ILS SE SONT INDIGNÉS ! UN SERMON PROPHÉTIQUE DE L’AVENT 1511
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ILS SE SONT INDIGNÉS ! UN SERMON PROPHÉTIQUE DE L’AVENT 1511
Par le prof. Mariano Delgado
ROME, mardi 13 décembre 2011 (ZENIT.org) – Le mouvement des « Indignés », pourrait se nourrir de cette réflexion du Prof. Mariano Delgado, doyen de la Faculté de théologie de Fribourg et professeur d’histoire de l’Eglise. Une réflexion sur l’indignation inspirée par l’Evangile, à partir d’un « sermon prophétique de l’Avent 1511 » sur les Indiens d’Amérique.
Nous la publions au lendemain de la fête de la Vierge de Guadalupe, alors que le bicentenaire l’indépendance des peuples d’Amérique latine a été célébrée par Benoît XVI qui a présidé une messe solennelle, hier soir, 12 décembre, en la basilique Saint-Pierre.
Un sermon prophétique de l’Avent 1511
L’essai passionné de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! » fait partie des best-sellers de l’année. Le spectre de l’indignation de beaucoup de gens, surtout de jeunes, contre un ordre mondial et économique injuste se profile à l’horizon, et il s’exprime parfois par la colère et la violence. Ces lignes traitent d’une autre indignation, celle de l’Avent 1511. Elle fait partie de ces événements de l’histoire du monde que nous devrions toujours garder vivants dans notre mémoire collective. Elle nous montre qu’un christianisme « prophétique » est l’une des racines spirituelles irrécusables de notre civilisation.
Après la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb en 1492 et le partage des territoires et des personnes entre les couronnes de l’Espagne et du Portugal par le pape Borgia Alexandre VI en 1493, on se contenta en Europe de l’argument aristotélicien du théologien écossais John Major, professeur à Paris (+1550). En 1509 il nota que les Espagnols avaient le droit de régner sur les Indiens comme « les Grecs sur les barbares ». Puisque les Indiens sont des « esclaves par nature », « la première personne qui les conquiert » est en droit de les gouverner. Les Indiens étaient donc considérés comme appartenant à une humanité moindre et née pour servir.
Ces gens ne sont-ils pas des hommes ?
Ce n’est qu’après l’arrivée des Frères Prêcheurs à Saint-Domingue fin 1510 qu’on commença à réfléchir. Ceux-ci avaient été formés dans une théologie réaliste (thomiste) qui prenait au sérieux les questions de justice et de droit et qui gardait ainsi vivantes les traditions prophétiques d’Israël. En outre, dans l’imitation de Jésus, le feu de l’amour brûlait dans leurs cœurs, c’est-à-dire la recherche de son visage « dans les pauvres et les souffrants » (Mt 25,31-46), selon la « compassion » active recommandée par les constitutions de l’Ordre. L’oppression des Indiens par des « chrétiens » était pour eux « encore pire que celle des enfants d’Israël sous Pharaon ». Le quatrième dimanche de l’Avent 1511, le frère Antón Montesino posa donc en chaire les questions cruciales : « Dites, de quel droit, et au nom de quelle justice tenez-vous ces Indiens dans une si cruelle et si horrible servitude ? … Ces gens ne sont-ils pas des hommes ? [...] N’êtes-vous pas obligés à les aimer comme vous-mêmes ? » Comme c’est souvent le cas, l’Évangile a dû être prêché d’abord et avant tout « dans l’Eglise ».
Ce sermon prophétique déclencha un débat sur la question des raisons légitimant la conquête espagnole du Nouveau Monde, mais aussi sur la nature de ses habitants et leur dignité. Même les gens d’Eglise, à cette époque surtout des missionnaires relevant d’ordres mendiants, franciscains, dominicains et augustins, étaient partagés sur cette question, de sorte que naquirent un parti indiophile et un parti indiophobe. A la tête du premier il y avait Bartolomé de Las Casas, dominicain et évêque de Chiapa (Mexique). Le franciscain Jerónimo de Mendieta écrivit à son propos à la fin du XVIe siècle que « parmi tous les religieux », c’est lui qui « a travaillé le plus et a obtenu le plus de choses » pour les Indiens. Son grand héritage consiste en ce qu’il a défendu, en faveur des peuples récemment découverts, l’unité du genre humain à une époque où cela n’était pas si évident. Gabriela Mistral, prix Nobel de littérature, l’a par conséquent appelé « un honneur pour la race humaine ».
