Saint Paul et le mystère de l’Eglise.

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Saint Paul et le mystère de l’Eglise.

Conférence du Carême 2009

La face collée à la poussière, au milieu de la route bruyante, aveuglé par la lumière qui s’abat sur lui, sur ce chemin de Damas en plein midi, Saul, le zélé, découvre que la Loi a un visage, que la grâce a le Nom, que sa quête a un sens. Il entend une voix, et ce qu’il entend change à jamais sa vie.
« Je me rendais un jour à Damas… J’étais en chemin, ô roi, lorsque vers midi je vis venir du ciel, plus resplendissante que le soleil, une lumière qui m’enveloppa de son éclat ainsi que mes compagnons de route » (Ac 26, 12).
Il donc était en chemin. Chemin de zèle, chemin de flamme. Il était en chemin pour sauver Israël d’une communauté qui ne voulait plus vivre ni selon les lois du monde païen, ni selon les traditions des pères. Ô, ces traditions si saintes et si solides, cette haïe sacrée, élevée par les docteurs autour de la Loi vivifiante, pour la protéger, pour la garder ! Si Saul est en route, c’est qu’il aime ! Il aime cette Loi, il aime ce peuple, il aime cette belle tradition qui fait fondre le peuple et la Loi en une unité indissoluble : le peuple est la Loi vécue, la Loi est la vie du peuple. Sur ce chemin de zèle il se retrouve face dans la poussière. Une voix s’adresse à lui en langue sacrée, hébraïque :
« Saoul, Saoul, pourquoi me persécuter ? Il est dur de te rebiffer contre l’aiguillon ! » Je répondis : « Qui es-tu, Seigneur ? » Le Seigneur repris : « Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes » (Ac 26, 14-15).
Celui qu’il persécutait n’était pas une idée, ce n’était pas une conception du monde, ni un système de valeurs. Bien plus, celui qu’il persécutait, c’était plus qu’une communauté, qu’un ramassis de gens, qu’une secte. Il persécutait quelqu’un. Et ce quelqu’un est le Seigneur. Jésus, le Seigneur.
Entendons ce que Paul entend. Cela est central pour notre propos. Paul persécute une doctrine, Paul persécute une communauté, et il découvre avec une évidence qui s’abat sur lui et qui l’écrase par sa majesté que cette doctrine, que cette communauté, c’est quelqu’un.
La voix du ciel ne lui dit pas : Je suis Jésus dont tu persécutes la doctrine. Elle ne dit pas : Je suis Jésus dont tu persécutes les disciples. Non. Le Seigneur lui dit : Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes. Non pas « mon Evangile », ni « mes disciples », c’est moi que tu persécutes.
Comment est-ce possible ? Le Seigneur, n’est-il pas par définition dans la gloire : majestueux, lumineux, impassible ? Jésus, élevé dans la gloire du Père, après l’humiliation et l’ignominie de la Passion, n’est-il pas hors d’attente des hommes, qui ne sont  que l’ombre qui passe ? et pourtant, et pourtant – c’est moi que tu persécutes. Paul l’a entendu : Jésus et son Eglise ne font qu’un. Jésus et son Evangile, c’est tout un. Le Christ et son Eglise, c’est tout un. Nul ne peut se séparer de l’un sans s’exclure de l’autre. Moi et mon Père, nous sommes un, et nul ne vient au Père que par moi.
Sur cette route de Damas, Paul comprend ce que les Apôtres ont entendu de la bouche de Jésus le soir où il entrait librement dans sa Passion. Le Christ disait ceci à son Père : « Pour eux je me sanctifie moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, sanctifiés dans la vérité. Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité, et que le monde reconnaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé » (Jn 17, 19-23).
L’union dans sa gloire et donc l’union aussi dans les persécutions : « Si le monde vous hait, sachez que moi, il m’a pris en haine avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tiré du monde, pour cette raison, le monde vous hait. Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : Le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront ; s’ils ont gardé ma parole, la vôtre aussi ils la garderont. Mais tout cela, ils le feront contre vous à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas celui qui m’a envoyé » (Jn 15, 18-21).
