L’entrée dans le Carême avec saint Léon le Grand…
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L’entrée dans le Carême avec saint Léon le Grand.
(le sermon de saint Léon le Grand continue, vous pouvez continuer à lire sur le site)
Nous possédons douze sermons que le pape saint Léon le Grand (440-461) a prononcés au début du Carême, à l’occasion du premier dimanche. Les idées qu’il y développe, les conseils qu’il y donne, sont une expression authentique de la tradition de l’Église pour la pratique de ce temps liturgique. Sans doute en avait-il reçu les éléments des Pères qui l’ont précédé, saint Augustin surtout, mais on peut dire qu’il leur a donné un tour achevé, dans cette belle langue oratoire qui est la sienne, encore proche du latin classique. Ces idées, ces conseils, sont simples et peu nombreux, la doctrine en est ferme, éloignée des subtilités philosophiques ou théologiques auxquelles son esprit, avant tout pratique, était peu porté ; l’expression en est multiforme, car il revient souvent sur les mêmes sujets et ne craint pas de se répéter ; aussi nous est-il facile de choisir parmi les textes ceux qui conviennent le mieux à notre dessein, lequel sera de rechercher dans quelles dispositions doit se mettre le chrétien abordant le Carême, s’il veut retirer de la pratique de ce temps salutaire tout le fruit spirituel qu’on en peut attendre.
Qu’est-ce que le carême ?
Et tout d’abord saint Léon donne-t-il des définitions du Carême ? Si oui, elles pourront nous éclairer sur l’idée qu’il s’en fait. Effectivement, il l’appelle un « service plus empressé du Seigneur » (1,3)[1], une « compétition de saintes œuvres » (ibid.), un « stade où l’on combat par le jeûne » (1,5), un « accroissement de toute la pratique religieuse » (II, 1), un « temps où la guerre est déclarée aux vices, où s’accroît le progrès de toutes les vertus » (II, 2), « le plus grand et le plus sacré des jeûnes » (IV, 1 ; XI, 1), un « entraînement de quarante jours » (IV, 1), les « jours mystiques et consacrés aux jeûnes salutaires » (IV, 2), les jours « plus spécialement marqués par le mystère de la restauration humaine » (VI, 1), etc. Autant d’expressions qui suggèrent les idées d’exercice, de lutte, de ferveur religieuse, d’espérance aussi. Nous allons les retrouver, ces idées, tout au long de l’analyse détaillée qu’il nous faut entreprendre maintenant.
Il faut se réveiller par l’attention
En premier lieu, c’est un appel à l’attention, à l’intérêt, au désir, que saint Léon, avec la liturgie du premier dimanche, adresse à son auditeur, l’empruntant à l’Apôtre : « C’est maintenant le temps vraiment favorable, c’est aujourd’hui le jour du salut. » Sans doute c’est en tout temps que Dieu nous appelle, c’est en tout temps que « la grâce de Dieu nous ménage l’accès à sa miséricorde » (IV, 1). Cependant cette grâce est plus abondante à présent, car nous allons nous préparer à célébrer le plus grand de tous les mystères, plus grand que toutes ses préparations, le mystère de notre Rédemption, « vers lequel convergent tous les sacrements de la divine miséricorde » (XI, 4). Or l’appel d’en haut ne s’adresse pas seulement à ceux qui vont recevoir à Pâques le sacrement de la régénération, et « passer à une vie nouvelle par le mystère de la mort et de la résurrection du Christ » (V, 3) ; non, cet appel retentit pour tous les membres du peuple chrétien :
Les uns ont besoin de cette sanctification pour recevoir ce qu’ils ne possèdent pas encore, les autres pour conserver ce qu’ils ont déjà reçu (ibid.).
Certes un mystère si sublime, à l’influence duquel nul temps de l’année n’échappe, devrait être constamment présent à l’esprit des chrétiens, et exigerait une dévotion sans défaillance et un respect sans relâche, en sorte que nous demeurions toujours, sous le regard de Dieu, tels que nous devrions nous trouver en la fête même de Pâques. Mais une telle vertu n’est le fait que d’un petit nombre : les pratiques plus austères se relâchent par suite de la faiblesse de la chair et le zèle se détend au milieu des activités variées de cette vie ; il est dès lors inévitable que les âmes pieuses elles-mêmes se laissent ternir par la poussière du monde (IV, 1).
Or ne croyons pas que ces impuretés ne soient que superficielles ; elles entrent en nous plus avant que nous ne le soupçonnons :
A quoi bon une recherche extérieure qui affiche les apparences de l’honorabilité, si l’intérieur de l’homme est souillé par l’infection de quelque vice ? Donc tout ce qui ternit la pureté de l’âme et le miroir de l’esprit doit être soigneusement effacé et en quelque sorte gratté pour que l’on retrouve l’éclat premier (II1, 1).
Nous ne devrons donc pas nous contenter de rechercher une correction tout extérieure, non, il va falloir pénétrer dans les replis du cœur, et, s’il faut « gratter » le miroir de l’âme que les fautes et les négligences ont laissé se ternir, cela n’ira pas sans souffrance.
