La souffrance conteste une certaine image de Dieu

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Jean-Louis Souletie

La souffrance conteste une certaine image de Dieu

Qui n’est pas confronté à l’énigme du mal, à l’angoisse devant la souffrance, au mystère de la mort ? Nous étouffons souvent, au fond de notre être, ces questions et nous laissons vivre en nous une certaine image de Dieu. Quand nous ne pouvons plus faire taire ces questions, l’image de Dieu que nous avons en nous est plus qu’interrogée. Un an après la tragédie des tsunamis, le P. Jean-Louis Souletie, théologien, nous aide à voir clair dans ces questions et dessine quelques traits du visage de Dieu, tel qu’il est révélé dans la Bible.
À la question de savoir si Dieu aurait pu empêcher les tsunamis et leurs victimes, il n’y a pas de réponse chrétienne. Aucune notion de Dieu ne correspond adéquatement à cette question en christianisme tant que l’on reste dans la justification de Dieu devant le mal. Car s’il l’avait pu, pourquoi ne l’a-t-il pas fait et est-il encore bon ? Et s’il ne l’avait pu, est-il encore Dieu, puissance de salut ? Ce dilemme est le propre de l’homme soumis à l’angoisse devant l’insensé, l’injustifiable qui le surprend et le pousse à interroger Dieu ou à décider qu’il n’existe pas. La foi discerne dans l’impossible réponse à cette question le chemin vers une clarté nouvelle qui n’interroge plus, mais reconnaît où est Dieu jusque dans le négatif de l’histoire et de la nature.
Les solutions dans l’histoire de la doctrine chrétienne ont été cherchées d’abord du côté d’un mal rival de Dieu (le manichéisme combattu par saint Augustin) puis du côté du mal lié à la structure de l’univers fini. On sait la solution de Teilhard de Chardin : « Le mal est un sous-produit inévitable, il apparaît comme une peine inséparable de la création [1] » comme ce désordre lié à la structure de l’univers. Dieu, selon le théologien, veut corriger cet appauvrissement par une volonté constante de salut de sa création qui ne laisse pas au mal le dernier mot. D’autre part, il conçoit la liberté humaine engagée contre le mal au côté de Dieu. Enfin, une solution a été cherchée du côté de la liberté de l’homme [2]. Bref, le mal physique comme celui des tsunamis, comporte un excès injustifiable qu’aucun Dieu ne vient justifier. Ni explication, ni interprétation ne convient ici. La révélation chrétienne fait entendre, dans l’ordre de la foi, comme en face de cet excès du mal, un autre excès que présente la folie de la croix.
L’irréductibilité du mal physique
Les tsunamis ont frappé en Asie du Sud-Est. Plus de deux cent mille morts. Un élan de générosité international et l’information médiatique se tait. Il ne reste que le silence et la souffrance des peuples victimes de ce cataclysme, des personnes et des familles qui sont altérées pour toujours, marquées par la mort innocente de leurs proches. Ces gens étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Resurgit sans cesse l’énigme du mal, non plus celle d’un mal qui affecte l’homme coupable, mais celui qui altère l’homme souffrant. Se trouve posée ici, dans toute sa force de questionnement, l’irréductibilité du mal physique au mal moral. C’était d’ailleurs déjà le mensonge des amis de Job, dans la Bible, qui réduisaient la souffrance de Job à la faute (qu’il n’avait pas commise). Comme Abraham, Job souffre infiniment plus qu’il n’a fait souffrir. Dans le tsunami et quoiqu’il en soit des responsabilités des États et des scientifiques concernant la prévention de ce genre de catastrophe, l’épreuve du mal vient suspendre la morale (sans l’annuler) devant l’excès de souffrance produit par un tel événement.
La déliaison
Le mal vient d’abord surprendre l’homme en détruisant sa capacité à donner du sens à la vie, au monde, à l’histoire, à son identité. Il provoque une rupture du pacte symbolique qui assigne à chacun sa place dans le monde de la culture. Le temps semble s’arrêter. Il n’y a plus hier, ni demain, ni tout à l’heure. La vie ne semble pas avoir d’avenir ni le monde d’histoire. Le mal plonge dans l’instant où s’effondrent toutes les constructions du sujet pour soutenir son existence et pour s’inscrire dans une trajectoire cohérente. C’est alors la souffrance sans raison ni recours.
Délié de tout, le mal subi défie la compréhension et l’interprétation du monde et de la vie. Le mal vient alors déchirer toutes ces relations symboliques qui font l’humanité à travers ces liens qui la tissent. Et la réponse de solidarité internationale est à l’échelle de cette déliaison ; elle veut symboliquement remettre du lien là où toute relation a été dévastée par la souffrance. Face à l’énigme de cette violence destructrice de la symbolisation humaine, la réaction internationale réaffirme le lien qui unit toute l’humanité. C’est le même élan dans les réactions de la société civile aux prises d’otages, comme avec ces journalistes enlevés dont on affiche le portrait dans les capitales européennes et pour lesquels on signe des registres, on écrit des lettres, on rappelle à la radio par des voix médiatiques le lien qui unit chaque citoyen à eux qui sont victimes innocentes d’un mal qu’ils subissent.