Pour Paul, cette sublime doctrine johannique se résulte en une seule phrase : Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes. Il n’y a pas d’autre accès au cœur du Père que par son Fils, mort et ressuscité pour nous. Jésus est ce don que le Père nous a fait pour nous unir à lui. S’unir au Christ, n’être plus qu’un avec lui pour s’unir en lui au Père. Et nous tous, unis au Christ, nous ne formons plus qu’un Corps, celui du Christ, nous sommes animé par l’Esprit du Christ. La communauté des croyants c’est le Christ lui-même, vivant par son Esprit en plusieurs. Conclusion pratique et nécessaire : aimer le Christ, c’est aimer l’Eglise. Persécuter l’Eglise, c’est persécuter le Christ. A cette vérité Paul restera fidèle jusqu’à sa mort ; cette vérité il la prêchera jusqu’à mourir pour elle.
Sur la route de Damas, Jésus s’est révélé à Paul. Comme il le dira, celui qui m’a appelé par sa grâce daigna révéler en moi son Fils (Ga 1, 16). Cette révélation du Fils de Dieu et suivie d’une mission : « Relève-toi, debout sur tes pieds ! Voici pourquoi je te suis apparu : je t’ai destiné à être serviteur et témoin de la vision où tu viens de me voir ainsi que des visions où je t’apparaîtrai encore. C’est pour cela que je te délivrerai du peuple et des nations païennes, vers lesquelles je t’envoie, moi, pour ouvrir les yeux, afin qu’elles reviennent des ténèbres à la lumière et de l’empire de Satan à Dieu, et qu’elles obtiennent par la foi en moi la rémission de leurs péché et une part d’héritage, avec les sanctifiés » (Ac 26 16-18).
Voilà donc la mission de Paul, voilà son Evangile : les nations païennes sont admises au même héritage que le peuple élu, elles sont lavées du même sang et ont un même Père dans les cieux. Ecoutons-le en parler : « Dieu s’est plu à faire habiter en [Christ] toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. Vous-mêmes, qui étiez devenus jadis des étrangers et des ennemis, par vos pensées et vos œuvres mauvaises, voici qu’à présent Il vous a réconciliés dans son corps de chair, le livrant à la mort, pour vous faire paraître devant Lui saints, sans tache et sans reproche. Il faut seulement que vous persévériez dans la foi, affermis sur des bases solides, sans vous laisser détourner de l’espérance promise par l’Evangile que vous avez entendu, qui a été prêché à toute créature sous le ciel, et dont moi, Paul, je suis devenu le ministre » (Col 1, 19-23).
Au moment d’écrire ces paroles, Paul est déjà bien âgé. Il est à Rome, il est tout proche de son martyre. Il contemple l’œuvre de sa vie, il contemple le bon combat (II Tm 4, 6) qu’il a livré par fidélité à cette rencontre de la route de Damas. Il peut dire de nouveau, tout comme il disait à un roi à propos de sa conversion : « Dès lors, roi Agrippa, je n’ai pas résisté à cette vision céleste » (Ac 26, 19). Toute sa vie est là : dès lors, je n’ai pas résisté à cette vision. La vie de Paul est désormais livrée en spectacle au monde et aux anges, car il est établi ministre de l’Evangile – nous venons de l’entendre (l’espérance promise par l’Evangile… dont moi, Paul, je suis devenu le ministre), ministre de l’Eglise, inséparablement, car, nous l’avons vu – le Christ, son Evangile, son Eglise, c’est tout un. Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes !
Reprenons notre lecture de l’épître aux Colossiens, un texte si poignant et si riche ! Paul n’a jamais connu personnellement cette jeune Eglise, elle a été fondée par un de ses disciples, Epiphras. Peu avant sa mort, Paul, l’apôtre des nations, écris à cette petite communauté gravement ébranlée par la crise. En effet, il y a des docteurs – il y en aura toujours ! – qui voudraient que l’Eglise vive selon les éléments du monde. Quelle déchéance pour un baptisé que de se plier au monde ! Paul s’écrie : « Du moment que vous êtes morts avec Christ et donc soustraits aux éléments du monde, pourquoi vous plier à ses règles, comme si votre vie dépendait encore du monde ! »(Col 2, 20)
Face à cette crise, Paul répond par son ministère. Car, certes, il a été établi ministre de l’Evangile, mais inséparablement aussi – ministre de l’Eglise, car Le Christ, l’Evangile et l’Eglise c’est tout un.
« En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise. Car je suis devenu ministre de l’Eglise, en vertu de la charge que Dieu m’a confiée, de réaliser chez vous l’avènement de la Parole de Dieu, ce mystère resté caché depuis les siècles et les générations et qui maintenant vient d’être manifesté à ses saints : Dieu a bien voulu leur faire connaître de quelle gloire est riche ce mystère chez les païens : c’est le Christ parmi vous! l’espérance de la gloire! Ce Christ, nous l’annonçons, avertissant tout homme et instruisant tout homme en toute sagesse, afin de rendre tout homme parfait dans le Christ. Et c’est bien pour cette cause que je me fatigue à lutter, avec son énergie qui agit en moi avec puissance » (Col 1, 24-29).
Je suis devenu ministre de l’Eglise. Ministre du Christ, crucifié et glorifié, ministre de sa Parole, non pas celle de la sagesse du monde, mais de l’amour du Père qui n’est que folie aux yeux du monde. Ministre de l’Eglise. De cette charge Paul s’acquitte de bon cœur, généreusement. En quoi consiste ce ministère ? Il prêche, il enseigne, il témoigne. Il encourage, il intercède, il voyage pour porter la Bonne Nouvelle toujours plus loin. Il écrit pour donner une compréhension toujours plus profonde de l’Evangile. Il baptise, peu, rarement, mais il baptise. Il veille sur l’unité ecclésiale : l’idée d’une séparation lui est insupportable. En effet, si l’Eglise est le Corps du Christ, peut-on déchirer la communauté sans profaner le Corps du Christ ? Ne pas guérir une séparation, en pas faire tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir l’unité de l’Eglise, c’est comme profaner l’Eucharistie, c’est comme déchirer le Christ. Il ramasse les fonds pour les chrétiens persécutés ou éprouvés. Il sert et ce service est sa grande joie. Ce ministère est aussi son immense souffrance.
Je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous. Souffrir pour l’Eglise est une joie pour Paul. Un enfant nous était né, le Fils nous a été donné. Comment avec lui Dieu ne nous donnerait-il pas tout ? Et si son avènement chez nous, dans notre vie ne se passera pas sans résistances – avant tout de notre propre part, car la conversion coûte ! – alors c’est une joie et l’honneur que de souffrir pour cet avènement.
Le salut est accompli, il est advenu. Une fois pour toutes le Christ a lavé les péchés du monde par le sang de sa Croix. Désormais il est dans la gloire du Père. Pour lui, sa mission sur terre est terminée. Mais la nôtre ? Nous, nous sommes bien loin de la gloire. Nous ne jouissons que trop imparfaitement de cette vie que le Christ nous a apportée. De son côté, le don est fait, accomplit, parfait. De notre – il faut encore le recevoir. L’Esprit Saint, le Don dans le cœur de Dieu, le troisième de la Trinité est là pour cela – nous introduire dans la gloire que le Christ nous a donnée. Former dans notre sein le cœur du Fils. Nous faire des enfants de Dieu. Le salut est acquis, mais il n’est pas encore pleinement communiqué. C’est là, la place de l’Eglise, c’est là, le ministère de l’Apôtre : réaliser chez nous l’avènement de la Parole de Dieu, ce mystère qui demeurait cachée depuis des siècles et qui s’est manifesté à ses saints. Ce qui est déjà réalisé en Christ doit encore s’accomplir en nous. Sa Passion doit devenir la nôtre, sa gloire doit devenir la nôtre, son Père – le nôtre, son Esprit – le nôtre, sa vie éternelle – la nôtre, sa joie et ses peines – les nôtres. L’Apôtre nous engendre dans pour cette vie, et cet engendrement n’est pas sans douleur.
Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise. Dans la souffrance, l’Apôtre, comme une mère, donne naissance à ce corps historique du Christ, son Eglise. Mais que peut-il bien manquer aux souffrances du Christ ? Que pouvons-nous ajouter à cette Passion parfaite et surabondante du Christ ? Il manque aux souffrances du Christ de s’accomplir dans la chair de Paul. Tout comme il manque à la gloire du Christ de se réaliser dans ma vie, il manque à son Règne d’advenir dans mon âme et dans l’univers qui m’entoure, de même il manque à ses souffrances de s’accomplir en moi. Si le Christ a souffert, ce n’est pas pour lui, c’est pour moi. Si l’apôtre porte le fardeau de mépris, ce n’est pas pour lui, c’est pour moi. « Car Dieu, ce me semble, nous a, nous les apôtres, exhibés au dernier rang, comme des condamnés à mort ; oui, nous avons été livrés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes. Nous sommes fous, nous, à cause du Christ, mais vous, vous êtes prudents dans le Christ ; nous sommes faibles, mais vous, vous êtes forts ; vous êtes à l’honneur, mais nous dans le mépris » (I Co 4, 9-10). Et les souffrances de l’Eglise, le monde les lui procure généreusement. Dès qu’une âme se met à suivre le Christ, dès qu’elle témoigne de sa vérité sans fléchir et tricher, elle y trouvera une immense joie, une récompense éternelle, sans aucune mesure avec les souffrances d’ici-bas. Mais cette âme trouvera aussi en abondance le mépris, l’incompréhension et la haine du monde.
L’œuvre de l’Apôtre est bien plus profonde que de fonder, d’organiser, de gérer ou d’instruire. Il n’est pas là pour augmenter sa popularité, son taux d’approbation. L’apôtre est là pour donner le salut du Christ. Cette œuvre est un véritable engendrement : « Auriez-vous en effet des milliers de pédagogues dans le Christ, que vous n’avez pas plusieurs pères ; car c’est moi qui, par l’Evangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus » (I Cor 4, 15). Regardez – dans le Fils, Paul devient un enfant de Dieu par son Esprit. Et comme le Père a envoyé son Fils pour engendrer des multitudes à la vie nouvelle et éternelle, son Fils, Jésus, envoie ses disciples donner cette nouvelle naissance à quiconque veut la recevoir, à quiconque veut vivre de son Esprit. Engendré dans l’Esprit, l’Apôtre engendre à son tour. Il est un Père de l’Eglise, dans le Fils, dans l’Esprit, par la bienveillance du Père céleste, de qui toute paternité sur terre et au ciel tire son nom (Eph 3, 15).
Non, ces disciples ne sont pas ses enfants à lui, exclusivement – ce n’est pas Paul qui est mort pour eux sur la Croix, ce n’est pas Paul qui les a régénérés par son Sang, ce n’est pas au nom de Paul qu’ils ont été baptisés (I Cor 1, 13). Mais c’est par Paul que la parole du salut et la grâce de la Croix sont parvenus jusqu’à eux ; c’est Paul qui leur a donné l’Evangile pur et solide et non pas une doctrine frelatée selon l’esprit du monde.
Qui est Paul pour l’Eglise ? Le persécuteur zélé qui devient l’Apôtre après avoir entendu sur la route de Damas ce fameux « pourquoi me persécutes-tu ? » Qui est l’Eglise pour cet Apôtre qui souffre pour elle et qui se réjouit pour elle, qui l’enseigne et qui l’engendre ? Cette Eglise est avant tout le Corps du Christ, elle est aussi son Epouse, le mystère du salut pour tout homme venant dans le monde.
