Archive pour le 5 mars, 2012
La création poétique chez Saint Jean de la Croix
5 mars, 2012http://www.carmel.asso.fr/La-creation-poetique-chez-Saint.html
La création poétique chez Saint Jean de la Croix
L’ensemble des textes poétiques de Jean de la Croix qui nous est parvenu livre une œuvre assez brève, neuf cent quatre-vingt dix neuf vers. Ces poèmes relèvent de différents genres : toujours mystiques, apophatiques ou scripturaires, tout à la fois lyriques et didactiques.
Jean pratique l’art poétique de quatre manières : celle des canciónes (les chants), ensuite la manière des coplas et glosa (les couplets ou la glose), puis les romances (le romance), enfin celle simple des letrillas (les letrilles).
La plus brillante est incontestablement celle des canciónes, les cinq poèmes : l’hendécasyllabe introduit par les octosyllabes apporte une vive musicalité ; cette versification en castillan est une reprise de la forme employée par Juan Boscán (1490 — 1550) qui publia un recueil de tels poèmes profanes ; Jean indique lui-même cet emprunt en marge du texte de ¡ Oh llama de amor viva… [Ô flamme par amour vive…] ; Boscán pratique cette nouveauté à l’école de son ami Garcilaso de la Vega (1503 – 1536) qui vécut à Tolède. Vient ensuite la manière des coplas et glosa, les cinq gloses : ensembles de trois à neuf strophes d’octosyllabes qui commentent un tercet ou quatrain dont un vers, ou plusieurs, est repris en finale de chaque strophe. Puis les romances, dix romances – au masculin -, selon une forme populaire et moyenâgeuse qui facilite la mémorisation, récitatifs faits d’ensembles d’octosyllabes assonancés par pairs et impairs. Enfin celle simple des letrillas : les versos, les vers au bas du Monte Perfecto, et deux ou trois sonnets dont la paternité n’est pas toujours établie.
Les frères P. et Y. Hébert, protestants, qui éditèrent en 1962 une traduction française, étudient la versification dans le texte espagnol. Ils analysent particulièrement les rimes : « 1) Sur la rime. Rimes à finale fortes et rimes à finale faible ; prédominance et variété des rimes à finale faible ; genres où tous les vers sont à finales faibles, en particulier les poèmes majeurs de Jean de la croix ; genres où certains vers sont à finale forte, les autres à finale faible, et où s’établit une équivalence métrique entre les vers des eux catégories, par exemple des poèmes à refrain, tel et Entreme donde no supe ; les deux sortes principales de finales faibles : celles qui s’achèvent sur leur voyelle, ou bien cette voyelle est suivie d’une consonne. 2) Vers utilisés. L’endécasyllabe, vers très classique à finale faible utilisé dans les trois poèmes majeurs, l’heptasyllabe à finale faible associé à l’endécasyllabe, l’heptasyllabe à finale forte, l’octosyllabe à finale faible utilisé dans les trois poèmes à refrain, le pentasyllabe à finale faible du refrain : Que bien sé yo la fonte. Nos auteurs appliquent ces données à l’analyse des poèmes de jean de la Croix » [Cité par André Bord dans Variations autour de la poésie, Hommage à Bernard Sesé, p. 92 PUBLIDIX 2001].
Selon les témoignages de l’époque où Jean vécu ou la teneur des textes eux-mêmes, on peut déduire le moment où il les a composés. Il est des plus probable qu’il a ainsi composé les deux gloses Vivo sin vivir en mí… [Je vis sans plus vivre en moi…] et Entreme donde no supe… [J’entrai où je ne savais…] lorsqu’il vivait dans l’enceinte du grand couvent de l’Incarnation, proche de Thérèse de Jésus et des religieuses, de 1572 à 1577. On trouve chez Thérèse de Jésus une composition analogue à partir d’un tercet Vivo sin vivir en mí… et leurs échanges sur l’extase sont connus. Ces deux gloses sont tout à fait identiques de forme. Dans la première, avec un minimum de langage religieux, Jean traduit la tension existentielle entre le désir de vivre pleinement de Dieu et la nécessité de quitter la vie présente devenue comme une mort ; d’une manière pathétique, il rapporte une expérience profondément humaine. Dans la seconde, de type hermétique mais aussi didactique, Jean relate l’expérience étrange de l’essence divine, au-delà de tout savoir.
