…
suite ? Il reste malgré tout que plusieurs textes de Paul ont été déformés, comme le montre Jules Cassien (IIe), représentant de l’encratisme, qui en appelait à 1Co 11,3 pour interdire la procréation[30] [30] Cf. Clément, Stromates, III 14-15, 94-96. Jules Cassien,…
suite.
c – Une acceptation partielle
27 Elle se rencontre dans la piété populaire chrétienne du IIe, telle qu’elle s’exprime en certains apocryphes (Acta Pauli, Acta Petri) et là où Paul est présenté hagiographiquement comme missionnaire, thaumaturge, ascète, alors que sa pensée reste dans la pénombre[31] [31] Cf. E. Dassmann, Der Stachel, 279. …
suite ou est même réinterprétée. Tel est le cas des Acta Pauli, composés vraisemblablement à la fin du IIe (entre 189 et 195), sinon avant, et où l’apôtre devient le prédicateur de la continence (enkrateia), comprise comme unique voie de salut et condition pour la résurrection de la chair.
d – Une absorption
28 Les gnostiques se sont appropriés Paul, même si, comme pour Marcion et son Église, il ne semble pas y avoir de lien personnel avec l’apôtre[32] [32] Cf. E. Dassmann, Der Stachel, 192, 198-199 ; A. Lindemann,…
suite.
29 L’utilisation que les gnostiques ont fait des textes pauliniens a provoqué une réaction dans la grande Église. Néanmoins, cette réaction ne doit pas être surévaluée, comme si le silence des auteurs ecclésiastiques sur la personne et l’œuvre de l’apôtre était dû à l’utilisation qu’en faisaient les gnostiques, comme si, d’autre part, en « redécouvrant » par la suite Paul, la grande Église ne faisait que réagir à l’utilisation gnostique[33] [33] Cf. A. Lindemann, Paulus, 113. …
suite.
e – Une acceptation
30 Il existe des traces de cette reprise même en dehors de la polémique antignostique, mais les variations sont nombreuses, en fonction du temps, du lieu et de l’origine — souvent inconnue — des écrivains ecclésiastiques.
31 À cet égard, la 1 Petri est un des premiers textes éclairant l’utilisation qu’on faisait de Paul. Si l’origine romaine de la lettre ne semble pas faire de doute, les questions relatives à l’auteur et à la datation restent encore discutées, même si l’on a tendance aujourd’hui à l’attribuer à un disciple de l’apôtre, qui, de Rome (=Babylone)[34] [34] Pour les judéo-chrétiens, Babylone (1P 5,13) désigne…
suite, entre les années 70 et 80, s’adresserait à des chrétiens provenant en général du paganisme et dispersés dans le Pont-Euxin, la Galatie, la Cappadoce, l’Asie et la Bithynie[35] [35] Voir R. Chudaska, « Pietro, Lettere di Pietro », Grande…
suite.
32 Partant de cette hypothèse, R. Brown note : « La raison principale d’une lettre envoyée de Rome par Pierre à l’Asie Mineure septentrionale pourrait être que les deux régions avaient un type de christianisme qui était le même et avait ses origines à Jérusalem »[36] [36] R. E. Brown-J. -P. Meier, Antioche et Rome, 170. …
suite. Mais il se pourrait aussi qu’en ces régions, partiellement évangélisées par Paul, se soit déjà produite une symbiose entre la pensée de Paul et celle de Pierre, comme c’est le cas à Rome[37] [37] Tel est l’avis de R. Penna, « Configurazione giudeo-cristiana…
suite. Le nom de Pierre qui accompagnait la lettre, est indicatif de l’orientation de la pensée et de la grande estime que l’apôtre-martyr avait en des régions qu’il n’avait jamais visitées. De plus, cet écrit, imprégné d’un paulinisme modéré, a des affinités avec la lettre aux Romains[38] [38] Comme le signale R. Penna. Noter les expressions linguistiques…
suite. Cela invite à proposer la fusion des deux orientations, même si Pierre est nettement distinct[39] [39] Voir R. E. Brown-J. -P. Meier, Antioche et Rome, 172-178. …
suite. Sans aucun doute, la communauté de Rome, en maintenant vive et unifiée la mémoire des deux hommes, veut montrer qu’elle en est la dépositaire et l’héritière, même pour la sollicitude envers les Églises judéo/païennes et judéo/chrétiennes modérées, objet de leur ministère[40] [40] Cf. R. E. Brown-J. -P. Meier, Antioche et Rome, 206-207. …
suite. La coloration juive discrète qui, par la suite, caractérise les quelques témoignages venant du groupe chrétien de la capitale, peut être lue comme un effort pour accommoder la pensée des « deux colonnes »[41] [41] Ainsi, 1Clem 5,2-5. …
suite et des divers groupes qui, à Rome, s’en remettaient aux deux apôtres comme expression de l’unité de l’Église.
33 En dehors des lettres pastorales, qui confirment la grande autorité dont a joui l’apôtre en Asie Mineure au IIe siècle[42] [42] Voir E. Dassmann, Der Stachel, 169-172. …
suite, et qui se recommandent de lui contre certaines traditions (légendes, généalogies, interdictions alimentaires) introduites par des juifs (Tt 1,10), ‘docteurs de la Loi’(nomo-didaskaloi) (1Tim 1,7), soit contre les paulinistes radicaux, pour lesquels, ‘la résurrection est déjà advenue’(2Tm 2,18), avec tout ce que le slogan impliquait[43] [43] Cf. M. Simonetti, « Paolo nell’Asia cristiana del II…
suite, l’auteur le plus nettement influencé par Paul semble avoir été Polycarpe. Seul personnage du Ier siècle à être cité trois fois dans la lettre au Philippiens (3,2 ; 9,1 ; 11,2s.)[44] [44] Il est désormais admis de pouvoir distinguer deux parties…
suite, Paul possède pour l’évêque de Smyrne une autorité théologique également incontestée, comme l’indique sa connaissance de toutes les lettres pauliniennes, à l’exception du billet à Philémon. Polycarpe est même le premier à montrer qu’il connaît les Pastorales[45] [45] Sur le sujet, voir l’article de G. Pani, « Il paolinismo…
suite.