Or si cela est nécessaire aux âmes les plus délicates, combien davantage doivent le rechercher celles qui ont passé presque tout le temps de l’année avec plus de confiance en elles-mêmes ou peut-être plus de négligence (V, 3) ?
D’où l’utilité pour tous de l’institution divine du carême, institution éminemment bienfaisante qui a prévu, pour rendre la pureté à nos âmes, le remède d’un entraînement de quarante jours au cours duquel les fautes des autres temps pussent être rachetées par les bonnes œuvres et consumées par les saints jeûnes (IV, 1).
Utilité pour tous, avons-nous dit, car c’est à tous que s’adresse l’avertissement du Prophète : « Préparez la route du Seigneur, rendez droits ses sentiers. » C’est, en effet, un « passage » de Dieu, la Pâque, et malheur à qui n’y est pas attentif !
Se reprendre en main par la résolution
En vue de ce passage, que toute vallée soit comblée, continue le Prophète, toute montagne ou colline abaissée ; que les chemins tortueux deviennent droits et les rocailleux unis. Or la vallée signifie la douceur des humbles, la montagne et la colline l’élèvement des superbes (VII, 1).
Il faut arriver à ce résultat que, sur ces hauteurs aplanies, le pied puisse se poser sans craindre les chutes et que les chemins n’offrent plus rien de tortueux : ce sera alors une joie d’avancer pour celui qui foulera une route affermie par l’empierrement des vertus et non un chemin rendu mouvant par le sable des vices.
L’âme a été rendue mouvante et versatile par les habitudes vicieuses, il va falloir l’affermir par les habitudes des vertus. Car le péché originel et les fautes personnelles ont déséquilibré la créature raisonnable faite à l’image de Dieu dans la rectitude. L’âme spirituelle doit reconquérir son empire naturel qui est tout l’homme ; faute de quoi, c’est l’anarchie et rien de bon ne se fait. Saint Léon, après saint Paul, trace un tableau des luttes d’influences qui se livrent en nous :
Il se livre en nous bien des combats : autres sont les visées de la chair sur l’esprit, autres celles de l’esprit sur la chair. Que, dans cette lutte, les convoitises du corps soient les plus fortes, et la volonté raisonnable perdra honteusement la dignité qui lui est propre, et, pour son plus grand malheur, deviendra l’esclave de celui qu’elle était faite pour commander. Si au contraire l’esprit soumis à son Souverain et prenant plaisir aux faveurs célestes foule aux pieds les provocations des voluptés terrestres et ne permet pas au péché de régner dans son corps mortel, la raison alors gardera le rang qui lui convient par excellence, le premier… Car il n’y a pour l’homme de vraie paix et de vraie liberté que lorsque son corps est soumis à l’âme comme à son juge et l’âme conduite par Dieu comme par son supérieur (1, 2).
Voilà donc l’objectif tracé : rétablir toutes choses à leur place et rétablir l’homme dans la paix qui est « tranquillité de l’ordre » ; en somme l’unifier, car tous les vices sont des manifestations individualistes qui s’opposent autant à l’unité intérieure qu’à l’unité des saints, où tous sont épris de la même chose, tous ont le même sentiment, où il n’y a place ni pour les superbes, ni pour les envieux, ni pour les avares (X, 2).
Se regarder dans la Vérité
Les forces de désagrégation qui sont en nous, qui y sont par suite de la déchéance originelle et que nous avons laissées se fortifier par nos péchés et notre négligence, voilà ce que nous allons devoir réduire pour que ne soit plus troublé l’ordre naturel voulu par Dieu à l’origine. Or ces forces anarchiques, il faut les appeler par leur nom : ce sont les vices. Le carême apparaît donc, dès le début, comme une « guerre déclarée aux vices » (II, 2). Œuvre toute négative, mais par laquelle il faut commencer. Or, pour combattre ces tendances pernicieuses, il faut d’abord les connaître. D’où la nécessité de l’examen de conscience. C’est, faisant suite à la résolution, la première pratique du Carême.
Que toute âme chrétienne s’observe de toutes parts elle-même ; que par un sévère examen, elle scrute le fond de son cœur (1, 5).
A chacun de scruter sa conscience et de se présenter soi-même devant soi pour un jugement personnel rigoureux (111, 1).
Saint Léon a donné plusieurs schémas détaillés d’une telle inquisition ; en voici un, entre autres :
Que le chrétien voie si, dans le secret de son cœur, il trouve cette paix que donne le Christ, si le désir spirituel n’est combattu en lui par aucune convoitise charnelle, s’il ne méprise pas ce qui est humble, s’il ne désire pas les grandeurs, s’il ne se réjouit pas d’un profit injuste, s’il ne met pas sa satisfaction dans l’accroissement immodéré de ses richesses, si enfin le bonheur d’autrui ne le fait pas brûler d’envie ou le malheur d’un ennemi tressaillir de joie. Si peut-être il ne trouve en lui aucun de ces mouvements déréglés, qu’il recherche soigneusement, dans un sincère examen, de quelle nature sont ses pensées habituelles : ne consent-il jamais aux représentations des vanités, retire-t-il au plus tôt son esprit de celles qui flattent dangereusement (III, 1) ? On voit apparaître ici ce que la théologie ascétique appellera plus tard la recherche du « défaut dominant » ; ce sont nos pensées habituelles qui nous permettront de le discerner. Le critère de ce jugement, quel sera-t-il ?