C’est durant sa mise au secret par les frères de l’Ordre au couvent de Tolède, de décembre 1577 à Août 1578, que Jean est vraiment inspiré et que son génie poétique trouve toute sa mesure. L’épreuve du cachot aura été pour lui une nouvelle naissance. Dans la mouvance du cycle liturgique, alors qu’il est opprimé et dépossédé de tout secours religieux, son génie s’exprime. Durant le temps de l’Avent et de Noël, il compose les romances : à partir du Commencement de l’Évangile selon saint Jean, il conte l’histoire sainte ; En el principio moraba… [Dans le principe demeurait…] elle naît de la contemplation de la vie en Dieu, celle du Fils, dans le Père et leur commun Amour, jusqu’à l’Incarnation et la nativité. L’amour de Dieu est montré avec beaucoup d’humanité en neuf séquences, suivies d’un romance de l’exil qui est aussi le sien, s’inspirant du psaume Super fulmina Babilonis. En carême et durant le temps pascal, germe en lui le poème Adonde te escondiste… [En quel lieu t’es-tu caché…] fruit merveilleux de sa méditation du Cantique des cantiques qu’il a mémorisé en grande partie auparavant. L’allégorie symbolique de l’amour de l’homme et de la femme chante dans l’univers et en sa propre vie l’histoire de l’amour divin. La mise en scène l’apparente à une mythologie pastorale. Il complétera plus tard les trente et une strophes de type pleinement hermétique. Alors qu’il entend de son cachot les bruissements du Tage, au temps de la Pentecôte, de la Trinité et du Corps du Christ qu’il ne peut fêter, il compose cet autre poème plus lyrique encore, mais théologique celui-là Que bien sé yo la fonte que mana y corre,/ aunque es de noche… [Je sais bien la fontaine qui coule et bruit,/ Encor que ce soit de nuit]. L’image lancinante des flots porte sa contemplation du mystère de Dieu, Père, Fils et Esprit saint, récapitulé dans le pain de vie dont il est privé.
Dans la suite de son évasion du cachot de Tolède, au lendemain de l’Assomption 1578, Jean crée le poème de type hermétique En una noche oscura… [Durant une nuit obscure…] le plus parfait littérairement, mais aussi le plus complet pour son évocation de l’ensemble de l’expérience mystique. La nuit tombée, une femme, l’amante – l’âme —, mais aussi l’humanité, s’esquive vers la terrasse de sa maison, à la recherche de son bien-aimé (les quatre premières strophes) ; guidée par un seul rai, elle trouve enfin dans la rencontre le repos de l’amour (les quatre dernières). Au cœur de la nuit, la lumière de l’amour mène à l’apaisement. L’aventure nocturne de l’emprisonnement et indicible de son âme font place à l’expérience amoureuse : Jean l’entend se murmurer en lui avec vaillance et tendresse. Il y a été envoyé en Andalousie. Là, dans la maturité, il donnera toute sa mesure.
Trois ajouts seront apportés plus tard au poème, dans la même forme Adonde te escondiste : les cinq dernières strophes Gocémonos, amado,/ y vámonos a uer en tu hermosura… [Bien-Aimé, s’esjouissant/ Allons ensemble nous voir en ta beauté…] puis les trois strophes précédentes Escóndete, carillo,/ y mira con tu haz a las montañas… [Tiens-toi caché, doux Ami,/ Et regarde avec ta face les montagnes…] et la strophe onzième Descubre tu presencia,/ y máteme tu vista y hermosura… [Découvre-moi ta présence,/ Et que me tue la vision de ta beauté !]. Ces ajouts disent aussi chacun une expérience spirituelle : la beauté, le retrait, la présence amoureuse de Dieu en sa beauté.
À Grenade, le couvent est situé dans le haut de la ville maure et face à la Sierra Nevada. C’est là que Jean rédige Traités et Commentaires. De 1582 à 1591, s’aidant du Boscán comme il le rappelle par son annotation, il écrit ¡ Oh llama de amor viva/ que tiernamente hier/ de mi alma en el más profundo centro !… [Ô flamme par amour vive/ Qui blesses de ta tendresse/ Mon âme dans son centre le plus profond !] pour Ana de Peñalosa et dans l’oraison. Le poème est encore de type hermétique. Mais c’est l’amour divin qui mène la fête au centre de l’âme. Avec sublimité, les images de la bûche enflammée et de la fraîcheur du souffle interprètent sa douceur ardente.
À Grenade aussi, avec une expérience apostolique des plus intense, Jean exprime une perception très forte de l’évangélisation par le poème du jeune berger Un pastorcico solo está penado… [Un jeune pâtre seul est dans la tristesse..]. Le poème pastoral est encore de type hermétique. Mais le sens caché et mystique est clair : l’amour du jeune berger est bafoué par sa compagne. Il pleure, non pas de la souffrance d’aimer, mais du mépris que rencontre son amour.