34 Les écrits d’Ignace reprennent des éléments de la pensée paulinienne, et citent même explicitement l’apôtre (cf. Rom 4,3), alors que les lettres du même Ignace aux communautés d’Asie ne mentionnent ni les écrits johanniques, qu’il connaît probablement, ni Jean d’Éphèse[46] [46] Cf. L. Goppelt, L’età apostolica, 178-179. Observant…
suite. Si l’on discute encore de la connaissance que l’évêque d’Antioche eut des lettres de Paul, les contacts, pour la christologie, la sotériologie et l’éthique, sont évidents. Mais la doctrine de la justification manque[47] [47] Cf E. Dassmann, Der Stachel, 135-147. …
suite. Et ce qu’Ignace voit en Paul, c’est l’exemple. La même chose peut être dite de la 1Clem qui, si elle utilise à fond la 1Co et reprend l’argumentation de la lettre aux Romains, connaît aussi Galates et Philippiens. Le texte clémentin fait en outre de l’apôtre un champion de foi et de persévérance, et — premier document chrétien à le faire — associe Pierre et Paul en les mettant sur le même plan[48] [48] Sur la présence de Paul dans la 1Clem voir G. Pani, «…
suite.
35 Dans les écrits dits « apologétiques » on note aussi une utilisation variée de Paul[49] [49] Cela va de l’absence de référence (Aristide), en passant…
suite, sans d’ailleurs jamais le nommer, selon le niveau théologique de l’auteur, selon la finalité de l’écrit, ou encore selon le temps et lieu de composition[50] [50] Cf E. Dassmann, Der Stachel, 259. …
suite.
36 C’est chez Irénée que la pensée de l’apôtre a une importance fondamentale : environ 1/3 des citations néotestamentaires de l’Adversus haereses renvoie aux textes pauliniens[51] [51] Cf. E. Dassmann, Der Stachel, 295. …
suite. Irénée est ouvertement contre « tous ceux qui disent que Paul seul a connu la vérité manifestée par révélation » (III 13,1), mais aussi contre ceux qui ne le reconnaissent pas comme apôtre (cf. III 15,1).
37 Les auteurs qui viennent d’être mentionnés ne constituent qu’un échantillon de la manière dont Paul et ses lettres ont été accueillis et compris, ce qui est normal en une Église qui, on l’a déjà noté, se présente plutôt comme une « fédération d’Églises » où cohabitent des milieux et des écoles diverses.
f – Un refus déclaré
38 On peut déjà repérer un tel refus au temps de Paul, à propos du problème des ethnico-chrétiens (cf. Ga 2,3), du cas d’Antioche (cf. Ga 2,11ss), de l’importance donnée à la Loi par les adversaires de Paul[52] [52] Cf. G. Lüdemann, Paulus der Heidenapostel, II 59-65. …
suite. Pourtant, dans le cas des tensions qui eurent lieu à Corinthe, l’hostilité ne semble pas avoir eu pour objet la judaïsation des ethnico-chrétiens, mais elle consistait en une contestation de l’autorité même de Paul (cf. 1Co 9,1), qui refusait d’être pris en charge par la communauté, à la différence des missionnaires judéo-chrétiens[53] [53] Sur le sujet, voir G. Theissen, Sociologia del cristianesimo…
suite.
39 Sans nous arrêter sur la signification de la collecte — qui ne semble d’ailleurs pas avoir été acceptée — faite par Paul pour légitimer son apostolat et ses communautés aux yeux de l’Église de Jérusalem, notons que Paul était mal vu des « faux apôtres » qui appartenaient toujours à la communauté mère[54] [54] Ainsi G. Barbaglio, qui note l’étrange silence de l’auteur…
suite.
40 Mais l’antipaulinisme qui est postérieur à la mort de l’apôtre est-il d’origine seulement juive ? Selon les sources dont nous disposons, il est plus le fait de sectes juives : ébionites, cérinthiens et elchasaïtes.
41 La qualification d’ébionites semble quelque peu générique, car sous ce nom ont été regroupés un certain nombre de groupes judéo-chrétiens. Ils ont en commun de voir en Jésus « un homme pur et simple » (nudus homo)[55] [55] Voir par ex. Tertullien, Sulla carne di Cristo 14,5, dans…
suite, d’accepter la Loi juive et de rejeter Paul, parce qu’il a annoncé la disparition et l’inefficacité de la Loi. Si l’on en croit Irénée, les ébionites qu’il connaît, « solo enim eo quod est secundum Matthaeum evangelio utuntur et apostolum Paulum recusant apostatam eum legis dicentes »[56] [56] Adv. Haereses III 15,1. Voir aussi I 26,2. …
suite. Pour sa part, Origène présente deux sectes ébionites : « Ceux qui comme nous, admettent que Jésus est né d’une vierge et ceux qui au contraire croient qu’il n’est pas né ainsi, mais comme tous les humains »[57] [57] Origène, Contre Celse, V 61. Sur ce groupe voir aussi Eusèbe,…
suite. Celse renvoie aussi à ces deux sectes, en précisant : « ils n’acceptent pas les lettres de l’apôtre Paul »[58] [58] En montrant l’existence de sectes chrétiennes, Celse…
suite. Pour le reste, il ne semble pas y avoir de différences majeures ; on peut donc supposer un comportement analogue à l’égard de Paul[59] [59] Cf. A. Orbe, Cristologia gnostica, I 360. …
suite. Dans son Dialogue avec Tryphon, Justin mentionne aussi deux groupes de judéo-chrétiens : ceux qui acceptaient la communion avec les ethnico-chrétiens, et ceux qui la refusaient, si ces derniers ne vivaient pas à la manière juive. Ces derniers rejetaient évidemment Paul[60] [60] Cf. Dialogue avec Tryphon, 47, 1-4. …
suite, mais cela montre aussi la non uniformité du groupe judéo-chrétien (pris stricto sensu) concernant Paul. Toujours à propos du phénomène ébionite, G. Lüdemann, s’appuyant sur des fragments d’Égésippe et Julien l’Africain cités par Eusèbe[61] [61] Eusèbe, Histoire, III, 20,1-6, IV, 22,4 et I, 7,14. …
suite pense que les ébionites comprenaient aussi quelques parents de Jésus (desposynoi) émigrés de Nazareth en Transjordanie à la suite de la guerre juive[62] [62] Eusèbe, qui connaît peu les groupes judéo-chrétiens,…
suite. L’hypothèse repose sur le fait que dans la même localité de Kokabe, on trouve aussi bien des ébionites que ces desposynoi. Analysant les textes en question, de manière qui me semble convaincante, Lüdemann en conclut que, dans la communauté chrétienne de Kokabe, dirigée par les parents de Jésus de manière quelque peu dynastique, l’antipaulinisme était, semble-t-il, bien implanté[63] [63] Cf. G. Lüdemann, Paulus, II 166-179. …
suite. Mais on ne peut montrer que cet antipaulinisme avait été transmis par Jacques, et s’il concernait le seul Paul « historique », ou s’il s’opposait à une tradition paulinienne alors en vigueur[64] [64] Cf. G. Lüdemann, Paulus, II 179. …
suite.