La plainte, le récit et le silence
Aux premières heures de l’effroyable cataclysme, il y a la plainte des premiers témoins, les pleurs et les cris : « C’est effroyable » inlassablement répétés à travers ces paroles suffoquées. « Comment dire l’indicible ? », écrivait Primo Levi à propos des camps de la mort dans Si c’est un homme. Comment mettre en ordre des paroles quand nous submergent la peur, la fatigue, la mort, les cris, la solitude ? Pour les victimes des raz-de-marée en Asie, comment raconter la souffrance qu’apporte l’absence de ceux que la mer vient d’emporter sous leurs yeux, la blessure physique qui déchire leur chair pour toujours ? Les caméras des télévisions sont venues et elles ont enregistré les premiers témoignages encore remplis de la plainte devant l’horreur. Elles ont rendu compte et décrit la situation avec tout l’excès et le réalisme de ces paroles qui n’ont pas encore trouvé le chemin du récit. Avant de se taire bientôt, chassées par une actualité mondiale toujours nouvelle. Des articles viendront lentement par la suite pour raconter ce qui s’est passé. Des interviews tenteront un récit, des reportages aussi.
Pour vivre confronté à la souffrance, jaillit un besoin de récit mais celui-ci est long à venir car il y faut beaucoup d’artifice pour remettre de la cohérence dans des propos pleins de mal et de peur. Le récit vient réaliser comme une synthèse du temps. Il permet au narrateur de retrouver son identité. Il peut alors se réinsérer dans une histoire avec des personnages d’avant, d’aujourd’hui et de demain, la famille, des amis, des proches disparus ou heureusement retrouvés ou restés au loin. Après l’instant de l’horreur qui délie toute histoire vient le temps du récit, le temps commun de la préoccupation quotidienne où le lien se reforme entre les humains altérés pour toujours par le mal. Si pour de nombreux souffrants du mal innocents le récit a été une voie de salut, ainsi que le relate Sarah Kofman à propos des camps de la mort dans Paroles suffoquées [3], dans le moment où surgit la souffrance, le mal ne peut se raconter.
L’homme qui souffre voit le temps suspendu : nul avenir, disparition du passé et éternel recommencement de la souffrance. Nul avenir autre que la souffrance pour celui qui souffre comme Job. « Ce qui a été, sera ; et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera » (Qo 1, 9) et « Le Seigneur a fermé de toutes parts le sentier que je suivais et je ne puis plus passer » (Jb 29, 8). Souffrir, c’est semble-t-il souffrir sans fin. La mort elle-même apparaît comme la dernière possibilité. À Auschwitz, rappelle J. Améry, « nous n’avions pas peur de la mort alors même que des humains mouraient partout, mais la figure de la mort avait disparu [4] ». « L’enfer, commente J. Porée, n’a pas par hasard été conçu comme le lieu de la damnation éternelle. Plus impossible que la mort est l’impossibilité de mourir. À l’homme qui souffre, la mort n’apparaît pas comme la première possibilité mais comme la dernière possibilité. En destituant l’avenir de sa fonction constitutive, le mal destitue la mort de sa signification définitive [5]. »
Les ressources vives du sujet souffrant
Devant les énigmes du tourment injuste et innocent, l’être humain est saisi par la souffrance qui le prend tout entier en ignorant la séparation entre la matière et l’esprit. Le livre de Job mêle la description de la chair malade du serviteur de Dieu et les détresses de son cœur. Les prisonniers des camps de la mort parlent ainsi, identifiant leur douleur et leur corps, leur identité et leur corps : « Je suis deux pieds qui traînent l’un après l’autre et une tête qui pend… Je tomberai ou je ne tomberai pas ; si je tombe c’est le corps qui aura décidé. Moi, je ne sais pas. Ce que je sais c’est que je ne peux plus marcher, et je marche [6]… » Il arrive une étonnante proximité entre le dehors et le dedans, entre la présence à soi intérieure et la réalité extérieure qui fait souffrir. Mais dans cette description qui semble diminuer l’homme jusqu’à ce qu’il soit un automate, il ne semble pourtant pas que le sujet soit réduit à une chose. La souffrance ne détruit donc pas la liberté mais l’introduit dans une expérience paroxystique en la mettant au contact de ce qui n’est pas elle. Certains souffrent et font souffrir ; d’autres qui souffrent aussi s’ouvrent à la souffrance d’autrui, comme en témoignent les expériences limites de l’univers concentrationnaire.
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[1] Les directions de l’avenir, Œuvres t. XI, Paris, Éd du Seuil, 1973, p. 212.
[2] P. Ricœur, L’homme faillible. Finitude et culpabilité I, Paris, Éd. Aubier, 1960.
[3] Paris, Éd. Galilée, 1987, cité par Jérôme Porée, Le mal. Homme coupable, homme souffrant, Paris, Éd. Armand Colin, 2000.
[4] Par-delà le crime et le châtiment, Paris, Éd. Actes Sud, 1995, p. 45.
[5] Jérôme Porée, Le mal. Homme coupable, homme souffrant, Paris, Éd. Armand Colin, 2000, p. 152-153.
[6] R. Antelme, L’espèce humaine, Paris, Éd. Gallimard, 1957, p. 247.