Le Corps du Christ n’est pas simplement une image, ni une métaphore, c’est la réalité même de la vie chrétienne. Toujours à propos du comportement selon les éléments du monde, Paul remarque : « Que nul ne s’avise de vous critiquer sur des questions de nourriture et de boisson, ou en matière de fêtes annuelles, de nouvelles lunes ou de sabbats. Tout cela n’est que l’ombre des choses à venir, mais la réalité, c’est le corps du Christ » (Col 2 16-17). Le Corps eucharistique, bien sûr, mais le Corps ecclésial aussi. Ce monde n’est que l’ombre des réalités à venir, c’est le Corps du Christ qui est la réalité déjà présente.
Le Corps Eucharistique, car l’Eglise vit de l’Eucharistie. Et l’Eucharistie n’est pas non plus une image, un pieux souvenir, une célébration de notre vivre-ensemble, rien de tel ! Pour Paul, l’Eucharistie, c’est le Christ présent, mort pour nous en venant dans la gloire ! Pour les repas du « vivre-ensemble » vous avez vos propres maisons (Cf. I Cor 11, 22). L’Eucharistie n’est pas une fête de quartier où nous célébrons – et c’est une chose bonne et saine – la joie de notre proximité. Le repas du Seigneur est d’abord la communion à sa passion et à son avènement, et parce que tous nous ne communion qu’au seul Corps d’unique Seigneur, nous devenons un seul corps social.
« J’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je vous ai transmis: le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain et, après avoir rendu grâce, le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous; faites ceci en mémoire de moi. » De même, après le repas, il prit la coupe, en disant: « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang; chaque fois que vous en boirez, faites-le en mémoire de moi. » Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (I Co 11, 23-26).
Saint Paul n’invente pas l’Eucharistie, il la reçoit. Il la reçoit du Seigneur lui-même (serait-ce en révélation ? serait-ce par son Eglise ?), cette coupe et ce pain ne son rien d’autre que son Corps et son sang, c’est pourquoi un respect absolu et précautionneux leur est dû. « Ainsi donc, quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement aura à répondre du corps et du sang du Seigneur. Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe ; car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il ne discerne le Corps » (I Co 11, 27-29). Ce Corps est donc bien réel mais il a besoin d’être discerné comme tel. Pour s’en approcher il faut avoir la foi en cette présence et les mœurs qui vont avec, car ce Corps fait de notre pauvre corps le Temple de l’Esprit Saint.
« Le corps n’est pas pour la fornication; il est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Et Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera, nous aussi, par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? Et j’irais prendre les membres du Christ pour en faire des membres de prostituée ! Jamais de la vie ! Ou bien ne savez-vous pas que celui qui s’unit à la prostituée n’est avec elle qu’un seul corps ? Car il est dit : Les deux ne seront qu’une seule chair. Celui qui s’unit au Seigneur, au contraire, n’est avec lui qu’un seul esprit » (I Co 6, 13). Pourquoi la fornication est-elle impossible pour le chrétien ? Parce que son corps est au Christ comme le corps du Christ est aux chrétiens. Le Corps de Jésus est livré pour nous dans l’Eucharistie, notre corps se livre au Christ dans ce même repas sacrificiel. En communion au Corps du Ressuscité nous communion à sa Résurrection même. Le Père qui a tiré son Fils de l’abîme de la mort par son esprit de vie, ressuscitera de même nos pauvres corps mortels. Vous le voyez bien, si la sexualité humaine doit être vécue comme humaine et non pas comme bestiale, cela ne vient pas du mépris du corps, absolument étranger à la pensée biblique, mais de la haute estime que l’Apôtre a du corps humain. Ce Corps est au Seigneur, il est déjà héritier de la gloire, je ne peux pas le traiter sans le respect profond, qui est dû. Donc du respect dû au Corps eucharistique du Seigneur – pour ne pas boire et manger sa propre condamnation ! (cf. I Co 11, 29) – naît le respect pour son propre corps, pour le corps de son prochain. De là naît aussi l’unité du Corps ecclésial.