42 Quant à Cérinthe et aux cérinthiens, ils auraient constitué un groupe d’extraction juive et de couleur nationaliste, avec des aspirations terrestres, mais antipaulinien, car ils rejetaient Paul et ses disciples pour avoir été de faux apôtres[65] [65] Les témoignages d’Épiphane, Philastre et Praedestinatus…
suite.
43 Il y a aussi de l’antipaulinisme chez les elchasaïtes, un groupe syncrétiste gnostique d’origine judéo-chrétienne, comme l’atteste leur manière de prier tournés vers Jérusalem, d’observer le sabbat, de faire des sacrifices, et de croire que le Christ apparaît à toutes les époques. La seule information sur leur antipaulinisme vient d’Origène, qui, dans son exégèse du Ps 82, citée par Eusèbe[66] [66] Histoire, VI 38. …
suite, déclare que cette secte « rejette certaines parties de l’Écriture, fait un usage abusif de passages de l’Ancien Testament et des Évangiles, et rejette entièrement l’apôtre Paul ». Il est impossible de présenter ici dans le détail ce groupe né avant la fin du Ier siècle en milieu judéo-chrétien, aux confins du territoire des Parthes, et pas davantage ses rapports avec l’ébionisme[67] [67] Le mouvement doit son nom à Elchasai, dont l’activité…
suite. Une chose est en tout cas sûre : l’antipaulinisme, même après 70, a une origine judéo-chrétienne, mais il n’est pas directement relié — au moins pour le contenu — à l’antipaulinisme de la communauté de Jérusalem[68] [68] Voir G. Lüdemann, Paulus, II 261-263. …
suite.
44 Mentionnons aussi les Pseudo Clémentines, collection d’écrits pseudépigraphes attribués, comme leur nom l’indique, à Clément de Rome, et venant probablement d’un milieu judéo-chrétien syro-palestinien ; elles comprennent 20 Homélies et 10 livres de Recognitiones, qui ont été les unes et les autres élaborées à partir d’un écrit de base (Grundschrift)[69] [69] On se demande encore si l’antipaulinisme et l’ébionisme…
suite. Dans les passages antipauliniens des Pseudo Clémentines on rencontre la même attitude que chez les ébionites du IIe, en continuité, si l’on en croit L. Cirillo, avec l’Église de Jérusalem et avec les opposants du temps de Paul[70] [70] Cf. L. Cirillo, dans R. Penna (éd. ), Antipaolinismo : reazioni…
suite. Lorsqu’ils parlent de Simon le Mage, ils entendent Paul, qui trouble l’annonce de Pierre — conforme à la Loi —, renvoie à des visions, alors que Pierre, lui, a vécu en contact direct avec Jésus, Paul qui, en outre, n’a pas reçu l’approbation de Jacques, car il n’appartient pas au groupe des Douze[71] [71] Sur le sujet, voir G. Strecker, « Paulus in nachpaulinischer…
suite. Dans la communauté chrétienne du IVe siècle un tel anti-paulinisme est devenu marginal.
g – Un silence qui n’est pas un rejet
45 Cette catégorie — silence qui n’est pas un rejet de la personne et de la pensée de Paul — comprend la Didachè, le Pasteur d’Hermas, la II Clementis, le Pseudo Barnabé, l’Apologie d’Aristide[72] [72] Cf. E. Dassmann, Der Stachel, 222-236. …
suite.
h – Un silence tendancieux
46 Ce silence pourrait exprimer une mésestime et une hostilité voilée. Emblématique est à cet égard la position implicite des Actes de Paul. En associant, comme ils le font, la figure de Paul et une annonce de type encratique, qu’on lui attribue, ils donnent l’impression de vouloir faire accepter l’apôtre par les milieux encratiques auprès desquels il n’était pas bien vu. On en a une confirmation, lorsque Tertullien dit à propos de l’auteur de ces Actes : « Lorsque le presbytre qui les composa en Asie, pour augmenter la renommée de Paul, fut reconnu coupable, et admit les avoir écrits par amour de Paul, il fut déposé »[73] [73] Tertullien, Sul battesimo 17. Par Épiphane, on sait qu’existaient…
suite. Paul est donc relu et présenté à des milieux qui lui étaient hostiles à travers le filtre interprétatif qui fait de lui l’apôtre de l’enkrateia[74] [74] Voir E. Peterson, « Einige Beobachtungen zu den Anfängen…
suite. Il est néanmoins sûr que là où l’encratisme constituait bien plus qu’une tendance ascétique diffuse exaltant non seulement la virginité et la chasteté eschatologiques, mais s’opposant aussi au mariage et à l’usage des biens créés, l’apôtre Paul fut rejeté, comme le montre un texte d’Eusèbe, où il est question d’un certain Sévère qui redonna vigueur à un des groupes encratiques, lequel prit de lui le nom de Sévériens : « Ils se servent de la Loi, des prophètes, des Évangiles ; mais aux paroles de la Sainte Écriture ils donnent une interprétation extravagante ; ils diffament l’apôtre Paul et en refusent les lettres, tout comme il le font des Actes des Apôtres »[75] [75] Histoire, IV 29,5. …
suite.
