Quand Dieu nous surprend : 2- Ressemblance et rivalité

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http://biblio.domuni.eu/

Michel Van Aerde op

Quand Dieu nous surprend

La Thune, Marseille, 2001, 195 pages

2- Ressemblance et rivalité

Je me souviens qu’un jour, faisant mimer l’Exode par des enfants, l’un d’eux est monté sur la table en disant : « Je joue le rôle de Dieu » ! Dieu des hauteurs, des chefs divinisés, des Césars, Incas et autres empereurs, au Pérou, à Rome ou au Japon. Dieu dictateur, Ubu ! Mais le Dieu des chrétiens est différent : il n’est pas au-dessus, il est au-dessous. Il est à nos pieds, pour les laver. La révélation de Jésus-Christ contraint à une complète révision. Identifier Dieu en Jésus-Christ oblige à convertir toute représentation de Dieu, préalable à cette révélation.
Le mythe d’Adam et Eve plante bien le décor. Il projette aux origines un phénomène permanent. Le ver est dans le fruit, dit le langage commun ; le serpent est dans l’arbre, dit la Bible. Dès le commencement, c’est-à-dire au principe de chacun de ses actes, l’homme est assailli par un doute fatal : Dieu ne chercherait-il pas à garder ses privilèges jalousement ? Il imagine un Dieu centre de tout, tyrannique, celui des représentations infantiles que Freud critique tant : tout-puissant, insensible et autosuffisant, un Dieu épouvantail, rival et castrateur.
« Vous serez comme des dieux » La première idole, c’est le « moi » qui se fait dieu en transgressant la limite symbolique où commence l’espace de l’autre. En deçà, c’est le respect et la confiance ; au-delà, c’est le conflit et la mort de l’un des deux.
La perfidie du serpent tient au doute qu’il introduit. « Dieu sait ce qui arriverait si vous mangiez du fruit défendu, si vous franchissiez la limite de l’interdit. Alors, vous seriez comme lui. Alors, vous seriez Dieu et il ne serait plus rien. C’est pour cela qu’il vous l’interdit9. >
L’interdit limite mon désir de toute-puissance. Il m’irrite parce qu’il marque la ligne à partir de laquelle commence l’espace de l’autre. Si je passe de l’autre côté, l’autre est nié, symboliquement tué. La plupart des violences correspondent à cette transgression : l’invasion d’un peuple par un autre, l’introduction d’une arme dans le corps, le viol, l’autorité abusive de certains parents, le non respect de la nature qui conduit celle-ci à la dégradation et à la mort.
« Vous serez comme des dieux. » Cette affirmation du serpent exprime que l’homme souhaite alors dominer, sans limite. Mais il entre ainsi dans une sorte de délire, qui ne peut conduire qu’à la désillusion. Le rappel de la réalité et en particulier de la condition humaine se vit douloureusement. Comme l’indique la Bible, le rapport à l’autre se vit sous la modalité du châtiment : conflit entre l’homme et la femme, enfantement douloureux des enfants, travail du sol épuisant.
Ce qui est pervers et ce qui fait tout le mensonge du serpent, c’est qu’il propose de devenir Dieu. Il emploie le même mot mais ne parle pas du même Dieu. « Vous serez comme des dieux », mais quels dieux ? Il s’agit d’un fantasme de dieu, pas du Dieu vivant car celui-ci, en Jésus-Christ, se révèle serviteur et non pas dominateur, au pied de ses disciples et non pas surplombant, vulnérable et à leur merci, pas du tout insensible et inaccessible.
Le Dieu que nous imaginons et dont nous rêvons d’occuper la place, le Dieu que nous n’arrivons pas à être, est devenu notre idole ! En version grecque, on retrouve le mythe de Prométhée, enchaîné par les dieux parce qu’il a volé le feu pour le donner aux hommes. Les dieux grecs sont jaloux. Le Dieu biblique est supposé jaloux mais il ne l’est pas. Il s’inquiète des ravages que l’erreur, ou la faute originelle va causer. Que l’humanité cherche scientifiquement et techniquement à repousser les frontières de son savoir et de son pouvoir, n’est pas répréhensible. En revanche, qu’elle veuille échapper à sa propre condition est la cause de son autodestruction, de sa mort profonde, de son suicide plus ou moins collectif. Elle se cogne contre les murs et, ne trouvant pas de sortie, crée son propre enfer.
Dans la perspective de Jésus-Christ, serait-il interdit de devenir « Dieu » ? Tout au contraire et la Bible ne parle pas d’autre chose ! Le psaume 9410 par exemple, évoque le repos de Dieu auquel les hommes sont appelés à entrer. Le souhait de Jésus-Christ est précisément que les hommes partagent sa vie : « Qu’ils soient un en nous.» Jésus nous invite à participer à la condition divine. Quand on lui reproche de « se faire Dieu », il utilise l’Ecriture et montre que ceux qui écoutent la Parole, sont fils de Dieu. Dans cette ligne, toute la théologie orthodoxe s’exprime en termes de divinisation de l’homme, par la prière et par les sacrements. « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu », dit saint Irénée, qui ajoute : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant et la vie de l’homme, c’est voir Dieu .>>

