Sur la terre comme au ciel – Une semaine après avoir fêté le Dieu Trinité
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Sur la terre comme au ciel - Une semaine après avoir fêté le Dieu Trinité
P. Bernard Xibaut
Lectures : Genèse 14, 18-20 ; Psaume 109 ; 1 Corinthiens 11, 23-26 ; Luc 9,11-17 (année C)
Esprit & Vie n°223 – mai 2010, p. 38-39.
Une semaine après avoir fêté le Dieu Trinité – Père, Fils et Saint-Esprit -, nous retrouvons Jésus, apparemment seul, au milieu de la foule de ceux qui le suivent. Pourtant, ce n’est pas sa propre gloire qu’il annonce, mais le Règne de Dieu son Père. Et nous pouvons sentir la présence de l’Esprit Saint à travers la bénédiction qu’il prononce en partageant le pain. N’en va-t-il pas de même lorsque, dans la première prière eucharistique, nous demandons à Dieu de sanctifier les offrandes « par la puissance de [sa] bénédiction », autrement dit, de son Esprit !
Il semble capital d’établir le lien entre le verset qui ouvre le passage d’évangile et celui qui le conclut : Jésus a passé la journée à parler du Règne de Dieu. Or, les pages de l’Évangile de Luc qui précèdent nous ont suffisamment annoncé en quoi consiste ce Règne. Au chapitre 4, dans la synagogue de Nazareth, nous avons entendu que la Bonne Nouvelle était annoncée aux pauvres. Nous avons ensuite assisté à plusieurs scènes dans lesquelles Jésus a guéri des personnes affectées de diverses maladies corporelles (un lépreux, un homme à la main paralysée, un esclave moribond, etc.) et spirituelles (un homme possédé par des démons). Par ailleurs, au chapitre 6, Jésus a proclamé les béatitudes, en direction notamment de ceux qui ont faim. La nourriture par laquelle il va à présent rassasier la foule fait nécessairement écho à sa prédication d’un Royaume où tous mangent à satiété.
Le Royaume en partage
La réaction des Douze pourrait être qualifiée de décevante si elle ne rejoignait pas de manière évidente le bon sens que nous pratiquons habituellement : n’est-il pas plus judicieux de renvoyer chacun à sa propre recherche de nourriture ? Quelques uns – toujours les mêmes – seront accueillis par les « notables » des villages et des hameaux des environs et ils y trouveront un repas plantureux. D’autres, chanceux, disposent dans la région de parents ou d’amis – car les clans sont vastes et la région peu étendue : ceux-là aussi mangeront ce soir à leur faim et ils dormiront à l’abri. Une autre partie de la foule – pas forcément la plus importante – ne bénéficiera pas de la légendaire hospitalité orientale, mais, à force de mendier avec insistance, ces derniers finiront par obtenir un quignon de pain de la part des habitants de la contrée. Mais ils auront probablement attendu longtemps avant de l’obtenir et ils ne seront sans doute pas rassasiés lorsqu’ils l’auront mangé.
En fait, la suggestion des disciples revient à renvoyer aux règles habituelles d’une société dans laquelle règnent les inégalités, en fonction des positions sociales, des solidarités familiales et… de la chance ! Jésus s’élève contre cette situation en éveillant les Douze à une responsabilité qui leur était totalement étrangère : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Jamais les disciples de Jésus n’auraient pu imaginer qu’ils avaient leur part à prendre dans un problème qui, selon eux, ne les concernait pas. Disposant de cinq pains et de deux poissons, ils pensaient être exemptés de recherche de nourriture, puisqu’ils avaient prévu ce qui convenait pour eux et pour leur maître… Une grande leçon de cet évangile est probablement la prise de conscience de notre solidarité vis-à-vis de tous les hommes. La faim n’est pas seulement le problème des affamés, mais elle doit être combattue par l’humanité entière.
Fort heureusement pour les Douze, Jésus les dispense de pénibles recherches dans les environs, prenant les choses en mains. Tout au plus leur demande-t-il de participer à l’installation des cinq mille hommes par groupes d’une cinquantaine, ce qui fait cent groupes, si l’on compte bien. Les disciples s’exécutent sans rechigner, visiblement plus à l’aise dans ce rôle d’organisation de la communauté que dans celui, plus humble, du ravitaillement : il est plus facile de diriger que de servir, même dans l’Église…
Il ne faut pas être grand exégète pour remarquer la structure eucharistique que saint Luc a donnée à la suite du récit, qui apparaît spécialement dans les actions qui se succèdent. La comparaison entre Luc 9, 16 et 22, 19 (récit de l’institution) montre que les trois expressions « prendre », « rompre » et « donner » le pain s’y retrouvent. Une nuance apparaît cependant entre le « prononcer la bénédiction » du chapitre 9 et le « rendre grâce » du chapitre 22. Enfin, la mention des yeux levés vers le ciel est propre au récit de la multiplication.
La proximité de vocabulaire désigne clairement la dimension eucharistique de l’évangile de cette Fête-Dieu, qui nous invite à passer des réalités du monde ordinaire, où chacun est livré à lui-même pour sa nourriture et où tous ne mangent pas à leur faim, à celles du Règne de Dieu, où tous sont rassasiés par tous, et il reste encore douze paniers !
Les yeux au ciel
Glissons ici un regret sur la disparition de la mention des « yeux levés » dans les prières eucharistiques contemporaines, alors qu’elle figure dans le Canon romain, déjà cité plus haut. Sans doute a-t-on jugé que ce déplacement des yeux, demandé au prêtre, sentait le compassé et l’artificiel. Pourtant, ce mouvement du regard pourrait bien nous livrer la clef de tout le récit car Jésus, dans sa mission, procède à un va-et-vient permanent de son regard entre la terre et le ciel.
Parce que son regard est tourné habituellement vers la terre, il voit la difficulté de la foule, renvoyée sans nourriture alors que le jour commence à baisser. Il comprend que tous ne seront pas exaucés dans leur demande d’accueil et de nourriture. Il se préoccupe du sort de ceux qui le suivent. Il reste attentif à leurs besoins humains.
Mais Jésus lève aussi souvent les yeux vers le ciel, en même temps qu’il oriente ses pensées vers son Père. Il contemple le Règne de Dieu dans sa plénitude à venir, ce Règne dont il annonce les premiers surgissements. Voyant sur terre ce que produit l’individualisme et son cortège d’inégalités, il contemple au ciel ce que produisent le partage et la solidarité. Il peut alors prier comme il apprendra à ses disciples à le faire (Lc 11) : « Fais venir ton Règne. » À quoi saint Matthieu ajoute opportunément « sur la terre comme au ciel ».
Lisant cet évangile au jour où nous célébrons le mystère du Christ livré en nourriture dans son Corps et dans son Sang, sachons communier au souci de Jésus que notre terre reflète davantage le ciel de son Père. Rendons grâce que tant d’hommes et de femmes, depuis deux mille ans, aient été rassasiés spirituellement par le don de l’eucharistie. Ne cessons pas de porter le souci du monde brisé qui est le nôtre. Continuons de porter nos regards vers les autres, mais veillons à lever régulièrement nos yeux vers le ciel.
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