47 Toujours à propos du silence relatif à Paul et à ses écrits, il est coutume de mentionner Égésippe, Papias de Hiérapolis, Polycrate d’Éphèse et, parmi les apocryphes, les Acta Johannis (IIe s.). D’Égésippe, nous savons qu’aux environs de 180 il écrivit cinq livres de Mémoires (Hypomnemata) dans le but de renvoyer à « la tradition sans erreurs de la prédication apostolique »[76] [76] Eusèbe, Histoire, IV 8,2. …
suite. D’origine probablement juive[77] [77] Selon G. Lüdemann, son appartenance au judéo-christianisme…
suite, il vécut longtemps à Rome. De lui, nous possédons des fragments concernant surtout l’histoire de la première communauté de Jérusalem et une information détaillée sur le martyre de Jacques[78] [78] Eusèbe, Histoire, II 23,4-18 ; III 20,1-2 ; 32,3-6 ; IV…
suite. C’est encore chez lui que divers groupes gnostiques sont dits tirer leur origine des sectes juives[79] [79] Eusèbe, Histoire, IV 22,5. Cf. F. Scorza Barcellona, «…
suite. Des fragments en notre possession, il est difficile de se faire une idée de l’antipaulinisme de cet auteur, qui est par ailleurs très désireux de savoir, partout où il va, si « tout se déroule selon l’enseignement de la Loi, des prophètes et du Seigneur »[80] [80] Eusèbe, Histoire, IV 22,3. …
suite. Ainsi, le rattachement à la tradition de Jésus n’exige pas un recours à Paul, dont Égésippe ne semble pas ranger les écrits parmi ceux qui sont norme de la foi chrétienne. Cela montre le peu d’intérêt qu’a Égésippe à pénétrer la théologie de la révélation — au sens paulinien — et sa préférence pour les données historiques[81] [81] Ainsi E. Dassmann, Der Stachel, 242-244. Sur l’impossibilité…
suite.
48 Quant à Papias de Hiérapolis, on sait qu’aux environs de 130-140 il écrivit cinq livres intitulés Explication des paroles du Seigneur. Grâce à Irénée[82] [82] Cf. Irénée, Adversus haereses, V 33,4. …
suite et Eusèbe[83] [83] Cf. Eusèbe, Histoire, II 15,2 ; III 36,2 ; 38,13-17. …
suite, il nous reste treize fragments de son œuvre. Selon Irénée, c’est un disciple de Jean, contemporain de Polycarpe ; et selon Eusèbe, c’est un penseur médiocre, soutenant beaucoup d’idées judéo-chrétiennes[84] [84] Histoire, III 39,13. …
suite. Dans les fragments de Papias, Mc et Mt sont mentionnés, mais pas Lc et Jn, ni les lettres pauliniennes et l’apocalypse — bien que l’auteur soit un fervent défenseur du millénarisme. Il est toutefois significatif que, des deux lettres citées par lui, l’une soit la 1Petri, assez influencée, comme on l’a déjà noté, par la théologie paulinienne. Et une étude des fragments qui nous restent des traités légendaires (la tuméfaction du corps de Judas et sa mort atroce, fragment 3 ; l’épisode de Judas Barsabée buvant du poison sans rien ressentir, fragment 11) montre qu’il est peu intéressé par les témoins qui ont réfléchi sur la révélation, bien plutôt par les témoignages sur les faits et les événements. Au fond, ce que Papias veut, c’est recueillir la tradition (paradôsis) orale des disciples et des apôtres, et les lettres pauliniennes ne pouvaient évidemment rentrer dans cette catégorie. Mais, d’autre part, s’il est vrai que la communauté de Hiérapolis vit le jour grâce au zèle missionnaire d’Épaphras, disciple de Paul (Col 4,13) et qu’elle était voisine des communautés pauliniennes de Colosses et Laodicée, si l’on tient aussi compte de l’amitié existant entre Papias et Polycarpe, lequel appréciait beaucoup Paul, alors Papias n’a pas pu ne pas connaître Paul et ses lettres. Les raisons du silence doivent être cherchées ailleurs, vraisemblablement dans son peu d’intérêt pour la théologie[85] [85] Cf. E. Dassmann, Der Stachel, 236-240. …
suite, ce qui, à mon avis, n’exclut pas une certaine méfiance envers les utilisations de la pensée de Paul qui donnaient forme à des groupes, voire à des Églises, et qui ne suivaient pas aussi fermement le principe de la paradôsis[86] [86] M. Simonetti, « Paolo nell’Asia Minore », 65, pense…
suite ; si l’on tient compte de la grande autonomie dont jouissent encore les communautés de ce temps-là, la chose ne paraît pas impossible ; ce serait donc les nécessités concrètes internes aux groupes chrétiens qui auraient ainsi suscité l’intérêt ‘archéologique’ de Papias pour la tradition des paroles du Seigneur. Mais, à cause du peu de fragments qui nous restent des écrits de Papias, ces hypothèses restent problématiques. Un témoignage supplémentaire du silence concernant Paul en Asie Mineure nous vient de Polycrate, évêque d’Éphèse vers la fin du IIe siècle. Suivant les informations et les fragments de Polycarpe rapportés par Eusèbe dans le cadre de la dispute quartodécimane[87] [87] Histoire III 31,2-3 ; V 22. 24,1-9. …
suite, M. L. Rigato a mis en évidence des caractéristiques linguistiques qui font penser à un chrétien d’origine juive[88] [88] M. L. Rigato, « La testimonianza di Policrate di Efeso…
suite. Voici le passage qui nous intéresse :
49
En Asie Mineure, en effet, de grands astres [litt. : éléments] se sont endormis ; ils ressusciteront au dernier jour de la parousie du Seigneur, qui viendra en gloire du ciel chercher tous les saints, [à savoir] Philippe, l’un des Douze apôtres, lui qui s’est endormi à Hiérapolis et repose à Éphèse, ainsi que deux de ses filles, restées vierges jusqu’en leur vieillesse, et son autre fille, dont la conduite fut animée par l’Esprit Saint ; et encore Jean, qui reposa sur la poitrine du Seigneur, qui naquit prêtre et a porté le pectoral, qui fut témoin et maître ; il s’est endormi à Éphèse ; également Polycarpe de Smyrne, évêque et martyr ; il y a Trasée d’Euménie, évêque et martyr, qui s’est endormi à Smyrne. Est-il aussi besoin de nommer Sagare, évêque et martyr, enseveli à Laodicée, le bienheureux Papirius, l’eunuque Méliton, qui fit tout sous l’inspiration de l’Esprit Saint, et qui repose maintenant à Sardes, dans l’attente de la visite céleste, quand il ressuscitera des morts ?[89] [89] Histoire V 24,2-5. …
suite
50 Sachant que quelques années auparavant, la lettre de Polycarpe († 167), évêque de la ville voisine (70 km) de Smyrne, écrite aux Philippiens, témoignait de la réception de Paul et de ses lettres, comment interpréter en ce texte le silence concernant Paul, fondateur de la communauté d’Éphèse[90] [90] Cf. G. Pani, Il paolinismo, 210-213. …
suite ?