À Grenade encore, Jean compose trois gloses Tras de un amoroso lance… [D’un élan amoureux en quête…] Sin arrimo y con arrimo… [Sans arrimage et arrimé…] et comme nous l’avons rapporté en commençant ce texte Por toda la hermosura… [Pour la beauté des créatures/ Qu’onques je ne me fourvoie,/ Mais pour un je-ne-sais-quoi/ Qu’on obtienne par aventure !] Les trois gloses sont de type hermétique et a lo divino. La première s’apparente à la mythologie pastorale ; elle met en scène la pratique de la chasse au faucon dans l’amour courtois ; elle décrit le geste précis de l’oraison qui atteint Dieu. La seconde exploite l’image subtile de l’arrimage dans la forme de l’oxymoron ; elle pointe vers la liberté du croyant, mais l’amour appelle lui-même les vertus théologales de foi et d’espérance qui permettent au navire de voguer vers le port. La dernière reprend donc ce thème devenu le plus cher à Jean : la beauté, vécue sous le mode d’un je-ne-sais-quoi, qui mène seule à la divinité.
À Grenade enfin ont été rédigé les vers, enchâssés dans le dessin du Monte Perfecto, Para venir a gustarlo todo… [Pour arriver à goûter tout,/ ne désire avoir goût en rien ;/ pour arriver à posséder tout, / ne désire posséder quelque chose en rien] ; « nada per todo » ,le rien pour le tout, qui prendront place dans La Montée du Mont-Carmel (MC1, 13) .
Il est plus difficile de situer la composition dans les temps et lieux de ces deux autres lettrilles Navideña [C’est du Verbe divin/ Que la Vierge est empreinte ;/ Elle vient au chemin,/ Ouvre-lui ton enceinte…] et Suma de perfección [Oubli dans les choses créées,/ Souvenir de leur Créateur,/ Attention à son intérieur,/ Et être aimant du bien-aimé]. Ces quatrains n’appellent pas de développement. La première « Fin d’année » pose la question : alors que c’est l’hiver, qui accueillera la femme enceinte à la veille de Noël ? Il y va de l’accueil de Dieu. La seconde s’intitule ordinairement : Somme et résumé de la perfection. Elle résume le message d’amour du poète mystique.
Jean de la Croix indique plusieurs fois que Traités et Commentaires ne sont là que pour aider à entrer plus avant dans la poésie ; et de toutes les manières à y revenir. Le texte explicatif, par la richesse des images et de la sonorité, est lui-même souvent lyrique.
Marginalisé à l’intérieur même de la réforme, en 1591 il se retire dans la solitude de La Peñuela, vivant de La vive Flamme d’amour, de la fidélité de quelques frères et de quelques sœurs et surtout de la pure amitié d’Ana de Peñalosa qui était veuve et pour laquelle il a rédigé ce texte le plus lyrique.
Refusant la prière des agonisants ce 14 décembre, il se fait relire le Cantique des cantiques. Il a 49 ans.
La spiritualité de Jean de la Croix
LE CARÊME À L’ÉCOLE DU PÈRE MARIE-EUGÈNE (II)
5 mars, 2012http://www.zenit.org/article-30308?l=french
LE CARÊME À L’ÉCOLE DU PÈRE MARIE-EUGÈNE (III)
« La prière doit s’enraciner dans la vie et déboucher dans la vie »
ROME, lundi 5 mars 2012 (ZENIT.org) – Que dirait le P. Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, à propos de la prière, que le carême invite à intensifier ? Que « la prière doit à la fois s’enraciner dans la vie et déboucher dans la vie, sinon elle n’est pas authentique », explique le P. Louis Menvielle, official de la Congrégation pour le Clergé, et vice-postulateur de la cause de béatification du Carme français, fondateur de l’Institut Notre-Dame de Vie. Voici le deuxième des trois volets de cet entretien pour approfondir ce que signifie le carême à l’école du P. Marie-Eugène (cf. Zenit du 4 mars 2012 pour le premier volet).
Zenit – Donc on fait un bon carême si on prie et si on lit quelque chose sur Jésus?