« Il n’y a qu’un Corps et qu’un Esprit, comme il n’y a qu’une espérance au terme de l’appel que vous avez reçu ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous » (Ep 4, 4-6).
Ce Corps personnel de Jésus, né de la Vierge, mort et ressuscité le troisième jour se donne dans son Corps eucharistique pour former son Corps ecclésial. C’est le seul et même Seigneur qui agit. Nous, qui étions loin, nous qui étions étrangers à Dieu, il nous intègre par la foi et les sacrements dans son Corps. Plus encore, il donne de prendre part à l’édification de ce corps historique de son Fils.
« C’est lui encore qui « a donné » aux uns d’être apôtres, à d’autres d’être prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour l’œuvre du ministère, en vue de la construction du Corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ. Ainsi nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent de la doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur. Mais, vivant selon la vérité et dans la charité, nous grandirons de toutes manières vers Celui qui est la Tête, le nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa croissance et se construisant lui-même, dans la charité » (Eph 4, 11-15).
Il n’y a pas de vocation plus haute, il n’y a pas de destin plus digne que de prendre part à la construction de ce Corps. Car c’est en s’unissant au Christ, notre Tête, que chaque homme reçoit le salut et la vie éternelle. L’Eglise est cet appel de Dieu adressé à tous les hommes de s’unir à lui dans son Fils, dans la chair de son Fils, l’unique Médiateur et l’unique grand prêtre de l’Alliance éternelle. Nul n’est exclut de cet appel, nul n’est de trop dans l’Eglise, mais nul ne répond sans le vouloir, sans le choisir, sans lutter.
« Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (I Tm 2, 4), affirme saint Paul. Cela signifierait-il que quelle que soit la position de l’homme, quelle que soit sa vie morale ou sa foi, le salut lui est garantit ? Non. Le salut est proposé à tous, mais il n’advient pas sans une réponse libre et sincère, ce salut n’advient pas non plus hors de la médiation du Christ. « Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour tous. Tel est le témoignage rendu aux temps marqués et dont j’ai été établi, moi, héraut et apôtre » (I Tm 2, 5-7). De même que Dieu est unique, que son médiateur est unique et que sa médiation est universelle, de même l’Eglise une, seule, totale accueille dans son Corps l’innombrable diversité des vocations.
« De même, que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ. Aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés en un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit. Aussi bien le corps n’est-il pas un seul membre, mais plusieurs » (I Co 12, 12-14).
L’unité de l’Eglise ne vient pas de nous, nous la recevons d’en-haut. Mais l’unité de l’Eglise ne se réalisera pas sans nous, nous avons à y coopérer, chacun selon la mission que Dieu lui a donnée. Comme le salut ne vient pas de nous, nous avons radicalement besoin d’être sauvés. En même temps, Dieu ne nous sauve pas sans nous : notre engagement radical est nécessaire pour que le salut divin devienne réellement le nôtre.
Il n’y a pas de base dans l’Eglise – au nom de ma jeunesse soviétique, je vous supplie, laissons à jamais ce discours pseudo-marxiste sur « un catholique de base ». Quand j’entends « moi, simple catholique de base, je m’élève, m’insurge et j’exprime mon indignation devant les inacceptable propos d’un tel », j’ai l’impression de me retrouver dans l’Union Soviétique, et en plus dans ce qu’il avait de moins glorieux… Il n’y a pas de catholiques de bases pour saint Paul. Il y a la Tête du Corps, c’est le Christ. Puis, il y a une multitude de dons, de ministères, de charismes, de service que l’Esprit du Christ accorde à ses membres de réaliser. A chacun – selon le bon vouloir de Dieu, à chacun – pour le bien du Corps tout entier, à chacun pour l’édification dans la charité dans la diversité irréductible.
« Vous êtes, vous, le corps du Christ, et membres chacun pour sa part. Et ceux que Dieu a établis dans l’Eglise sont premièrement les apôtres, deuxièmement les prophètes, troisièmement les docteurs… Puis il y a les miracles, puis les dons de guérisons, d’assistance, de gouvernement, les diversités de langues. Tous sont-ils apôtres? Tous prophètes? Tous docteurs?… » (I Co 12, 27-30).