Une parole du Pape
Même après le sermon de Montesino, des missionnaires indiophobes prirent la parole avec véhémence, sans parler des conquistadores. Un autre Dominicain, Tomas de Ortiz, qui connut apparemment chez les Indiens de la Côte de Nacre (Venezuela) un choc culturel profond, lut par exemple en 1524 devant l’administration de la Couronne d’Espagne un acte d’accusation qui fit sensation. Il y est dit entre autres : « Les hommes de la Terre Ferme des Indes mangent la chair humaine et sont sodomites plus que tout autre race. Il n’y a entre eux aucune justice. … Ils sont ennemis de la religion, paresseux, voleurs, menteurs et de faible jugement. Ils ne gardent pas la fidélité. … Ils mangent des poux, des araignées, des vers tout crus, là où ils en trouvent. Ils n’ont ni art ni habilité humaine. … Je dis que jamais Dieu a créé des gens aussi évidemment vicieux et bestiaux, sans mélange de bonté et d’éducation. … Les Indiens sont plus bêtes que les ânes et ils ne veulent s’améliorer en aucune façon. »
Cet acte d’accusation n’était pas un cas isolé. Le 2 juin 1537, le parti indiophile arrive à obtenir du pape Paul III, avec la bulle Sublimis Deus, une magna charta de la dignité humaine, de la capacité de civilisation et de foi des Indiens. Il y est dit « que les Indiens sont véritablement des hommes et qu’ils sont non seulement capables de comprendre la Foi Catholique, mais que, selon nos informations, ils sont très désireux de la recevoir. » En vertu de son autorité apostolique le pape définit et déclare « que quoi qu’il puisse avoir été dit ou être dit de contraire, les dits Indiens et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les Chrétiens, ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ; et qu’ils peuvent et devraient, librement et légitimement, jouir de la liberté et de la possession de leurs biens, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage. »
Une controverse importante
Mais une parole du pape n’avait alors pas beaucoup de valeur, surtout depuis que Charles Quint y vit une ingérence illégitime du pape dans son empire (conflit de patronage) et interdit la proclamation de la Bulle sur ses territoires. Ainsi les débats continuèrent, oui, atteignirent même un nouveau sommet, quand le célèbre humaniste Juan Ginés de Sepúlveda, grand connaisseur d’Aristote, réaffirma en 1544 la thèse selon laquelle les Indiens sont des « esclaves par nature ». Pour lui, tous les Indiens sont des « créatures faibles et pauvres », des cannibales barbares comme les Scythes de l’Antiquité et qu’on doit donc chasser comme des animaux s’ils ne se soumettent pas volontairement aux Espagnols civilisés. En outre, ils n’ont guère réalisé de performances culturelles notables. Que les Indiens disposent de maisons et d’un gouvernement assez bien ordonné dans leurs royaumes montre seulement en fin de compte qu’ils ne sont pas de simples ours ou singes dépourvus de raison.
L’affaire a pris donc à nouveau un mauvais tour, car Sepúlveda jouit d’une grande renommée dans la République internationale des Lettres de l’Europe humaniste. Las Casas considéra désormais comme son devoir sacré de s’opposer à ce détracteur et à tous les autres détracteurs des Indiens. Il le fit avec une plume qui avait « la netteté d’une épée ». Il exhorta les gens à parler de telle sorte que « si nous étions des Indiens ». Il était indigné de l’injustice subie par les Indiens. Alors que depuis Socrate on entend par apologie la défense de sa propre position, Las Casas écrit en 1551 son Apologie pour la défense des autres. Le fait qu’elle porte parfois des traits idéalisés – ainsi par exemple quand il dit des Indiens des Bahamas qu’ils sont si simples, sereins et paisibles qu’on a l’impression que « Adam n’a pas péché, en eux » – ne doit pas être dissimulé.
Pour lui, les Indiens ne sont pas des esclaves par nature, mais capables de civilisation et de foi comme nous, oui, « nos frères pour lesquels le Christ a donné sa vie ». Leurs civilisations ne sont pas barbares mais, d’un point de vue éthique, meilleures que la plupart des civilisations du monde antique. Leurs religions sont à comprendre comme un désir sincère du vrai Dieu … L’apologie de Las Casas culmine dans un manifeste pour l’unité du genre humain : « Tous les hommes sont, en ce qui concerne leur création et les conditions naturelles, semblables les uns aux autres », c’est-à-dire doués par le Créateur de raison et de libre-arbitre. Une telle image de l’homme est la condition qui rend possible un ordre mondial coopératif, tel qu’il est souhaité actuellement.
Indignation chrétienne
Dans l’encyclique Dives in Misericordia 11, le Pape Jean Paul II dit : « Il ne manque pas d’enfants mourant de faim sous les yeux de leurs mères. Il ne manque pas non plus, dans les diverses parties du monde et les divers systèmes socio-économiques, de zones entières de misère, de disette et de sous-développement. Ce fait est universellement connu. L’état d’inégalité entre les hommes et les peuples non seulement dure, mais il augmente. Aujourd’hui encore, à côté de ceux qui sont aisés et vivent dans l’abondance, il y en a d’autres qui vivent dans l’indigence, souffrent de la misère, et souvent même meurent de faim ; leur nombre atteint des dizaines et des centaines de millions. C’est pour cela que l’inquiétude morale est destinée à devenir encore plus profonde. De toute évidence, il y a un défaut capital, ou plutôt un ensemble de défauts et même un mécanisme défectueux à la base de l’économie contemporaine et de la civilisation matérialiste, qui ne permettent pas à la famille humaine de se sortir de situations aussi radicalement injustes. » Cette inquiétude morale doit augmenter aujourd’hui justement parmi les chrétiens, parce que nous avons à témoigner du « programme messianique » du Christ dans la synagogue de Nazareth (cf. Lc 4,18 s) : « Conformément aux paroles de l’ancienne prophétie d’Isaïe, ce programme consistait dans la révélation de l’amour miséricordieux envers les pauvres, ceux qui souffrent, les prisonniers, envers les aveugles, les opprimés et les pécheurs », selon l’encyclique (Dives in Misericordia 8).
Le sermon de l’avent de Montesino et l’œuvre de Las Casas nous montrent comment l’indignation surgit chez des chrétiens : elle commence par l’ouverture du cœur pour la compassion à la souffrance d’autrui, une compassion à la souffrance des victimes qui conduit à une « inquiétude morale ». Le cœur inquiet éclaire la réalité à la lumière de l’Evangile et de la conscience juridique existant, et pousse ensuite à une action miséricordieuse en parole et en acte.
Prof. Mariano Delgado
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