Mais revenons au mythe explicatif. Lorsque je me mets en position centrale et supérieure, soi-disant divine, j’entre immédiatement en conflit. Cela commence par le conflit de l’homme avec la femme. Un seul centre suppose que l’un des deux, l’homme ou la femme, doit servir l’autre11. La théologie a des répercutions immédiatement sociales, politiques et même écologiques. S’il n’y a qu’une seule personne absolue, nous sommes à l’opposé d’un Dieu Trinité, communauté. Nous sommes dans la tyrannie, pas dans la communion.

A l’opposé d’une Trinité, vivant un seul amour, unité dans la diversité, où la relation appelle et constitue la personne, si je me représente Dieu comme un vieillard assis sur son trône, qui domine et régimente, qui réquisitionne et qui châtie, je suis en consonance avec le machisme et la violence brute.

Tant que se maintient cette représentation perverse, il n’y a pas de solution dans le conflit qui oppose l’homme et la femme, les parents et les enfants, l’homme et son travail. Si « je » suis seul, au centre, ma femme doit me servir, mes enfants doivent me ressembler et se conformer à mon désir sur eux. Ils ne doivent pas m’échapper, en introduisant une différence, une altérité qui puisse blesser mon narcissisme. On comprend que l’accouchement, au sens propre mais surtout figuré, devienne douloureux. Alors, de même que l’homme s’affirme en se mettant par force à la place de ce Dieu imaginé, en transgressant l’interdit symbolique, de même les enfants s’auto-accouchent, par les diverses transgressions qu’ils se permettent dans la « règle » du pater familias.

Par la suite, les frères poursuivent ce conflit puisque, pour qu’il n’y ait qu’un seul centre, un seul absolu, l’autre doit céder. Caïn tue Abel par jalousie, parce qu’il n’est pas comme lui 12. Enfin la nature elle-même devient une limite au désir de toute-puissance. Elle résiste en tant que vis-à-vis. Elle impose des contraintes13 ? On lui fait violence, et le travail devient pénible. Adam gagne son pain à la sueur de son front.

Le problème n’est donc pas celui des mots mais celui du contenu des mots. Quelle bière y a-t-il sous la mousse ? Quand je dis « Dieu », quand le serpent dit « Dieu », quand César se dit « Dieu », quand le Christ dit « Dieu » : de quel « Dieu » s’agit-il ? Le mot « Dieu » désigne alors tant de réalités différentes ! Suffit-il de rayer le mot « Dieu » du dictionnaire, pour éliminer les ambiguïtés ? Notre civilisation évacue la question de ses références culturelles mais la question de Dieu cesse-t-elle pour autant de se poser ? Peut-on vraiment la poser autrement qu’en prononçant le mot de Dieu? Le « drame de l’humanisme athée » manifeste bien que non ! En prenant le risque d’utiliser le mot « Dieu », alors son opposé, sa caricature, peut aussi être nommé. C’est l’« idole », autre mot qu’il peut être utile de réhabiliter.

Ce mot n’est plus guère employé, mais les idoles modernes n’en existent pas moins. Dans la jungle épaisse des représentations de Dieu, dans la cacophonie du Nouvel Age, des sectes, des gnoses, dans la confrontation des différentes religions, grandes et petites, séculières ou non… quel est « mon » Dieu ? « En Qui ai-je mis ma foi ? » « Comment rendre compte de l’Espérance qui est en moi ? » « Qui est-il, Celui que mon cœur aime ? » Celui pour lequel je suis prêt à mourir14, celui que j’adore, celui que je sers, celui sur lequel je compte fondamentalement, celui dont je crois qu’il ne me laissera jamais tomber, du moins jamais définitivement, dont je sais qu’il me ressuscitera… ? Qui est-il, « mon », « ton » Dieu ?