51 La question devient plus intéressante si on la pose en termes de rapports entre communautés pauliniennes et johanniques en Asie Mineure. Rapport conflictuel ? Rapport de préséance de l’une sur l’autre ? Confirmation de l’existence de groupes chrétiens encore séparés à la fin du IIe siècle ? À mon avis, il ne faut surtout pas oublier que déjà à la fin du Ier siècle, c’est en Asie Mineure que le christianisme est le plus florissant et le plus vivace. En cette période, la majorité des auteurs chrétiens que nous connaissons ou que nous pouvons localiser appartiennent encore à l’Asie Mineure[91] [91] Cf. U. P. Müller, Zur frühchristlicheen Theologiegeschichte,…
suite. Mais si c’est en Asie Mineure que s’est opérée la plus grande et la plus ancienne christianisation, il est également vrai que les aventures du processus d’évangélisation y furent plus variées et plus compliquées que partout ailleurs[92] [92] Cf. M. Forlin Patrucco, « Asia Minore » dans DPAC I 394. …
suite. Un des éléments de variabilité est donné par la présence de communautés judéo-chrétiennes et ethnico-chrétiennes, comme semble l’indiquer la lettre connue aujourd’hui sous le nom de lettre aux Éphésiens (écrite vers 80), mais qui fut vraisemblablement envoyée à plusieurs communautés, pour rappeler l’unité de l’Église, unique corps du Christ[93] [93] Cf. R. Schnackenburg, Ephesus : Entwicklung, 52-53. …
suite.
52 Dans une réalité dont les formes sont encore diversifiées au début du IIe siècle, il semble possible d’individualiser aussi bien un christianisme judéo-chrétien de stricte observance (cf. les lettres pastorales), qu’à l’opposé, un paulinisme radical (manger les idolothytes, laisser les femmes prophétiser et parler en public). Si l’on suit M. Simonetti, le silence de Polycrate sur Paul signifierait l’émergence de la tradition johannique, qui représente un judéo-christianisme modéré, non pas opposé à Paul, mais au paulinisme radical, qui semble visé aussi dans l’Apocalypse de Jean que dans les Pastorales. La présentation que les Pastorales font de l’apôtre comme organisateur de communautés, docteur de l’Église, premier anneau d’une tradition apostolique, pourrait indiquer une récupération de sa figure de représentant du christianisme ecclésial, en la soustrayant à l’instrumentalisation des « hérétiques »[94] [94] Cf. G. Strecker, Paulus in nachpaulinischer Zeit, 318. …
suite. Analogue semble être la position de R. Schnackenburg, pour qui le fait que les communautés johanniques aient prévalu sur les communautés pauliniennes, avec pour conséquence leur silence sur Paul, doit être interprété en fonction du rôle que les communautés johanniques ont assumé dans la lutte contre le docétisme gnostique des IIe et IIIe siècles. En effet, en affirmant que le Logos s’était fait chair, la théologie johannique muselait toute éventuelle spéculation mythologique[95] [95] Cf. R. Schnackenburg, Ephesus : Entwicklung, 63-64. …
suite. S’il en était ainsi, l’absence de Paul de la liste faite par Polycrate signifierait « la disparition définitive des aspects plus personnels de la tradition qui venait de l’activité missionnaire de Paul »[96] [96] M. Simonetti, « Paolo nell’Asia cristiana », 85. …
suite, en clair, la disparition d’un personnage qui constituait un symbole idéologique aussi pour les gnostiques.
53 À mon avis, cette lecture est acceptable, et elle est renforcée si l’on considère l’existence d’un autre phénomène qui, dans la deuxième moitié du IIe siècle, a frappé les communautés d’Asie Mineure, le montanisme. Apparu vers 150-160, ce mouvement millénariste et prophétique, aux accents sévères et enthousiastes, exigeait un retour à la forme de l’Église primitive, en insistant sur l’Esprit Saint, le charisme prophétique, le parler en langues, le tout soutenu par une éthique rigoureuse. Montan, le fondateur, se voyait comme l’incarnation du Paraclet promis en Jn 14,26 et 16,7. Et l’on identifiait la nouvelle Jérusalem descendue du ciel (Apo 21,1.10) à Pépuze ou au village de Tymion. Ce mouvement, fortement influencé par l’évangile de Jean et par l’Apocalypse, se répandit en Phrygie et dans l’arrière pays de l’Asie Mineure[97] [97] Cf. A. Strobel, Das heilige Land der Montanisten. Eine religionsgeographische…
suite. Il est exclu de décrire ici à fond le phénomène, mais, comme ses zones d’expansion coïncident avec celles où opéraient les missionnaires pauliniens, on pourrait y trouver trace de traits repris de la pensée de Paul : l’idée de la Jérusalem d’en haut est présente en Ga 4,24 ; l’égalité religieuse de la femme, attestée par sa position sacerdotale et prophétique à l’intérieur du groupe[98] [98] Cf. A. Strobel, Das heilige Land, 276-277. …
suite, peut avoir été inspirée par 1Co 11,4-5. Du reste, Tertullien, qui passera au montanisme, justifie le fait en disant : « Apostolus praescribit silentium mulieribus in ecclesia ; ceterum prophetandi ius et illas habere iam ostendit, quum mulieri etiam prophetandi velamen imponit » (Adv Marc. V 8)[99] [99] Cf. A. Strobel, Das heilige Land, 275, où il est dit que…
suite. A. Strobel pense que l’idée de la collecte de Paul pour l’Église de Jérusalem, désignée par le terme grec koinônia (service ; cf. 2Co 8,4 ; Rm 15,26), très utilisé dans le montanisme, pourrait avoir favorisé une organisation analogue dans l’Église montaniste, en faveur de la « nouvelle Jérusalem »[100] [100] Cf. A. Strobel, Das heilige Land, 273-274. …
suite. Il faudrait aussi comparer le phénomène du prophétisme, tel qu’il est décrit chez Paul (cf. par ex. 2Co 12,9)[101] [101] En particulier 2Co 12,9 : « Et lui [le Seigneur] m’a…
suite et pratiqué dans le montanisme[102] [102] Pour le montanisme, voir D. A. Aune, La profezia, 272-277. …
suite, car il semble y avoir des points de contact. Il ne faut d’ailleurs pas oublier l’enthousiasme prophétique qui distingue le mouvement et a une connotation eschatologique, car lié à l’attente de la parousie imminente[103] [103] La perspective de la fin imminente est patente dans l’oracle…
suite.