Que chacun place tout son comportement dans la balance des divins commandements : là, en face de ce qu’il est prescrit de faire et de ce qui est défendu et à ne pas faire, il pèsera sa conduite en la mettant en regard de ce double poids, recherchant dans un juste examen ce qu’en décide l’aiguille de la balance (XI, 4).
Cependant il est une matière sur laquelle il convient de s’examiner plus particulièrement, c’est la charité. S’appuyant sur les paroles du Seigneur : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples », ou de l’Apôtre Jean : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu ; qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour », saint Léon recommande de scruter son âme et de soumettre à un examen sincère les sentiments intimes du cœur ; si l’on trouve en bonne place dans la conscience quelque chose qui vienne des fruits de la charité, il ne faut pas douter que Dieu s’y trouve (X, 3).
Se reconnaitre dans l’humilité
Le premier fruit de l’examen de conscience sera, avec la connaissance des mauvaises tendances de l’âme et grâce à elle, l’humilité. Vertu négative encore, du moins à ce stade, en tant qu’elle détruit l’orgueil. Ces premières démarches du Carême, nous le voyons, sont toutes négatives, mais il faut commencer par détruire les mauvaises proliférations dans le jardin intérieur, si l’on veut que puissent ensuite pousser les semences des vertus (1, 5). Saint Léon a insisté fortement sur la nécessité de l’humilité, condition préalable à tout le reste ; il sait bien que, sans ce solide fondement, l’édifice spirituel serait fort exposé à la ruine, d’autant qu’il faut avoir la noble ambition de l’élever aussi haut que possible, la grâce de Dieu aidant. Arrêtons-nous un moment sur les considérations de notre auteur touchant cette vertu. Il va rechercher et développer avec complaisance les motifs qui doivent nous en donner l’estime.
Il y a d’abord la défiance de soi, qui, au début du Carême, fera désirer de progresser dans les vertus :
Telle est la vraie justice des parfaits qu’ils n’osent jamais se croire parfaits, de peur qu’abandonnant leur résolution de poursuivre le chemin avant d’être au but, ils ne succombent au danger de défaillir au moment même où ils perdraient le désir d’avancer (II, 1).
Vient ensuite l’évidence de tous les périls moraux qui nous environnent en cette vie et doivent nous inspirer une salutaire prudence :
Qui donc, placé dans l’incertain de cette vie, se trouvera exempt de tentation ou libre de faute ? Qui donc ne souhaiterait de se voir ajouter quelque chose dans le domaine de la vertu ou retrancher quelque chose dans celui du péché ? Car l’adversité nuit et la prospérité corrompt, et il n’y a pas moins de péril à manquer de ce qu’on désire qu’à regorger de ce qu’on nous accorde. Des guet-apens sont cachés dans l’abondance des richesses, des guet-apens encore dans la gêne de la pauvreté : par celles-là, on est élevé et rendu orgueilleux, par celle-ci, on est poussé aux plaintes. La santé est cause de tentation, la maladie cause de tentation, la première étant matière à négligence et la seconde sujet de tristesse. Un piège se dissimule dans la sécurité, un piège dans la crainte, et il importe peu que l’âme possédée d’un amour terrestre soit absorbée par la joie ou par les soucis, puisque la maladie est la même, qu’on languisse sous l’effet d’une volupté vaine ou qu’on se fatigue sous l’effet d’une sollicitude inquiète (XI, 1).
A cela s’ajoute l’incertitude de notre jugement moral :
Dans la poursuite des vertus, le juste milieu est imprécis et incertain le discernement (V, 2).
Lorsqu’on est placé à la limite du bien et du mal, il est bien difficile de garder la mesure dans le plus subtil des jugements. Tout cela confirme la parole de la Vérité qui nous apprend qu’étroite et ardue est la voie qui mène à la vie.
Il faut en prendre conscience au début du Carême, alors que nous portons notre choix sur l’une des voies qui s’ouvrent à nous, soit la route large qui entraîne à la mort, soit le chemin des vertus qui est en quelque façon caché et secret, car ce n’est qu’en espérance que nous sommes sauvés, et la vraie foi aime par-dessus tout ce qui ne tombe pas sous le sens de la chair (XI, 2).
Ces derniers mots sont une invitation à intérioriser notre recherche vertueuse et à travailler en profondeur.
Notre humilité se nourrira enfin de la conscience plus vive de notre condition de pécheur :
C’est orgueil que de prétendre éviter facilement le péché, puisque cette présomption même est péché, selon la parole du bienheureux apôtre Jean : Si nous nous prétendons sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous (III, 1).
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