Il y a la différence essentielle des fonctions, une différence irréductible des ministères, il y a l’unité foncière de charité et l’égalité parfaite dans l’appel à la sainteté. C’est l’appel à la sainteté qui est universel, l’appel à tel ou tel ministère ne l’est jamais. Tous n’ont pas à gouverner dans l’Eglise, tous n’ont pas à enseigner, tous n’ont pas à faire des miracles, mais tous ont à aimer. Tous ont à être configuré au Christ dans le don total de soi –c’est là, le sacerdoce véritable. Tous ont à témoigner de la vérité – c’est là, le prophétisme des baptisés. Tous ont à mener sa vie et celle du monde selon la volonté aimante et sainte de Dieu – c’est là, la royauté des rachetés. A force de se mêler du ministère qui n’est pas le sien propre, nous risquons fort de passer à côté de la sainteté qui est notre appel individuel. Un des signes de cette erreur de perspective est que nous essayons de sauver l’Eglise au lieu d’être sauvés par et en elle. Paul sait que le salut du Christ est pour tout homme, il se met au service de ce salut. La communication de ce salut – c’est cela, l’Eglise. Paul ne la sauve pas, Paul la sert. Ne tâchons pas en cela être plus grand que Paul, nous risquerons fort à passer à côté de ce qui fait notre véritable grandeur – la charité qui est l’âme même de l’Eglise.
Paul est jaloux de son ministère. Oh non, il n’est pas marri de voir un autre prêcher dans l’Eglise. Mais il ne supporte pas de voir prêcher autre chose que l’Evangile dans l’Eglise. Sa jalousie est celle d’un ami d’Epoux, pas d’époux lui-même. Ce n’est pas à lui qu’il exige la fidélité, mais au Christ. Car l’Eglise ne peut pas trahir l’Evangile sans devenir adultère, prostituée, sans être infidèle à son époux. Car, vous l’avez bien saisi, l’Eglise n’est pas simplement le Corps du Christ, elle est aussi son Epouse.
Voilà ce que saint Paul dit lorsqu’il est accusé d’ambition hors normes : « Oh! si vous pouviez supporter que je fasse un peu l’insensé! Mais, bien sûr, vous me supportez. J’éprouve à votre égard en effet une jalousie divine ; car je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ… Si le premier venu en effet prêche un autre Jésus que celui que nous avons prêché, s’il s’agit de recevoir un Esprit différent de celui que vous avez reçu, ou un Evangile différent de celui que vous avez accueilli, vous le supportez fort bien » (II Co 11, 1-2).
L’Eglise est donc une Vierge pure, fiancée par l’Apôtre au Christ, son Unique Epoux. Ces fiançailles – c’est par la prédication évangélique que l’Apôtre les célèbre. Dévier de cet Evangile, c’est trahir, c’est déchoir, c’est aliéner l’œuvre de Dieu.
L’analogie du Corps mettait en lumière l’unité profonde entre le Christ et son Eglise – le corps en effet n’a pas d’autre vie que celle qu’il reçoit de la Tête. Vous ne pouvez pas appartenir au Christ sans être unis à lui par un lien vital de l’Esprit de charité qui est l’âme incréée de l’Eglise. L’analogie de l’Epouse – si présente dans la prédication de Jean le Baptiste, de Jésus lui-même, dans l’enseignement de saint Jean aussi – cette analogie là fait ressortir que l’Eglise et le Christ sont comme dans un face à face. Ils s’aiment. Ils se contemplent. Ils s’admirent. En même temps, cette réciprocité n’est pas parfaite – car c’est le Christ qui sauve, l’Eglise est sauvées. C’est le Christ qui enseigne, l’Eglise reçoit son enseignement. C’est le Christ qui glorifie, l’Eglise, elle, est glorifiée et purifiée.