Mon Dieu, autant le dire dès maintenant, mon Dieu est avant tout relation. Il est relationnel, il est la relation : « une » relation, au sens où je peux dire d’un ami qu’il fait partie de mes relations mais, plus fondamentalement, il est « La » relation. Et l’invitation nous est faite, d’entrer en relation, comme on entre dans la danse : entrer dans cette relation qu’Il est.

Comment l’homme dépareillé que je suis pourra-t-il retrouver sa vérité, image et ressemblance de Dieu, sans que soit restaurée sa relation fondamentale avec Celui qui est à la fois son origine et sa fin ? Par quelle voie pourra-t-il y parvenir, sinon la voie étroite et douloureuse : celle de la vulnérabilité. Seul le chemin de la croix conduit à l’échange vrai, dans une relation de réciprocité.

La vulnérabilité de qui ? Pas la vulnérabilité de l’homme : vaincu, il ne ferait que nourrir davantage de ressentiment ! Dans le combat spirituel, c’est Dieu qui sort vaincu. On le voit dans celui de Jacob au gué du Yaboq. « On t’appellera Israël car tu as été fort contre Dieu15. » C’est la vulnérabilité de Dieu, véritable scandale intellectuel et existentiel, qui fait éclater le concept aliénant de la fausse divinité, qui libère d’une théologie perverse et infernale. Car, suivant l’admirable formule de saint Maxime le Confesseur, « L’homme ne cède que sous le poids de l’extrême humiliation de Dieu .» Plongée dans la vulnérabilité de Dieu, celle de l’homme cesse d’être un défaut. Dans la mesure où Dieu assume la condition humaine, l’homme se réconcilie avec ses limites et entre en relation, une relation qui est la vie même de Dieu. Dieu n’est pas un solitaire orgueilleux et méfiant. Il n’est pas emmuré dans une folie violente16. Il est communauté. Dieu a renoncé à être l’idole. Jésus, authentique expression du Père, le manifeste en sa personne : il ne considère pas comme une proie, comme un capital inaliénable, d’être égal à Dieu17 !

Pour s’être mis à la place de Dieu, l’homme est devenu inhumain. Pour que ce surhomme raté découvre le vrai Dieu, il faudra que Dieu lui apprenne ce qu’est un homme18. Il faudra que Dieu se fasse humain, assume la condition humaine dans toutes ses limitations, sans fuir les plus pénibles, celles de la souffrance et de la mort. Pour que l’homme redevienne humain, il faut que quelqu’un lui apprenne ce qu’est l’homme, et comment l’homme peut devenir authentiquement divin. Pas seulement devenir « comme » Dieu : radicalement devenir Dieu !

9 Gen. 3, 5 : « Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal. »
10 Ps 94, 11 : « Alors je l’ai juré dans ma colère, jamais ils n’entreront dans mon repos ».
11 Même prétention quand on s’imagine capable de combler la soif de l’autre et pouvoir le rendre heureux.
12 « Si l’homme veut se faire Dieu, il s’arroge le droit de vie ou de mort sur les autres. Fabricant de cadavres, et de sous-hommes, il est sous-homme lui-même et non pas Dieu, mais serviteur ignoble de la mort. » Camus, A. L’homme révolté, éd. de poche, p 292.
13 « Aucun artiste ne tolère le réel .» Nietzsche cité par Camus, ibid, p 303
« Je crois de plus en plus, écrit Van Gogh, qu’il ne faut pas juger le bon Dieu sur ce monde-ci. C’est une étude de lui qui est mal venue. » idem, cité p. 306. Et : « Je puis bien, dans la vie et dans la peinture aussi, me passer du bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie, ma puissance de créer. » id, p308.
14 Ou prêt à tuer ?
15 Gn 32, 29.
16 Un jour à Montpellier, M. Armand Abecassis, à qui je demandais comment il expliquait le fait qu’Emmanuel Lévinas, philosophe de la relation, ne parle que de l’homme croyant, jamais du Dieu auquel cet homme croit, me répondit soudainement : « Vous avez raison, si Dieu est seul, il devient fou ».
17 Ph. 2 : « Lui de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. »
18 « Le Verbe de Dieu s’est fait homme pour que nous apprenions d’un homme comment l’homme peut devenir Dieu » saint Clément d’Alexandrie.

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