P. Louis Menvielle – C’est déjà pas mal. Mais la prière doit à la fois s’enraciner dans la vie et déboucher dans la vie, sinon elle n’est pas authentique. Rappelons-nous l’avertissement de saint Jean : « Celui qui dit aimer Dieu et qui n’aime pas son frère est un menteur » (1 Jean 4, 20). La prière est un lieu de croissance de l’amour. Cet amour doit ensuite s’exprimer dans le concret. Et inversement l’amour qui grandit dans la vie quotidienne me permet d’aimer plus profondément dans la prière. L’amour est la synthèse de la vie chrétienne. Le Père Marie-Eugène insistait beaucoup sur l’importance de l’amour, seul moteur vraiment efficace de la croissance vers la sainteté. L’amour en-dehors de la prière prend essentiellement deux formes : l’amour dans le devoir d’état et l’amour des autres. L’amour dans le devoir d’état, c’est ce que saint Paul demande aux Colossiens : « Quoi que vous fassiez, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur » (3, 23) : faire les choses le mieux possible, honnêtement, avec conscience ; et les faire comme pour le Seigneur, en sa présence, pour le servir. C’était l’attitude de Marie à Nazareth qui faisait tout avec amour, pour Jésus et en sa présence. On voit bien de quoi il s’agit dans le travail professionnel ou dans la vie familiale. On voit aussi toutes les exigences que recouvre l’amour des autres : la fidélité conjugale, la délicatesse dans l’amour, l’attention aux autres, le temps « perdu » pour eux, l’implication dans l’éducation, le pardon (qui est peut-être l’exigence la plus difficile mais la plus urgente dans les familles et au travail), etc. Pour les prêtres, on parle de charité pastorale : c’est l’amour du Christ que le prêtre met dans tous les actes de son ministère. Et comme l’amour ne se limite pas aux « 35 heures », la charité pastorale, dans le fond, c’est l’amour que le prêtre uni au Christ met dans tous les actes de sa vie, du matin au soir et du soir au matin, précisément pour devenir amour, reflet de Dieu. Cet amour là est inséparablement amour du ministère et amour des autres. Si vous voulez voir dans Je veux voir Dieu ce qui est dit sur l’amour, il faudrait bien sûr tout lire, mais il y a un développement plus spécifique dans le dernier chapitre.
Vous parlez du Carême et vous n’avez pas encore employé le mot « sacrifice ».
La vie chrétienne, la vie évangélique, la croissance vers la sainteté ne peuvent pas faire abstraction de la Croix. Ou alors, il ne s’agit pas de la vie « en Christ », étant donné que je ne participe à sa résurrection qu’en espérance. Les maîtres spirituels n’ont pas peur du mot « ascèse » et le Père Marie-Eugène y a consacré tout un chapitre dans son livre. L’ascèse a deux buts : apprendre à dominer mes passions, à purifier les tendances mauvaises qui m’habitent, faire en sorte que mon esprit soit maître de mon corps pour pouvoir se mettre lui-même au service de l’Esprit de Dieu ; c’est le premier aspect, celui qui touche à la conversion personnelle. Nous commençons le carême par cette proclamation de Jésus : « Le Royaume de Dieu est tout proche: repentez-vous et croyez à l’Evangile » (Mc 1, 15). Evidemment, la grande question est de découvrir sur quel point nous devons nous convertir. La connaissance de soi est à la base de la vie chrétienne. Quand je découvre des points qui ne sont pas conformes à l’Evangile, je dois m’y atteler avec ardeur et courage, mais aussi avec réalisme, conscient de ma faiblesse, et donc à la fois résolu dans ma volonté de conversion et mendiant de la grâce de Dieu, en particulier celle de la confession, pour qu’elle me donne la lumière et la force de sortir de mes ornières et de ne pas m’arrêter dans la croissance. « La grande preuve de sainteté d’une âme, disait le Père Marie-Eugène, ce n’est pas qu’elle n’ait pas de tentations, ou de lassitude, mais non. C’est qu’elle réagisse et remonte de-là vers Dieu ». Il faut pour cela beaucoup d’humilité, et voilà peut-être le point crucial de l’ascèse aujourd’hui.
Pourquoi ?
Le carême est un temps de pénitence où nous maitrisons notre corps, comme dit la liturgie, en particulier par le jeûne et l’abstinence. Ce point est incontournable, tous les saints l’ont mis en pratique et enseigné. Il ne doit cependant pas occulter une urgence de conversion, peut-être plus caractéristique de notre époque : le siècle des lumières et les progrès techniques nous ont convaincus de la grandeur de notre intelligence personnelle. Et même si l’échec des grandes idéologies et les blessures de la vie ont largement émoussé l’intelligence de l’humanité et, bien souvent, l’estime que nous avons de nous-mêmes, il reste dans le cœur de l’homme cet orgueil de la raison qui cite à son tribunal tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit, tout ce qui se dit, Dieu lui-même. Apprendre à devenir des enfants humbles et confiants devant Dieu, vivant dans la vérité de notre être à la fois magnifique et blessé, tel est le grand programme d’ « ascèse » que le Père Marie-Eugène, dans la ligne de la petite Thérèse, présente dans les chapitres de Je veux voir Dieu sur l’ascèse et sur l’humilité. Grandir dans l’amour et dans l’humilité en regardant le Christ, voilà un beau programme de carême !