54 Tertullien, parce que devenu lui-même montaniste, semble être un échantillon idéal pour étudier les contacts entre la pensée de Paul et le montanisme. Son utilisation des lettres de l’apôtre manifeste l’attitude du mouvement envers Paul. Citons-en un seul exemple, le De monogamia[104] [104] Écrit en 217, quand Tertullien était déjà montaniste. …
suite, où le texte le plus cité est la 1Co. Les montanistes y figurent comme les vrais héritiers de la doctrine de Paul : « Chez nous, qu’on appelle à bon droit spirituels [en opposition aux psychiques, c’est-à-dire aux catholiques], parce que nous reconnaissons les charismes spirituels… »[105] [105] Tertullien, De monogamia I 3. …
suite.
55 Dans cette situation, le silence de Polycrate sur Paul ne pourrait plus être dû à un hypothétique conflit entre groupes paulinien et johannique ; il s’expliquerait par l’émergence d’un judéo-christianisme modéré ayant plus trouvé son expression dans la figure de Jean que dans celle de Paul, mais aussi par l’utilisation que faisait de Paul un mouvement condamné par le synode de Laodicée (164-168) et par celui de Hiérapolis (entre 161 et 180). Cette hypothèse me semble plausible, car elle tient compte aussi bien de la « coloration « juive des idées de Polycrate, que de la présence du montanisme à Éphèse et dans les environs[106] [106] On sait en effet qu’APOLLONIUS, le successeur de Polycrate,…
suite. On se rappellera enfin que c’est dans ce cadre que le marcionisme a aussi pris racine[107] [107] Qu’il suffise de mentionner les Actes du martyre de Pionus,…
suite.
56 Les réflexions qui précèdent ne doivent pas faire oublier le risque qu’il y a à juger des personnes et des périodes historiques à partir de documents fragmentaires et rares. Le terrain sur lequel nous sommes est mouvant. Malgré tout, le cadre qui vient d’être tracé permet de se faire une idée des tensions concernant la figure de Paul et la réception de ses lettres. Cela confirme que l’histoire de la théologie paulinienne au IIe siècle constitue un des problèmes les plus fascinants de l’histoire de l’Église[108] [108] Position de Brandie, mentionnée par A. Lindemann, Paulus,…
suite, qui n’a pas encore trouvé de réponse définitive. ■
LE PARDON DE JÉSUS PEUT ÊTRE « MON » PARDON – homélie du card. Turkson
18 juin, 2012http://www.zenit.org/article-31153?l=french
LE PARDON DE JÉSUS PEUT ÊTRE « MON » PARDON
Congrès eucharistique de Dublin: homélie du card. Turkson
ROME, vendredi 15 juin 2012 (ZENIT.org) – « La vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ pourraient-elles être aussi mon histoire ? Le pardon de Jésus-Christ pourrait-il être aussi mon pardon ? » : telles sont les questions que le cardinal Turkson a invité à se poser au cours de la liturgie de la réconciliation qui a eu lieu ce jeudi 14 juin, au Congrès eucharistique international de Dublin.
Le cardinal ghanéen, qui est président du Conseil pontifical Justice et paix, a conclu en invitant les participants à accueillir « une paix que nous ne méritons pas et que nous n’avons pas gagnée, mais qui est répandue sur nous comme un cadeau ».
Homélie du card. Turkson :
Chers frères et sœurs,
En tant que pèlerins, nous partageons tous l’appel du Christ à la conversion, à la réconciliation, à la communion, à la sainteté et à la « sequela ». Ce matin, nous avons contemplé, chanté et prié ensemble. Les lectures résonnent encore dans nos oreilles : « Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille », dit Jésus : « Dieu, crée pour moi un cœur pur, restaure en ma poitrine un esprit ferme », s’écrie le psalmiste : «Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu », dit Jésus, et «mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle ». Et il dit aussi : « Va, désormais ne pèche plus ».
Je vous invite à garder les oreilles et le cœur ouverts pendant que vous allez écouter une histoire, quelque chose qui s’est passé à notre époque, et à vous demander : cela pourrait-il être mon histoire à moi aussi ?
Je m’appelle sœur Geneviève et j’appartiens à la communauté de Sainte-Marie de Namur au Rwanda. Je suis une survivante du génocide des Tutsis en 1994.
Beaucoup de membres de ma famille ont été tués dans notre église paroissiale. A la vue de ce bâtiment, j’avais l’estomac noué et j’étais horrifiée, tout comme j’étais remplie de dégoût et de rage lorsque je rencontrais l’un des auteurs du crime.
J’étais dans cet état d’esprit quand quelque chose s’est passé, en 1997, qui allait changer toute ma vie et mes relations.
Un groupe catholique appelé « Les Dames de la Miséricorde Divine » m’a emmenée dans deux prisons de la région de Kibuye, ma ville natale. Elles préparaient les détenus pour le Grand Jubilé de l’an 2000. Leur message aux prisonniers et aux survivants était le suivant :
« Si vous avez tué, engagez-vous à demander pardon à la victime ; de cette manière, vous pouvez aider la victime à se libérer du fardeau de la vengeance, de la haine et de la rancœur ».
« Si vous êtes une victime, engagez-vous à offrir votre pardon à ceux qui ont fait du mal à votre famille ; de cette manière, vous pouvez libérer l’auteur du crime du poids de son crime et du mal qui est en lui ».
Ce message a eu un effet immédiat sur l’un des prisonniers … et ensuite sur moi.
Un prisonnier s’est levé, en larmes, il est venu vers moi, il est tombé à genoux devant moi et a supplié en criant : « Pitié ! Pitié ! ». J’étais horrifiée, pétrifiée, en reconnaissant un ami de la famille qui avait grandi avec nous et tout partagé avec nous.
Il a reconnu avoir tué mon père. Il m’a donné des détails sur les décès de membres de ma famille.
Un sentiment de pitié et de compassion m’a envahie. Je l’ai relevé, l’ai embrassé en pleurant et lui ai dit : « Tu es mon frère et tu le seras toujours ».