4 Réponses à “La souffrance conteste une certaine image de Dieu”

  1. anonyme US dit :

    « Si Tu le Veux, Tu Peux »

     » Ses oreilles s’ouvrirent; aussitôt sa langue se délia, et il parlait correctement. Alors Jésus leur recommanda de n’en rien dire à personne; mais plus il le leur recommandait, plus ils le proclamaient… »
    « …Jésus se rendit dans la région de Tyr. Il était entré dans une maison, et il voulait que personne ne sache qu’il était là; mais il ne réussit pas à se cacher…(saint Marc 7)

     » Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre. Et donne pour ta purification ce que Moïse prescrit dans la Loi: ta guérison sera pour les gens un témoignage.
    Une fois parti, cet homme se mit à proclamer et à répandre la nouvelle, de sorte qu’il n’était plus possible à Jésus d’entrer ouvertement dans une ville.  » ( saint Marc 1 40-45)

    Jésus a voulu mais n’a pas pu !

    Une conclusion s’impose à nos pauvres yeux , Gabriella , et certains dogmes établis par des hommes s’effondrent ! C’est une évidence !
    Je vous laisse le soin de deviner quel est ce dogme .

    Pour terminer, un petit rappel de ce qui est écrit :

     » …Il commande même aux esprits mauvais, et ils lui obéissent.
    Dès lors, sa renommée se répandit dans toute la région de la Galilée… « 

  2. anonyme US dit :

    Jésus lui aussi dans l’Évangile associe la souffrance à la sagesse du dessein de Dieu qui au sein du mal fait éclater le bien, comme dans le cas de l’aveugle-né :
    « “Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?” Jésus répondit : “Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu.” » (Jn, IX, 2-3)

    TOUT EST DIT !

    Sans la souffrance , qui s’adresserait encore à Dieu ? Qui pourrait même croire à Son Existence et à Sa Bienveillance ? Qui lirait encore La Parole de Dieu aujourd’hui ? …DIEU SERAIT ALORS BIEN SEUL , personne pour Lui parler , L’aimer et L’adorer ! Nous serions comme des bêtes sauvages ! Aucun espoir de Le rejoindre un jour !

  3. gabriellaroma dit :

    Merci de votre participation avec nous, de ces écrits et des pensées belles

  4. gabriellaroma dit :

    Oui, la souffrance nous rapproche de Dieu, nous met en contact avec les profondeurs de nous-mêmes, où est Dieu

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