Ces deux images – celle du Corps et celle de l’Epouse – sont intimement liées. Toute la mystique sponsale s’y résume. Reprenons ensemble le fameux passage de l’épître aux Ephésiens pour voir ces articulations.
« Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ. Que les femmes le soient à leurs maris comme au Seigneur : en effet, le mari est chef de sa femme, comme le Christ est chef de l’Eglise, lui le sauveur du Corps ; or l’Eglise se soumet au Christ ; les femmes doivent donc, et de la même manière, se soumettre en tout à leurs maris. Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise: il s’est livré pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne ; car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée. De la même façon les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme, c’est s’aimer soi-même. Car nul n’a jamais haï sa propre chair; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que le Christ fait pour l’Eglise : ne sommes-nous pas les membres de son Corps? Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair : ce mystère est de grande portée; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Eglise. Bref, en ce qui vous concerne, que chacun aime sa femme comme soi-même, et que la femme révère son mari » (Ep 5, 22-33).
Admirons tout d’abord une parfaite harmonie et proportionnalité des devoirs des époux chrétiens. Tous les deux, ils sont sauvés. Tous les deux, ils doivent l’obéissance au Christ. Tous les deux ont la dignité inaliénable et égale. C’est uniquement là, où il y a une soumission de charité de tous à l’égard du Christ, que la soumission des hommes est possible. Puis, remarquez-le bien, ce ne sont pas les rapports conjugaux qui fondent les rapports du Christ et de l’Eglise, bien au contraire, c’est le mystère du salut qui est fondamental. Le mari doit se sacrifier pour sa femme, car le Christ l’a fait pour son Eglise. La femme doit respecter son mari car en elle se vit l’image de l’Eglise. Hors de ce don total de soi dans la fidélité inaliénable du Christ tout cela devient vite souffrance et hypocrisie. Le service devient domination et la responsabilité – la manipulation. Dès le moment où l’attachement vital au Christ, unique sauveur, est en cause, le Corps du Christ devient une caricature d’un parti politique (car l’Eglise n’est pas un parti politique) ; l’Epouse du Christ devient une hystérique courant au dernier divertissement du monde et se justifiant devant le monde. Si vous trouver cette image dure, relisez le chapitre 2 de Jérémie, 16 d’Ezéchiel ou les trois premiers chapitres du prophète Osée. Vous serez frappés par le réalisme avec lequel Dieu parle de la prostitution de son peuple.
Qui est Paul pour l’Eglise ? Un persécuteur qui a su entendre la voix qui lui a été adressé sur la route de Damas. Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes. En donnant foi à cette parole, il découvre en Jésus de Nazareth l’accomplissement des promesses faites à ses pères. Il reçoit en même moment une mission de porter cette nouvelle du salut à des nations lointaines qui semblaient être exclues de la miséricorde de Dieu. Lui, qui avait toutes les raisons d’être exclu de la miséricorde, devient le missionnaire de la miséricorde auprès de ceux qui vivaient sans la Loi et sans la miséricorde. Il a reconnu en Jésus le Premier-Né de toute créature et en même temps – le Premier-Né d’entre les morts, la Têtes de l’Eglise. Le Christ, son Evangile, son Corps – c’est tout un, et Paul en devient l’Apôtre.
Qui est l’Eglise pour Paul ? Le mystère. Cela ne veut pas dire une absurdité ou une insulte à l’intelligence. Le mystère – c’est le dessein bienveillant du salut, né dans le cœur du Père, réalisé par le Fils, communiqué par l’Esprit.
Le Christ m’a aimé et s’est livré pour moi. Que puis-je faire en retour ? Lui donner ma vie ? Mais il est dans la gloire, ce don ne lui apportera rien. Je peux donner ma vie pour son Corps qui est l’Eglise, qui rassemble les enfants de Dieu dispersé pour les mener à la lumière. Je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise. Car je suis devenu ministre de l’Eglise, en vertu de la charge que Dieu m’a confiée, de réaliser chez vous l’avènement de la Parole de Dieu… (Col 1, 24-25).

fr. Pavel Syssoev

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