Puis j’ai senti comme un poids énorme qui se détachait de moi et, à la place, coulait en moi une paix intérieure. J’ai remercié l’homme que j’embrassais. A ma grande surprise, il s’est écrié : « La justice peut faire son travail et me condamner à mort, maintenant je suis libre ! »
Serait-ce mon histoire, votre histoire aussi ?
Si saint Paul avait entendu le témoignage de sœur Geneviève, il nous exhorterait de tout son cœur : « Au demeurant, frères, soyez joyeux ; affermissez-vous ; exhortez-vous. Ayez même sentiment ; vivez en paix, et le Dieu de la charité et de la paix sera avec vous » . Je voudrais maintenant explorer avec vous ce que signifient pour nous aujourd’hui ces cinq exhortations.
1. La première chose que je suggère, avec la même tendresse pastorale que Paul, c’est que nous nous soyons joyeux ! Réveillons cette joie à l’intérieur de nous-mêmes ! Une telle joie ne supprime rien à la sobre solennité de cette célébration. Au contraire ! Paul a su être joyeux, même dans les situations les plus difficiles, en raison de sa ferme croyance en la présence du Seigneur. Jérémie révèle que Dieu lui-même nous invite à la célébration : « Vous me chercherez et vous me trouverez, car vous me rechercherez de tout votre cœur ; je me laisserai trouver par vous ». Il est proche, en effet, comme nous l’entendons dans l’Apocalypse : «Voici, je me tiens à la porte et je frappe » . Au début de cette liturgie, nous avons chanté : « Appelés dans le calme ». Ecoutez Dieu qui frappe à votre porte ; laissez-le entrer; et réjouissez-vous en sa présence !
Saint-Paul est allé exhorter les Philippiens : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous ». Et nous nous réjouissons précisément parce que « le Seigneur est proche » et son nom, ajoute saint Matthieu, est « Emmanuel, ce qui se traduit : ‘Dieu avec nous’ » . Alors, c’est une invitation à vous réjouir en présence du Seigneur qui vient avec le pardon, qui vient avec la guérison, et qui vient avec la réconciliation.
Le Seigneur qui vient pour sauver son peuple de ses péchés est proche de chacun d’entre nous . C’est la présence du Seigneur, qui se lève sur nous comme le soleil de justice et qui vient à nous avec la guérison dans ses rayons dans le sacrement de pénitence. Nous sommes sur le point de rencontrer le même Seigneur qui est heureux d’aller chez Zachée, le percepteur, le même Seigneur qui dit à la femme pécheresse : «Je ne te condamne pas ». C’est le Seigneur qui remplit nos cœurs de joie, de la façon dont il a rempli de joie le cœur de sœur Geneviève, et de la façon dont il a rempli de joie le meurtrier de ses parents les plus proches, une joie qui est à la fois la promesse et le fruit de la libération et de la paix intérieure.
2. Après nous avoir exhortés à nous réjouir, l’apôtre Paul nous donne un autre commandement, plus difficile : Affermissez-vous ! Ceci fait écho aux paroles qu’emploie Jésus pour résumer le Sermon sur la Montagne, l’essence de son message : « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait ». Ce qui me pousse à vous encourager à vous souvenir de votre vocation fondamentale, qui est de refléter la perfection et la sainteté de Dieu parce que, dit la Genèse, nous avons été créés à son image et à sa ressemblance, et comme le dit Paul, nous avons été rachetés par Jésus, le fils de Dieu et l’image parfaite du Père, en qui nous avons reçu notre adoption comme enfants.
L’exhortation Affermissez-vous vous invite à être fidèles à votre vocation en tant que créés à l’image et à la ressemblance de Dieu afin qu’une fois vos péchés pardonnés, vous puissiez à nouveau refléter sa perfection. Non pas de manière statique ou passive, mais ressourcés par la dynamique de la réparation et de la rédemption, de même que le filet déchiré, une fois raccommodé, peut de nouveau attraper des poissons, de même qu’un violon endommagé, une fois réparé, peut à nouveau jouer une mélodie entraînante. Pour saint Paul, une chose peut être parfaite après qu’elle a été complètement remise à neuf. Ainsi cette seconde exhortation vous invite-t-elle à être réparés et guéris.
Mais vous ne pouvez pas réparer ou restaurer sans regarder d’abord ce qui est cassé ou endommagé. Affermissez-vous est un appel à examiner ma propre vie et à revoir notre vie en Église : qu’est-ce qui est cassé ou endommagé au point de me faire – ou de nous faire – jouer faux ou perdre des poissons ? Quels sont mes défauts, mes erreurs, mes péchés et mes faiblesses? Quelles sont les attitudes, les habitudes ou les tendances qui blessent notre Eglise, compromettent notre crédibilité, diminuent notre efficacité et nous rabaissent ? Nous devons remettre tout cela au Christ pour recevoir le pardon et la guérison. Ensuite, nous pourrons être restaurés en tant que serviteurs rachetés et donc dignes de confiance, de la maison de Dieu, comme nous le lisons dans la Lettre aux Hébreux, et même plus en tant qu’ enfants adoptés, parce que frères et sœurs de Jésus-Christ, le Fils de Dieu.
Affermissez-vous et repentez-vous : c’est un appel à une introspection et un examen de conscience intenses, afin que nous puissions déposer tout ce qui ne va pas chez nous entre les mains de Dieu qui guérissent et qui réparent, dans le sacrement de Pénitence, une pénitence qui peut nous réconcilier les uns avec les autres et nous ramener dans une communion fraternelle les uns avec les autres.
3. Ensuite, avec saint Paul, nous vous invitons à vous exhorter mutuellement. De même que le jardinier émonde le sarment pour qu’il porte plus de fruits, Jésus enseigne à ses disciples la nécessité et la manière d’exercer la correction fraternelle : « Si ton frère vient à pécher, va le trouver et reprends-le, seul à seul ».
Sans miroir, il est difficile de deviner ce défaut qui peut être sur son propre visage. « L’œil, disait Shakespeare, ne se voit pas lui-même ; il lui faut son reflet dans quelque autre chose ». Pour aider un frère ou une sœur à voir sa faute, il y a la critique constructive. Où exactement le filet de pêche est-il déchiré ? Quelle corde du violon a-t-elle besoin d’être accordée ? On ne peut pas réparer ou ajuster si le défaut reste caché, dit Paul aux Corinthiens et aux Romains. Vous ne condamnez donc pas votre frère ou votre sœur, mais vous l’aidez à renoncer aux choses honteuses qui sont restées cachées en l’encourageant, en le construisant. Exhortez-vous ! C’est un acte de solidarité communautaire ; c’est un acte de charité fraternelle s’il est motivé par la compassion, l’humilité et l’amour.
Nos frères et sœurs qui se regardent dans une glace afin d’y discerner quelques défauts ou péchés éventuels auront besoin de force et de consolation. Tout le monde a besoin de quelqu’un pour tenir la glace. Quelqu’un de solide qui ne les laissera pas tomber. Quelqu’un pour les aider à traverser leur épreuve – comme le dur combat du meurtrier pour demander pardon, et, comme le dur combat de sœur Geneviève pour pardonner. Cette troisième exhortation nous invite à nous consoler et nous fortifier mutuellement avec la fermeté mais aussi la douceur du Saint-Esprit, le Consolateur.
4. Jusqu’à présent, saint Paul nous a demandé d’examiner, de corriger, et de réparer. « D’accord , pensez-vous, à chacun sa manière. » Mais non ! Paul revient avec sa quatrième exhortation, d’adopter la même attitude ou le même état d’esprit que notre Seigneur lui-même. « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus », écrit Paul aux chrétiens de Philippes.
Les mêmes sentiments et la même attitude devraient clairement nous identifier, vous et moi, comme appartenant à la famille de Dieu. Mais pas parce que je porte un T-shirt qui dit « chrétien » ou « catholique » sur ma poitrine. Non, tout le monde devrait être capable de reconnaître un disciple de Jésus, parce qu’il ou elle comprend les choses de la même manière que Jésus. Avoir son « état d’esprit », c’est voir les choses comme il les voit, sentir les événements comme il les sent et, le plus difficile peut-être, pardonner comme il pardonne.
Au début, avant et après le récit de sœur Geneviève, je vous ai invités à vous poser cette question : cette histoire pourrait-elle être aussi la mienne ? Mais maintenant, je vous invite à aller plus loin. La vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ pourraient-elles être aussi mon histoire ? Le pardon de Jésus-Christ pourrait-il être aussi mon pardon ?
Pensez à la Passion lorsque la plupart des disciples ont trahi l’amitié de Jésus. Ils ont trompé sa confiance et rompu leurs promesses. Après sa résurrection, ont-ils dit : « Pardon » ? Non. Notre Seigneur ressuscité les a-t-il confrontés à leur trahison ? Non, il ne leur a pas reproché de l’avoir abandonné. Et à Pierre qui le renia trois fois, Jésus a simplement demandé à trois reprises : « M’aimes-tu ? ».
C’était très dur pour sœur Geneviève de pardonner au meurtrier de sa famille, mais celui-ci a reconnu la vérité et il a imploré sa pitié. Les autorités juives et romaines qui ont crucifié Jésus ne pensaient pas que leurs actions étaient mauvaises. Elles n’ont jamais dit : « Pardon ». Pourtant, sur la croix, dans les plus grandes souffrances, Jésus a prié ainsi : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Mourant et incapable de pardonner à ceux qui l’avaient trahi, jugé et crucifié, Jésus a demandé à son Père de leur pardonner à sa place. Lorsque nous trouvons pratiquement impossible de pardonner, alors, avec les sentiments et l’attitude de Jésus, prions et demandons à notre Père de pardonner à ceux qui nous ont offensés.
5. Soyez en paix ! C’est l’exhortation finale : Vivez en paix ! Permettez-moi de répéter les cinq exhortations. Tout d’abord : « Soyez joyeux » ; puis : « Affermissez-vous » ; troisièmement : « Exhortez-vous ». Nous venons de parler de la quatrième : « Ayez même sentiment » ; et enfin, « Vivez en paix ».
Comme saint Paul, je vous exhorte à vivre en paix, à recevoir et partager la paix du Seigneur, car comme le dit Paul, « le Christ est notre paix ». Si nous avons les sentiments du Christ, nous ferons certainement l’expérience de sa paix. En effet, comme le dit la lettre aux Romains, « Ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ ». C’est grâce à notre Seigneur Jésus-Christ que nous avons obtenu l’accès à cette grâce dans laquelle nous nous trouvons maintenant : la grâce de demander pardon et de pardonner aux autres : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Accueillez profondément ces mots si étonnants du prêtre : « Je te pardonne tous tes péchés au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit ». Cette absolution nous rétablit dans la communion avec Dieu et avec les autres. C’est la grâce du retour dans la maison de Dieu.
C’est surtout de cette manière extraordinaire que nous faisons l’expérience de la paix : alors que nous sommes encore pécheurs, toujours coincés dans notre péché, notre Père fait bien plus de la moitié du chemin pour venir à notre rencontre par la réconciliation que le Christ nous a obtenu en mourant. Le Christ ressuscité dit : « Paix ! », avant même que nous commencions à dire : « Pardon ! ». C’est, par conséquent, une paix que nous ne méritons pas et que nous n’avons pas gagnée, mais qui est répandue en nous comme un cadeau. Ce don de la paix nous transforme de l’intérieur et transforme nos relations. Ce don de la paix fera de nous des porteurs de paix dans nos communautés, dans nos pays et dans le monde.
Conclusion
Après ses cinq exhortations, saint Paul promet que le Dieu de la charité et de la paix sera avec vous ! Nous avons commencé avec l’histoire de pardon et de la libération de sœur Geneviève, que nous avons cherché à comprendre avec l’exhortation en cinq parties de saint Paul : soyez joyeux, affermissez-vous, exhortez-vous, ayez même sentiment, vivez en paix. Après avoir entendu l’histoire de sœur Geneviève, si nous osons encore affirmer que la présence de Dieu est la source de notre joie, nous pouvons alors en toute confiance invoquer son amour éternel et sa paix qui nous réconcilie.
Puisse l’amour indéfectible et la paix de Dieu qui réconcilie être sur tous ceux qui ont péché et sur tous ceux qui ont été victimes du péché des autres, sur ceux qui ont pardonné et sur ceux qui ont encore du mal à le faire. Puissent l’amour indéfectible et la paix de Dieu qui réconcilie descendre sur vous tous ici dans ce grand stade, et sur son peuple tout entier à travers le monde.
Que le Dieu de l’amour et la paix soient avec vous pour toujours, AMEN !
Cardinal Peter K.A. Turkson
Traduction d’Hélène Ginabat